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Man on Fire : l’Ancien Testament selon Tony Scott

A la question de savoir s’il était un auteur, le défunt Tony Scott aurait surement répondu par la négative.  Peut-être même aurait-il accueilli  le terme  péjorativement, surtout dans un pays où l’enternainment et l’art se tiennent d’un côté et de l’autre d’un cordon sanitaire historiquement entretenu. Pourtant, Man on Fire fait partie de ces films qui  reconfigurent les horizons du médium. Une œuvre d’art d’avant-garde réalisée par un entertainer old-school, qui continue encore aujourd’hui de subir son statut au détriment de sa reconnaissance.

Marche à l’ombre

Car Tony Scott était indéniablement un entertainer. Il régna même en tant que souverain du royaume lorsque le carton de Top Gun le consacra en prescripteur du cool made in 80’s. Une étiquette dont il ne se débarrassa jamais tout à fait, affublant son travail de cette résonance triviale que l’on attribue aux mandarins du divertissement condamnés à ne jamais dépasser le qualificatif « d’efficace » dans la bouche des critiques.

Les mêmes qui consacrèrent Ridley Scott comme l’artiste de la famille sur la base de ses premiers films, coups de maître qu’il ne parvint jamais à réitérer (et surtout pas quand il prétend déposer l’exégèse de leurs tenants et aboutissants, cf. Prometheus et Covenant, Blade Runner 2049). A l’inverse, Tony Scott n’a fait que suivre une progression ascendante depuis ses méfaits avec le duo infernal Simpson/Bruckeimer. La mise en scène pensée en gimmicks de fashionista 80’s se mit à cerner le coeur de ses récits (quand il s’agissait auparavant d’en compenser l’absence), et le style tributaire de l’esthétique clip/pub de son époque se forgea un bouclier contre les modes dont les autres se rendent tributaires.

Surtout, il s’employa progressivement à accomplir des choses interdites à son enseigne formaliste. Sans attendre que la profession ne retire ses œillères et sans rien céder à ceux qui jugent la maturité d’un artiste à sa propension à répondre aux canons du conformisme. Du Dernier Samaritain à Ennemi d’État en passant par USS Alabama, le cinéma de T.Scott s’ingénie à élargir sa zone de confort jusqu’à se libérer de la marque de fabrique qui fut la sienne avec Top Gun.  A l’orée du XXIème siècle, Tony Scott est ainsi en passe de devenir un prototype: un auteur qui fonctionne comme un artisan et affine son style de film en film.

Une oxymore qui culmina avec Spy Game, le titre charnière de sa période 90’s et monument absolu du film d’espionnage. Spy Games articule sur un dispositif pléthorique en informations, mais digéré dans une ligne claire narrative qui éclipse sa dimension roborative. Pour le réalisateur, il s’agit de garder sa mise en scène sous le radar du spectateur, afin de rendre tangible l’évolution du point de vue qui structure le rapport de force de son duo vedette et ne pas surplomber des enjeux déjà denses. Pourtant, Scott ne se prive pas de sortir toute sa boîte à outils pour raconter cette histoire d’un espion faisant le bilan de sa vie en relatant celle d’un autre. Sans dépasser son sujet, le réalisateur agence ses concentrés d’immédiateté comme autant de cadres composant la photographie globale du propos; et converti son formalisme de l’instantané au temps long du récit.

Logiquement, on se dit que la réconciliation de l’esthétique plébéienne d’un média méprisé (la télévision) avec le cinéma classique aurait du titiller les rétines les plus aguerries. Mais dans sa clairvoyance habituelle, la critique a préféré se focaliser sur la présence de ses effets de styles habituels pour ne pas avoir à questionner leur usage. Montrez-leur la lune, les idiots regarderont le doigt.

Du classique au pop art

Si on considère que l’essence du cinéma classique réside dans l’invisibilité de tout ce qui concourt à son évidence, alors Spy Game constitue le pinacle de la carrière de Tony Scott. De fait, il était important de s’y attarder pour prendre la mesure de son film suivant. Car le réalisateur aurait pu se contenter de rester celui qui, à l’ombre de la grande histoire, légitima la raison d’être de son école esthétique à l’aune du storytelling classique. Plus qu’à descendre tranquillement de la montage qu’il a patiemment gravit, éviter les glissements de terrain empruntés par son frère Ridley (pas le meilleur alpiniste du monde), et attendre que se mettent en route les mécanismes de la validation culturelle pour bénéficier d’une reconnaissance tardive. Mais le cinéaste va faire quelque chose d’inattendu, et de finalement assez peu fréquent à Hollywood : il va  remettre ses acquis en question.

