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Tony Scott : Visionnaire sous couverture

Guillaume Meral Rédacteur LeMagduCiné

Dans la critique comme ailleurs, le délit d’habitude est une menace qui concerne tout le monde. Ainsi, on a tellement pris le pli d’associer Tony Scott à la production des années 90 que son héritage a été comme antidaté. Sans lui laisser la possibilité de réclamer son dû pourtant légitime sur la décennie suivante.

Who is your daddy?

Il faut dire aussi que l’influence tutélaire du réalisateur de Top Gun dans la redéfinition esthétique du blockbuster à la fin du siècle dernier fut telle qu’elle suffirait déjà à ériger un monument à sa contribution. Il suffit de mettre en parallèle l’arrivée dans la base sous-marine d’USS Alabama avec l’ouverture de Rock, sorti un an plus tard pour comprendre tout ce que l’esthétique Bruckeimer doit au réalisateur. Enchainez- vous les deux séquences à la suite, vous pourriez même expérimenter une sensation de Déjà-vu (non ne m’applaudissez pas, je ne suis qu’un homme) confinant à la faille spatio-temporelle.

Mais aussi cruciale fut-elle, la trace laissée par Tony Scott dans les 90’s correspond finalement à un état balbutiant de son cinéma. C’est-à-dire lorsque le réalisateur était ce formaliste qui déblayait encore sa voie vers le storytelling. La marque Tony Scott était alors celle d’une époque qu’il a incarné mieux que personne esthétiquement, mais laissa d’autres en raconter les errances.

Bien moins commentée, la prégnance de l’ADN cinématographique de Tony Scott dans le cinéma du nouveau millénaire permet pourtant de mesurer le chemin parcouru par le réalisateur. On a souvent dit (à raison) des Jason Bourne qu’ils pouvaient dire merci au John McTiernan dans Une journée en enfer. Mais étrangement personne (ou si peu) n’a pensé à réclamer à Paul Greengrass l’envoi d’une carte de vœux annuelle pour Tony Scott. Le geste aurait pourtant été légitime, car c’est bien Scott qui a inventé le dispositif sur lequel s’est fondé la franchise qui a redéfini les codes du genre dans les 2000’s. A savoir un homme traqué par d’autres hommes assis derrière des écrans.

The Matrix has you

Un héros qui fuit un ennemi tentaculaire et omniscient, des techniciens qui détournent satellites et caméras de surveillance pour le trouver, des bureaucrates qui pilotent le tout sous couvert de la raison d’état… Tout y est ce qui est tombé dans le langage commun suite aux films Greengrass était déjà présent dans le Ennemi d’État de Tony Scott. Mais c’est en termes de point de vue que le réalisateur transforme cette déclinaison de La mort aux trousses (un quidam devient par accident le centre d’une machination politique) en table de lois.

En effet, la subjectivité du récit nous enchainait à l’enfer kafkaïen éprouvé par Cary Grant chez Hitchcock. Tony Scott prends le contre-pied de Hitch et regarde du côté du système. De sorte que ce n’est pas l’univers qui se déréalise au autour de l’individu, mais l’individu lui-même. Dans Ennemi d’Etat , le héros piégé dans les mâchoires d’une machinerie trop grosse pour lui devient la somme abstraite des informations recueillies et traitées en temps réel par ceux qui le traquent.

Prenez la scène de poursuite dans l’hôtel : le découpage n’est pas là pour nous mettre du côté du personnage de Smith, mais de ses poursuivants. Le montage s’enchaine à tel point qu’au plus fort des péripéties, le personnage « disparait » dans l’image. L’espace des techniciens derrière leur écrans et celui de l’action s’imbrique de plus en plus, mais la silhouette du héros devient de plus en plus fuyante et abstraite. Il s’évapore progressivement dans l’interface. Comme un code autonome qui se découvre des ressources échappant à ceux qui l’ont écrit. Un peu comme Neo dans Matrix finalement (Will Smith fut d’ailleurs fortement pressenti pour tenir le rôle de Keanu Reeves dans le film des Wachowski).

