Contrairement aux idées reçues, le cinéma d’Abbas Kiarostami cherche moins à parler à notre intellect qu’à nos sensations, à notre cœur de spectateur désirant vibrer devant l’écran illuminé d’une salle obscure. Son grand talent consiste à manipuler le faux pour créer des émotions véritables, comme celles perceptibles à travers le regard silencieux d’un petit garçon (Où est la maison de mon ami ?) ou la méditation énigmatique d’un homme en bout de course (Le Goût de la cerise). C’est-ce que l’on retrouve avec l’excellent Au travers des oliviers, dernier volet de la trilogie dite de Koker, où l’histoire d’un film dans le film permet la mise en relief d’un réel sensible et émouvant.
Autant par acquit de conscience que par honnêteté intellectuelle, Kiarostami ne cherche pas à assujettir son spectateur à une quelconque réalité, se contentant d’accompagner le regard afin que chacun puisse établir sa propre vérité. Pour éviter toute confusion, il exhibe aux yeux de tous ses propres artifices : caméra, décors, équipe de tournage, etc. Personne n’est dupe ou prisonnier de l’illusion, et c’est ainsi que la magie du cinéma s’opère : du délicat va et vient qui se réalise entre monde réel et factice, entre peinture quotidienne et pure représentation, se dégagent de l’émotion, de l’étonnement et du questionnement. Toute la force de son cinéma se trouve là, dans sa volonté d’accompagner et de ne pas tromper, induisant les choses sans les imposer.
Dès le début, Au travers des oliviers assume son statut d’œuvre fictive en prétendant relater le tournage d’un film (celui de Et la vie continue) qui est lui-même en relation avec un autre (Où est la maison de mon ami ?). De cette double mise en abyme, qui s’expose ouvertement, émane un discours d’une limpidité effarante. Ainsi la séquence clé, qui voit la mise en scène d’un faux couple où le mari dispute sa femme pour une histoire de chaussettes, se révèle être d’une redoutable efficacité. Au gré des répétitions, l’image que l’on a de ce couple fictif s’altère, le faux est contaminé par le vrai, permettant l’émergence de l’émotion (la naissance attendrissante d’un amour maladroit) et l’ébauche de pistes de réflexion (la réunion de l’homme et de la femme sur le même plan).
Au lieu d’utiliser la mise en abyme pour surinvestir le tragique à peu de frais, Kiarostami fait mine de s’intéresser à un tournage et à des personnages afin de mieux évoquer un pays, l’Iran, et ses habitants. Ainsi, plus qu’une banale œuvre de fiction, Au travers des oliviers correspond au regard qu’il porte sur ce qui fait l’essence de son pays, à savoir sa terre, ses hommes et ses traditions. Afin de désamorcer tout égocentrisme, notre homme a l’habileté de se mettre également en scène, s’intégrant dans l’exercice de style comme pour nous signifier qu’il n’est pas le dieu de cet univers, mais simplement un homme parmi les autres.
Cette humilité revendiquée lui permet d’aller à l’essentiel, abordant le cinoche, la société et l’amour dans un même mouvement, pour causer de la vie et de rien d’autre… L’évocation de celle-ci, entre deux prises, nous touche d’autant plus que les artifices (les répétitions, les consignes données aux acteurs, etc.) n’ont rien de passionnant ni d’exaltant. Si le devant de la scène ennuie, si le spectacle ne fait guère illusion, les coulissent, elles, bouillonnent d’humanisme et de tendresse. Entre deux claps, on a le temps d’être attendri par ses enfants qui répètent leur rôle tout en oubliant leur quotidien, par cette communauté où sont traités à égalité les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, par cet homme qui ne sait pas faire parler son cœur et cette dame dont les années ont mis en bouche les mots qui savent apaiser…
Si la beauté et l’émotion nous submergent doucement, c’est la vérité humaine qui nous subjugue totalement. Adroitement, Kiarostami nous dépeint un monde où l’artifice n’est pas de mise : sa caméra filme sans relâche cette terre labourée par les événements, ces façades ou ces voitures usitées par le temps, comme pour témoigner de l’authenticité des lieux, donnant plus de poids à la force de ces images. Celles-ci nous révèlent alors leur vérité, troublante et émouvante. C’est celle de cet amour qui s’écrit inexorablement malgré les contraintes et qui prend la forme de deux silhouettes empruntant le même chemin sinueux, à travers les oliviers. C’est également celle qui redonne toute sa place à la femme, au cœur de l’image, lors d’une séquence de casting au cours de laquelle on dévoile leur visage et on entend leur voix, inscrivant à jamais sur la pellicule le témoignage de leur identité.
Synopsis : Une équipe de cinéma arrive dans un village au nord de l’Iran, dévasté par un tremblement de terre, pour réaliser un film intitulé Et la vie continue. Hossein, un jeune maçon est engagé comme serveur par l’équipe et joue également un petit rôle dans le film. Par le fait du hasard, sa partenaire est Farkhondé, la jeune fille du voisinage dont il est amoureux. Les parents de Farkhondé ont refusé le mariage car Hossein ne possède pas sa propre maison. Le tremblement de terre n’a laissé aucune maison intacte, les parents de la jeune fille sont morts… Au travers des oliviers, plusieurs fois, le garçon marchera obstinément pour obtenir cet amour qu’on lui refuse. Banalement, sa quête embrasse celle d’un peuple, celle d’un art, celle d’une manière digne d’être au monde.
Au travers des oliviers : Bande-Annonce
Au travers des oliviers : Fiche technique
Réalisation : Abbas Kiarostami
Scénario : Abbas Kiarostami, Harold Manning et Hengameh Panahi
Photographie : Hossein Djafarian et Farhad Saba
Production : MK2
Genre : Comédie dramatique
Durée : 103 minutes
Date de sortie France : mai 1994 (Festival de Cannes) ; 25 janvier 1995 (sortie nationale)