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« Montre moi tes yeux » « Non, toi »

L’histoire est connue : Tony Scott a failli réaliser la première adaptation du livre Man on fire écrit par d’A.J Quinnell dans les années 80, avant de partir sur Top Gun devant l’enlisement de la production. Le film finira par sortir en 1987 avec Scott Glenn dans le rôle principal, et aujourd’hui plus personne ne s’en souvient ou presque. La porte était donc grande ouverte pour un remake, a fortiori alors que le réalisateur a atteint la pleine maîtrise de son art. En esprit pour prendre sa revanche sereinement sur le passé, Scott dit immédiatement lui quand la nouvelle version écrite par Brian Helgeland arrive sur sa table.

La frénésie d’enlèvements ayant rythmé l’Italie des années de plombs étant passée, le réalisateur décide d’un commun accord avec le producteur Lucas Foster de délocaliser l’action de Rome à Mexico, nouvelle capitale mondiale du kidnapping. Difficile d’estimer la contribution de Scott au scénario, mais une chose est sûre : sur le papier Man on Fire se pose comme l’antithèse de Spy Games. Tenants et aboutissants relativement simples, point de vue unique du personnage principal, sédentarité géographique de l’action, temporalité linéaire… Tout Man on Fire tourne finalement autour d’un fil rouge suffisamment limpide (car structuré comme tel) pour ne pas se poser la question de sa restitution à l’écran.

Autant d’arguments qui sollicitent d’eux-mêmes un polar direct et ramassé, qui vise l’efficacité avant le beau geste. C’est justement là que va résider la prise de risque de Tony Scott : s’autoriser à ne pas être efficace. Avec sa durée de 2h20 et son premier acte qui dépasse de très loin la simple exposition, le film met ainsi à rude épreuve la patience des spectateurs qui seront venus chercher leur dose de vigilante hardcore. Il faut même attendre presque une heure pour que soit assenée la sentence que Steven Seagal aurait assenée au bout de 15 minutes dans l’une de ses contributions à l’ostéopathie alternative. Le spasme sismique parcourant l’échine du spectateur en moins.

Dans ses yeux

Or, c’est là que réside la première réussite de Man on Fire : réussir ce qui aurait été considéré comme une carence narrative ailleurs (et qui est devenu malheureusement monnaie courante aujourd’hui). Loin d’être une porte ouverte à la digression et à la dilution des enjeux, le procédé permet à Scott de faire d’une pierre deux coups.

D’abord construire deux films en un : l’histoire d’amour entre ce tueur hanté par ses actes et cette petite fille qui le comprend instantanément (« Comment tu le trouves ? » « Il est triste »), et la vengeance de sa mort. Surtout, il nous laisse le temps de nous installer dans la tête de John Creasy, qui devient en quelque sorte le metteur en scène par procuration tant sa perception ordonne la représentation des événements. Voir la scène d’enlèvement, où son processus de cartographie mentale de l’espace se déploie sur l’écran, dans un maelström d’expérimentations d’un Tony Scott en mode Über-Broly.

Jeu sur le défilement, changement de pellicules, saturation de l’image, ambiance sonore agressive, multiplication des axes… Man on Fire témoigne d’une volonté d’hyperbole évidente, qui rompt avec l’effacement du classicisme (et ce dès sa scène d’introduction). Scott ne vise pas le subliminal mais le brut et sensoriel, celui qui distille son sens en inondant ceux du spectateur et pose l’expérience audiovisuelle comme prérequis à l’identification au personnage. Jusqu’aux sous-titres, dont la taille et la vitesse de défilement à l’écran varient en fonction de l’humeur de la situation (idée depuis pérennisée dans le cinéma mainstream).

Dans Man on Fire, la moindre variation de l’humeur du personnage se répercute en une vibration synesthésique immédiate dans le corps de l’image. Scott instaure ainsi un rapport quasi-charnel entre le support de représentation et le héros joué par un Denzel Washington idéalement monolithique. Le cadre exprime tout ce que le personnage ne sait plus exprimer, hurle ce qu’il ne peut communiquer aux autres, traduit son état d’esprit jusque dans ses paradoxes apparents. A l’instar d’une scène de torture gratinée, où Scott s’amuse à augmenter le volume du gimmick musical intradiégétique pour accentuer la violence de la situation, qu’il oppose à la détermination sereine de Denzel.

Zone interdite

Très clairement, la traduction « au mot près » de l’état d’esprit du héros encourage le réalisateur à expérimenter un langage qui lui est propre, parfois au mépris des conventions traditionnelles de grammaire.

Une scène pourrait synthétiser à elle-seule le jusqu’au boutisme suicidaire du réalisateur. Après avoir échappé de peu à la mort, Creasy revient sur les lieux du rapt. Là, une journaliste d’investigation vient à sa rencontre, et lui propose son aide pour identifier les kidnappeurs. Pas le plus spectaculaire, le découpage de la scène révèle néanmoins avec éloquence à quel point les libertés que Scott s’autorise constituent la condition sine qua non pour honorer sa profession de foi.

