Juillet 1942. Robert Klein est un marchand d’art parisien qui profite de l’Occupation pour s’enrichir sur le dos de Juifs contraints de revendre les œuvres d’art qu’ils possèdent à bas prix. Un jour, il reçoit un exemplaire à son nom d’Information Juive. Et s’il était en fait juif ? S’enclenche le récit d’une obsession qui mènera à la mort, celle de l’autre au cœur de soi.
La première séquence
Le film débute, in medias res, dans le cabinet d’un « Montandon » faisant subir un examen anthropométrique à une patiente terrorisée, dans l’objectif de déterminer sa judéité. La femme, découverte de prime abord en gros plan, puis filmée, nue, au milieu d’une large pièce, est mesurée, manipulée avec froideur et brutalité. Déshumanisée, réifiée, elle est filmée au corps à corps, faisant du spectateur le témoin mal à l’aise de cette visite médicale raciale.
L’indifférence, l’insincérité mêlée à la peur et à une forme d’incompréhension face à l’institutionnalisation de la discrimination et de la violence, sont bien les thèmes de cette première scène que Losey lui-même reconnut comme une des plus significatives. Tous les traits du visage de la femme y passent pour que le médecin conclut que le « sujet » appartient peut-être à la « race sémite ». Rhabillée mais pas rassurée, la femme dira à son mari « qu’ ils » n’ont rien trouvé. Tout le film semble ici annoncé : de l’indifférence froide et finalement haineuse qui fait du racisme une biologie et une médecine, au mensonge de la malheureuse à son mari pour ne pas l’inquiéter comme si elle pouvait encore se payer ce luxe, le tout enveloppé dans le thème d’une identité qu’on croit pouvoir observer scientifiquement. Peut-on véritablement mettre le doigt sur ce qui fait l’identité d’un individu ou d’un peuple alors que celle-ci se modifie dans le temps et l’espace ? Car au fond, l’identité est toujours une question, à tout âge et pour tout individu (qu’il s’agisse d’une personne ou d’un peuple), mais il y a plusieurs manières de poser une question et d’y répondre. M. Klein nous offre le récit d’une telle question, devenue obsession macabre et vertigineuse, sous l’effet d’une institutionnalisation raciste de l’identité et de son envers d’alors, la judéité.
La question de l’origine
Klein est au départ un collectionneur d’art, présenté comme un homme séduisant et aimant les femmes. Il achète à vil prix les toiles que les juifs persécutés vendent par besoin de liquidités. Et c’est ce qui semble être un malentendu ou une erreur qui va déclencher son inquiétude au sujet de son éventuelle judéité. Ironie du sort, c’est en cherchant à se rassurer qu’il attire l’attention des autorités françaises et précipite son issue fatale. Sur le pas de sa porte, après l’achat d’un portrait que le protagoniste vend par nécessité, un journal d’information destiné à la communauté juive et auquel il faut s’abonner pour le recevoir. Pas de doute possible donc, s’il l’a reçu, n’étant pas juif et ne s’étant par conséquent pas abonné, ce doit être une erreur. Robert Klein, homme cultivé et aimant la bonne chère n’a en effet rien à se reprocher et ne veut pas aller contre les autorités. Comme il le dira à la préfecture de police dans une formule résumant sa position sur la collaboration : « Je n’ai rien contre la loi mais elle ne me concerne pas. » Robert Klein est donc un homme indifférent à la persécution génocidaire qui est partout autour de lui, mais qu’il ne voit pas ou feint de ne pas voir car après tout, il n’est ni le destinataire de cette politique ni du journal sur le pas de sa porte. Tout part de ce petit dérèglement dans le réseau symbolique de sa vie bourgeoise et confortable pétrie d’habitudes de nanti.
Ainsi, les rendez-vous avec ses amantes, les dîners au restaurant, jusqu’à une soirée au théâtre où l’on y joue une sinistre pièce antisémite ; toutes ses petites habitudes seront perturbées par la présence d’une altérité qui devient de plus en plus obsédante. Le vernis craque, il ne peut plus ignorer ce qui finit par être devant ses yeux ou plutôt en lui. Au fil de cette enquête identitaire, ce qui se détraque est précisément son réseau d’amis et de fréquentations, ses amantes, jusqu’à son père, qui se mettent à douter comme si peu à peu il devenait ce M. Klein qu’il recherche et que l’on ne voit jamais vraiment. Voyage dans ce Paris sinistre d’abord (rue du Bac, rue des Abbesses, gare du Nord), on passe à la banlieue qu’il faut rejoindre en train puis à Strasbourg sur les traces de sa famille. Périple bien français sur les traces d’une origine introuvable que le spectateur effectue jusqu’au vélodrome puis le hors-champ ultime, le camp de la mort.