La loi de l’interface

On le comprend, c’est bien Scott qui a posé les termes de la mutation que le genre dut entamer lorsque le poste de contrôle pris autant d’importance que le terrain de l’action (mieux : ils ne forment qu’une seule et même entité virtuelle). Si ce n’est que chez lui, la problématique dépassait le seul dispositif mis en place pour développer le propos d’un film. Il s’agissait avant tout  d’une question de mise en scène, organiquement liée à la méthode qu’il avait développé et peaufiné.

Depuis USS Alabama, les films de Tony Scott élaboraient une action qui ne jouaient plus que de façon congrue sur le cerveau reptilien du spectateur. Sa mise en scène se faisait telle une toile que l’on déplie, où chaque micro-action fait office de donnée que l’on associe à une autre pour reconstituer un événement, identifier un personnage et donner du sens à l’ensemble.

A cet égard Déjà-Vu constitue une véritable parabole sur la méthode de travail de son réalisateur. On y voit son alter-ego préféré (Denzel of course)  devant un flux d’images constant généré par la machine pour trouver le bad guy. Avant de tomber amoureux d’une image et d’être confronté à la vérité de son propre récit. On ne comprend pas l’action en se contentant de la regarder chez Tony Scott, il faut la reconstituer pour y être impliqué.

Prenez L’Attaque du métro 123, où l’enjeu réside dans la manière dont le personnage de Denzel Washington doit se représenter le bad guy joué par John Travolta à partir des indices qu’il recueille au cours de leurs échanges à distance. Dans Spy Game, il s’agit de dresser le profil du personnage absent (Brad Pitt) à partir des informations du narrateur (Robert Redford), avant que l’on réalise que celui-ci relate son propre récit. Dans Unstoppable, Denzel et Chris Pine passent leur temps à se jauger en fonction de ce que l’un croit savoir sur l’autre, Scott transformant leur cabine de conducteur en aire d’affrontement .

Et si vous voulez savoir à quoi ressemble le plus l’idée d’un autoportrait pour Tony Scott, rematez l’enlèvement de Pita Ramos dans Man on Fire. Le réalisateur matérialise à l’écran le cerveau de son héros et l’éveil de ses sens devant le danger. Telle une interface qui cartographie l’espace, relève la position de chacun pour calculer leur direction suivante, les indices dissonants etc.

Question de cinéma (bis)

Recevoir, trier, analyser, organiser, assembler : les enjeux inhérents aux films de Scott ne sont jamais que l’excroissance du montage. Une opération oh combien cruciale chez un réalisateur capable de filmer jusqu’à 12 caméras. Le cinéaste a ainsi pratiquement inventé un genre à part entière: le film d’action assis (mais en mouvement permanent), se réappropriant au passage l’état de « sous-motricité et de sur-perception » théorisé par Christian Metz pour qualifier l’activité des spectateurs et celle des personnages. Que son cinéma n’ait jamais cessé d’être associé à un shoot d’adrénaline en dit long sur son accomplissement. Le seul cinéaste à réaliser des roller-coasters à partir de dispositifs d’appartements.

Ainsi, contrairement à ses épigones, le cinéma de Tony Scott ne théorisait pas l’interface comme un élément exogène. Sa mise en scène est déjà une interface organiquement liée à la place qu’il ménageait pour le spectateur, récepteur en temps réel des informations dispensées.

On comprend ainsi pourquoi l’arlésienne d’un Top Gun 2 a longtemps trainé dans les tiroirs du réalisateur. Dans un monde où les avions sont commandés par des drones, l’homme a délégué sa présence dans le ciel à des machines. Le pilotage n’est plus une question analogique, mais quelque chose que l’on contrôle à distance, à travers des écrans. Un peu comme le film d’action des 2000 en fait, celui la même qu’a initié Tony Scott. Visionnaire? Et pas qu’un peu.

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Première partie: https://www.lemagducine.fr/cinema/dossiers/tony-scott-le-cinema-familier-d-un-genie-meconnu-10016561/

Deuxième partie: https://www.lemagducine.fr/cinema/dossiers/tony-scott-profession-storyteller-10016627/

Troisième partie: https://www.lemagducine.fr/cinema/dossiers/tony-scott-working-class-filmaker-10016681/

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