Tout l’intérêt réside dans la manière dont Scott va matérialiser les doutes de Creasy et ses hésitations à faire confiance à son interlocutrice. Sur la base d’un champ/contre-champ entre les deux personnages, Scott alterne deux valeurs de plans de son héros situé de deux côtés distincts de la ligne d’action. Ainsi, si « Creasy 1 » répond à la protagoniste jouée par Rachel Ticotin sur leur axe de conversation, « Creasy 2 » manifeste son scepticisme en transgressant cet axe. Une alternance entrecoupée à laquelle s’ajoute un travelling circulaire qui unit progressivement les deux axes en un seul pour finir sur « Creasy 1 », signe que le personnage choisit de rester sur la ligne de discussion. Creasy s’est donc trouvé une alliée dans sa quête vengeresse, et Scott vient de créer du volume scénique, là où il ne devrait pas y en avoir. Autrement dit, il matérialise les doutes du personnage en trois dimensions sur une méthode résolument « à plat »  (Tony Scott est le roi de la longue focale, rappelons-le).

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 » T’as un truc là… »

La marque des grands classiques réside dans leur propension à sublimer les outils d’expressions du médium à l’aune de leur sujet. Celle des avant-gardistes, en revanche repose sur leur capacité à braver les interdits et à réussir ce qu’on apprend à ne pas faire pour honorer leur note d’intention. Man on Fire est le film d’un classique devenu avant-gardiste. Le film ranime ainsi une utopie conceptuelle d’(ultra) expressionisme pop, au sens où la création s’effectue sur les bases d’une compréhension profonde des conventions transgressées.  Jusque dans sa propension à retenir l’une des grandes leçons du cinéma classique, à savoir ancrer son héros dans son environnement de façon organique.

L’âge de la pré-raison

En effet, Mexico n’est pas un dommage collatéral des partis-pris de mise en scène de Scott. C’est une excroissance de l’état d’esprit d’un personnage pétrie de culpabilité religieuse qui exacerbe les ondes qu’il perçoit. Il y a dans Man On fire une atmosphère d’effervescence délétère, le spectre d’une rupture permanente qui évoque un âge primitif, où le héros revient du royaume des morts avant d’y retourner en échange de l’être aimé. Car c’est là que le jusqu’au boutisme esthétique répond à l’intransigeance thématique du cinéaste : (SPOILER) en tuant, Creasy ramène Pita à la vie, avant de l’échanger contre la sienne. « Le pardon c’est entre eux et Dieu : moi je me charge de faire les présentations » : la punchline s’entend ici au sens littéral.

Si Time and Tide, le premier film de cette rubrique se présentait comme le Big Bang qui enfanta le cinéma des années 2000, alors Man on Fire se pose comme l’après-immédiat. Il pourrait même en incarner la suite directe, la vie qui balbutie  dans une résonance très « Ancien Testament », où s’exerce la loi du Talion est toujours d’airain. Sous l’enveloppe du film de vigilante, Man on fire est une expérience de point de vue qui fait feu de tout bois. Par la suite, plus aucun réalisateur « à l’ancienne », plus personne ne se projettera aussi loin dans le futur que Tony Scott.  Qu’on se le dise: ce sont les jeunes qui dressèrent un culte sur le long-terme à Man on Fire, au point d’en faire l’une des oeuvres les plus influentes et matricielles de son époque. Ce qui en dit long sur les kilomètres que mit Tony Scott entre lui et les habitudes de ses contemporains à la sortie du film. La marque des films en avance sur leur temps.

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Fiche Technique : Man on Fire

Réalisation : Tony Scott
Scénario : Brian Helgeland, d’après le roman éponyme d’A.J. Quinnell
Interprétation: Denzel Washington (John W. Creasy) ; Dakota Fanning : Lupita « Pita » Ramos; Marc Anthony  (Samuel Ramos), Radha Mitchell (Lisa Ramos), Christopher Walken ( Paul Rayburn), Giancarlo Giannini (Miguel Manzano), Rachel Ticotin ( Mariana), Mickey Rourke (Jordan Kalfus)
Photographie : Paul Cameron
Musique : Harry Gregson-Williams
Musique additionnelle : Toby Chu, Justin Caine Burnett, Mel Wesson, Lisa Gerrard et Meri Gavin
Montage : Christian Wagner
Décors : Chris Seagers et Benjamín Fernández
Costumes : Louise Frogley
Production : Lucas Foster, Arnon Milchan et Tony Scott

Rédacteur LeMagduCiné