La référence est ici claire. Ce vertige de l’identité fait immédiatement penser à La Mort aux trousses d’Hitchcock dont le nom de Kaplan – ce double originaire de Thornhill – résonne étrangement avec « Klein ». Mais la différence ne tient pas seulement dans le fait que Thornhill embrasse peu à peu son identité d’espion : M. Klein inverse la polarité au sens où le personnage interprété par Delon ne veut pas être ce Klein, mais n’est jamais assuré de ne pas l’être. Là gît le principe d’une angoisse qui s’intensifie jusqu’à la déportation finale. Principe d’action, la quête du double dans La Mort aux trousses relance sans cesse une course qui ne peut pas s’arrêter, où Thornhill est déplacé de piste en piste. Le célèbre MacGuffin (c’est-à-dire un objet prétexte à la quête du film), c’est l’identité de Thornill ou Kaplan. Toutefois, comme pour tous les MacGuffin, celui-ci ne vaut que par la quantité de mouvement, d’action qu’il génère. Lorsque Thornhill accepte d’être un véritable espion, d’endosser l’identité de ce Kaplan artificiel pour lui prêter son corps, pour jouer un rôle cinématographique, celui de l’espion, le film fonctionne et continue sans plus avoir besoin de cette question ; le thème de l’identité disparaît au moment où l’on voit les visages titanesques du Mont Rushmore, car Thornhill s’est réconcilié avec son double, acteur dès lors conscient et volontaire d’une intrigue d’espionnage. Il ne s’agit d’ailleurs plus d’éviter Vandamme, l’antagoniste, mais de le piéger, la souris devient chat, c’est-à-dire moteur et chasseur de la course-poursuite. La question de l’alter-ego, celle d’une identité placée sous le signe de son autre, de l’Autre, ne disparaît évidemment pas de M. Klein, car davantage qu’un MacGuffin, elle ne s’occupe pas seulement de créer le mouvement et l’action mais condamne le héros au surplace et est par-là source d’angoisse. Robert n’accepte jamais vraiment cet autre en lui parce qu’il ne peut pas et ne veut pas, laissant la quête identitaire inentamée. Ainsi, depuis l’appartement cossu et chiquement meublé de la rue du Bac, c’est à la rue du Bac que Robert retourne à la fin dans ce qui semble être un vestige de ce qu’il était alors, appartement vide et décrépi, juste à temps pour se faire rafler. Au lieu de culminer dans le spectacle triomphant de la nation américaine sur le mont Rushmore, c’est la promesse d’un voyage où Robert va se perdre auquel la quête de son origine le voue.
Car cet autre en lui risque d’éblouir et de dégoûter. Aussi, Losey multiplie les subterfuges et artifices pour figurer ce questionnement et cette altérité : plans de reflets à l’air circonspect dans le miroir qui parsèment le film, jusqu’au plan final où le visage du vendeur de tableau est éclairé furtivement à l’arrière de Robert, en passant par le tableau lui-même qui est bien sûr un autoportrait. Faisant écho aux origines hollandaises de la famille de Robert, dont l’évocation met mal à l’aise son père, que cache son origine ? Peut-être y-a-t-il une lointaine branche de la famille non catholique là-bas en Hollande ? C’est que les images comme celles du miroir, puisque ce voyage n’a pas d’autre destination qu’une origine inscrutable, semblent des fausses pistes que l’on est malheureusement obligés de suivre : ainsi le tableau représentant le serpent tué par un vautour (évoquant le droit légitime du plus fort à tuer la vermine) qui revient périodiquement, les fleurs de Lys dans le château censé être la résidence du véritable M. Klein, jusqu’à cet autoportrait initial auquel Robert finit par accorder une grande valeur personnelle alors qu’il lui était au départ – précisément – indifférent.
Un passé qui ne passe pas
C’est pourquoi la première intelligence du film a été de faire jouer cette obsession à Alain Delon. En 1974 , il est déjà la star, la vedette bien française qui sait ce qu’elle vaut dans un cinéma national qui le sait tout autant. L’acteur de Plein soleil (un film déjà aux prises avec l’idée du double de soi) incarne donc d’emblée pour le spectateur l’image de la France fière et compétente dans une démarche de jouisseur qui sera celle de Robert Klein, permettant au spectateur non pas de s’identifier à ce dernier mais de voir en lui le Français exemplaire auquel précisément on voudrait ressembler. De quoi faire de la question un véritable abîme. Car de psychologique cette obsession devient évidemment historique. Montandon et la jeune femme violentée, c’est deux France qui ne peuvent s’ignorer et dont l’une joue l’indifférence ou la compétence comme rançon de sa tranquillité. Juste après le prologue en effet, Robert Klein achète l’autoportrait qui l’obsédera et fait semblant d’être gêné par une situation dont la violence recèle bien davantage que de la gêne, allant même jusqu’à dire à son interlocuteur persécuté : « C’est vraiment difficile pour moi. » « M. Klein ! », prononce d’une voix sarcastique le juif dépouillé de son tableau à la fin de la scène, comme pour marquer l’absurdité d’un tel patronyme et de ce qui s’y rattache.
