Esthète, ambitieux, accessible, exigeant, humble, avant-gardiste, populaire, moral, fédérateur… Tony Scott, c’était tout ça et bien plus à la fois. A l’occasion du septième anniversaire de sa mort survenue le 19 août 2012, LeMagduciné consacre la semaine à revenir sur le travail d’un réalisateur bien trop sous-estimé.
Filmaker for the people
Même si un début de reconnaissance commence à lui être accordé du bout des lèvres, la filmographie de Tony Scott continue d’être considérée à l’unité plutôt que comme une œuvre à part entière. Il faut dire que son cinéma est un archétype du « film du dimanche soir », catégorie que l’on pourrait définir comme des divertissements pour les adultes, conçus avec respect du spectateur et amour du travail bien fait, dont les prétentions artistiques ne dépassent jamais la vocation d’efficacité. En fait, s’il existait une définition dans le dictionnaire, vous trouveriez probablement sa photo avec sa casquette rose, son gilet de pêche et un barreau de chaise à la bouche.
Car Tony Scott n’était pas qu’un emblème de ces péloches qui vous rendaient les fins de week-end moins amères. Il incarnait le niveau le plus élevé de ce standing qui présidait à la conception des films de studios dans les années 80-90. Que ce soit précisément cette dimension qui se heurte à une validation plus franche de son cinéma en dit moins sur son importance que celle des prescripteurs culturels institués. Les mêmes qui disent oui au populaire pour mieux le cantonner derrière les gradins du grand cinéma qui extériorise son surmoi pour signaler sa noblesse.
Or, son propre surmoi arrivait largement en queue de wagon des priorités de Tony Scott. Loin derrière le spectateur et les besoins d’un récit qu’il refusait de surplomber de son égo. Pour ceux qui pensent l’articulation entre l’artisanat et l’auteur à l’aune de l’empreinte visible de ce dernier, c’est un critère éliminatoire, et presque paradoxal avec le caractère de Scott. Car le réalisateur de Top Gun n’était pas ce qu’on pourrait appeler un réalisateur « discret ». Avec son style reconnaissable en quelques plans et ses élans expérimentaux quasiment d’avant-garde, il faisait même partie de ces cinéastes qui ont définitivement imprimé l’époque dans laquelle ils ont évolué.
Pourtant, jamais Tony Scott (à quelques exceptions près) ne semble imposer sa présence, pour la simple et bonne raison qu’il se met toujours au service de la limpidité de ses enjeux. Le cinéaste peut changer plusieurs fois de vitesse de défilement de la pellicule, jouer avec la ligne des 180°C et oser les arrêts sur images au sein d’une seule et même séquence de Man On Fire, on ne s’offusque pas. Parce qu’il s’agit en permanence de traduire l’état d’esprit du personnage, de nous immerger dans son point de vue et sa façon de décrypter son environnement.
Questions de cinéma
On pourrait se surprendre à questionner l’intérêt de déployer autant de moyens pour les rendre « invisibles». Mais si Scott pouvait se comporter comme un réalisateur d’arts et d’essai sur une production grand-public, ce n’est pas par velléité arty mais pour fluidifier la médiation de l’essentiel au spectateur. C’est qu’à l’instar de Steven Spielberg, il ne confond jamais la complexité inouïe de ses dispositifs avec leur accessibilité émotionnelle. Un souci aigu du spectateur, qui se traduit jusque dans la sophistication de la fabrication, reflet du respect dans lequel il tenait son public. Matez-vous n’importe quel film de Tony Scott : en deux minutes vous aurez plus de générosité cinématographique et de production value que dans 95% de la production actuelle. Celle où des blockbusters ne prennent même plus le temps d’étalonner correctement l’image.
Ou mieux, prenez-vous 5 minutes pour vous remater cette séquence de L’attaque du métro 123. L’un de ses films réputés les plus simples, mais qui témoigne de la volonté de Scott « d’ajouter » quelque chose, d’enrichir la scène pour en faire un instant-prégnant sans en avoir l’air. Regardez le héros joué par Denzel Washington, assis, exposé au regard des autres en open space et filmé sous toutes les coutures avec une transparence imposée qui prendra tout son sens lors d’une péripétie douloureuse. Regardez celui de John Travolta. qui ne cesse de bouger, de se défausser à la caméra, d’apparaître derrière des vitres opaques ou pratiquement hors-cadre pour se construire dans l’opacité. Regardez comment Scott filme cette entité floue que Washington essaie d’identifier et que personne ne connaît. Regardez comment le cinéaste crée par l’image les deux faces d’une même médaille. Regardez l’envie de cinéma qui transpire de cette simple séquence et imaginez ce que ça aurait donné filmé par quelqu’un d’autre. Sans doute un champ/contre-champ téléphonique qui n’aurait rien dit d’autre que ce que les dialogues exposent.
Comme le dirait l’ami Rayane Mezioud, Scott était un cinéaste de l’âge d’or de Hollywood, dont l’estime de soi serait restée imperméable à la théorie des auteurs et aux révolutions des 60-70’s. Un artisan qui prenait du temps à faire le produit et demander plus cher que le voisin, mais mettait son honneur dans le résultat final. Pourtant, il aurait pu se la faire reluire. Diplômé des beaux-arts, doté d’une culture picturale exceptionnelle, d’un œil hors-norme, au point que Kubrick en personne lui demande de filmer un plan de Barry Lyndon ! (dédicace Fouad Bouddar) Sur le papier, Tony Scott avait largement de quoi invoquer l’admiration du public (son frère ne s’en prive pas). En pratique, il préférait lui témoigner du respect. Et quiconque s’est rendu au cinéma ces six derniers mois sait à quel point c’est une denrée qui se fait rare…
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