Face à cette conduite indigne, c’est le refoulé qui fait retour dans le film sous la forme d’un double noir et mystérieux, d’un doppelgänger dont on ne sait s’il existe réellement ou pas. Le journal reçu malencontreusement, à qui était-il vraiment envoyé ? Était-ce vraiment une erreur ? Histoire refoulée et psychologie se recoupant sans cesse, Alain Delon laisse peu à peu ce double devenir lui-même jusqu’à l’assomption de cette altérité en lui, qui ne peut s’effectuer que dans la déportation. La dernière scène voit en effet Robert Klein après la rafle du Vél’ d’Hiv’ dans un train-bétaillère le conduisant vers un camp de la mort, alors que son regard bleu argenté comprend le sens – final – de cette identité retrouvée. Au même moment résonne le dialogue de la scène de la vente du tableau et du ton sarcastique sur son nom, comme pour boucler la boucle et mesurer le chemin parcouru – cet homme, ce Robert, c’était le Français bourgeois moyen, attentiste et par là coupable, cet homme c’était aussi nous. Dans une France qui peine à oublier ses crimes, et autant à les comprendre, l’œuvre de Joseph Losey (produite par Delon lui-même) documente sur le mode horrifico-psychologique une culpabilité qui met en question la nation et son identité.
À quel genre appartient M. Klein ? Hors-champ et culpabilité
Ce retour du refoulé, permet évidemment de donner à ce récit de l’obsession une tonalité intimiste nécessaire mais rejaillit sur l’identité de genre même du film en le faisant osciller de l’un à l’autre. Film historique assurément, mais qui ne met à l’intérieur du cadre aucun Allemand, aucune Kommandantur. À la place, une vie mondaine tranquille dans un Paris pittoresque, quoique déstabilisé par la photographie somptueuse qui baigne le métrage dans une atmosphère grise bleutée propice à l’angoisse et proche des beaux yeux mystérieux de Delon, et d’un noir et blanc qui convient à la période. Film d’horreur donc ? D’épouvante ?
L’horreur au cinéma, et peut-être dans tout médium artistique, suit souvent la logique des rêves mise en lumière par Freud. Si le rêve ne pense pas, il articule en signes pris au hasard de la vie un désir de plus en plus irrépressible qui remonte à la conscience à la faveur léthargique du sommeil et qui est, dans le cas du cauchemar, insupportable. La vision d’horreur cauchemardesque, c’est donc la confrontation avec l’aspect traumatique de notre identité en nous et que nous ne voulons pas voir ; le programme de M. Klein, la descente de Robert Klein, marchand d’art parisien.
À partir de Psychose d’Hitchcock, et quoique le film de 1960 n’appartienne pas vraiment au genre, l’horreur change de camp. S’il s’agissait auparavant de représenter les fantasmes macabres d’une altérité lointaine (l’autre communiste, l’autre géographique), le maître du suspense nous montre dans un thriller glacial que l’horreur est en nous. Toute personne est susceptible potentiellement d’abriter le mal, comme le signale le regard caméra glaçant de Norman Bates qui clôt le film. L’autre qu’on ne veut ni voir ni affronter se loge peut-être en nous, ce qui le rend d’autant plus inquiétant. D’une certaine manière, M. Klein poursuit ce thème là où Hitchcock l’avait arrêté et d’après les jalons posés par celui-ci ; que devient cette horreur en nous que l’on est obligés de constater ? Peut-on la regarder en face ou doit-on détourner les yeux ? Pire encore, et si cette horreur était collective ? Car si l’on peut s’accorder avec toutes les morales que le meurtre gratuit appartient au mal, il n’en est pas de même de la construction fantasmatique nazie à l’endroit de la judéité. Le Juif en Robert Klein n’est pas la présence inquiétante du Mal absolu en moi dont je dois toujours suspecter les intrigues, mais le Mal racialement construit par une société malade et une politique immonde qui en est la tumeur.
Voilà le cadre scénique de M. Klein, un bon Français est forcé de voir en lui ce qui ne peut pas apparaître dans une France occupée, en l’espèce de sa propre judéité. Et l’aventure mi-romanesque, mi-historique de Robert Klein se donne comme le double de notre propre regard puisque le spectateur voit en lui ce que la France a mis tant d’année à reconnaître. Comme une forme de claustration qui participe à l’angoisse générale de l’œuvre, le point de vue est toujours celui de Robert Klein, c’est-à-dire un regard qui produit toujours des images ambiguës et génératrices d’un malaise. En témoignent encore une fois les nombreux plans où Robert se scrute dans un miroir qui ne semble pas lui renvoyer l’image souhaitée.
Cette obsession paraît commenter l’attitude générale du peuple français à cette période, ou en est l’expression tourmentée puisque la libération n’a été possible, comme on sait, qu’au prix d’un escamotage mensonger et mythifié de la réalité selon laquelle une immense majorité française a été résistante contre l’occupant nazi. Entre les deux, certes, une poignée de collaborateurs dont la République renouvelée et ragaillardie par sa renaissance démocratique se charge de châtier selon les règles équitables du droit. Si le cinéma américain est prompt à traiter ses blessures historiques pour en offrir le compte-rendu ou la guérison souhaitée, on sait que c’est un peu plus long pour le cinéma français. M. Klein appartient pourtant à une période de détente en la matière puisque les années 70 déclenchent une salve mémorielle bienvenue avec Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, Lucien Lacombe de Louis Malle. Mais si on ose interroger en face la culpabilité de l’État français, qu’en est-il de son trouble face à elle ? Puisque Robert Klein se voit comme un citoyen assuré de ses origines biologiques bien françaises tout en reconnaissant peu à peu le fantasme de son origine toute tracée se déliter, c’est le tour de force de Losey d’avoir inclus cette réflexivité dérangeante au sein de la francité, pour culminer en en faisant la francité elle-même comme le dit R. Klein sur le point de quitter le territoire : « Ici on est trop fichés. » L’identité française n’est pas plus juive que bretonne ou provençale, de même que le patronyme Klein n’est pas moins français que Martin ou Berthelot, ou les traits de la jeune femme du prologue moins que ceux de Delon. L’identité française, c’est la rafle du Vél’ d’Hiv’ – l’horreur aux yeux de tous et de tous ceux qui détournent le regard.
Mais pour le comprendre il faut accomplir le voyage de Robert, car en plus de maintenir la hauteur du sujet avec un cadre esthétique raffinée, la mise en scène de Losey parvient à conjoindre le genre du road-trip avec celui du film d’horreur et du drame historique. Un peu comme si Le Magicien d’Oz se situait au XIXe siècle dans une plantation sudiste, M. Klein nous force à regarder de face le fameux « passé qui ne passe pas » sans précisément présenter cette réalité devant nos yeux. Comme si le cauchemar avait besoin d’une certaine distance pour être compris. Et revoilà le film d’horreur, car si celui-ci traite de l’autre, c’est généralement au moyen de ce qui est laissé et retiré au hors-champ. Dans un film, disons classique, où l’antagoniste n’est pas l’autre, le hors-champ est relativement tranquille puisqu’il représente l’autre face d’une réalité non menaçante. Dans un film d’horreur, à l’inverse, le hors-champ, c’est le lieu et la dimension de l’autre, celle qu’on pourchasse ou qui nous épie. Ainsi, déjà le hors-champ des années 50 était celui où se tapissait le monstre, mais nulle part ailleurs que dans M. Klein cette logique n’a atteint un degré de perfection aussi glaçant. Car pour autant qu’il s’agit d’un film sur l’Occupation, quelque chose semble manquer au cadre : on n’y voit jamais aucun Allemand. Ce qui est laissé à la logique du hors-champ, c’est cet ennemi qui précisément dans l’économie du film n’est pas vraiment un ennemi. Renforçant par là le sentiment de claustration et la dimension anxiogène de la mise en scène, les Français sont laissés avec leurs semblables dans le film, seuls avec leurs actes car on sait l’énome responsabilité de l’Etat français dans la rafle ( certes commandée par René Bousquet, jugée par la postérité depuis). On devine pourtant les Allemands toujours là, et ils ne rentrent dans l’image qu’à la toute fin du film, précisément au vélodrome, quand ni l’indifférence ni le mensonge comme identité ne sont plus guère possibles ; dans un espace invraisemblable puisque le Vél-d’hiv’ donne immédiatement sur un tunnel ferroviaire en partance pour l’Allemagne ; les soldats allemands organisent le convoyage des trains et donc la déportation vers la mort, mais là encore leurs visages ne sont pas clairement discernables.
Perle noire à voir ou revoir, M. Klein est un récit sur la France et la figure de l’autre au cœur de son identité. En 1942, être Français signifiait prendre part au rejet de l’altérité de la sphère de soi et prendre le risque du trouble identitaire ou lutter pour sa défense. L’œuvre décrit aussi à quel point l’identité ne saurait être pensée qu’à la lumière de ce qui la borde et la distingue des autres, de l’autre au cœur du même. L’obsession de Robert Klein prouve que le Sartre de 1944 à la fin de Réflexions sur la question juive avait raison en écrivant que
« la question juive n’est pas la question des juifs, c’est la nôtre ».