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Le Prince de New York (1981), de Sidney Lumet : le policier comme victime expiatoire d’un système failli

Huit ans après le célèbre Serpico, Sidney Lumet s’intéresse à nouveau à la corruption qui sévit au sein de la police new-yorkaise au début des années 1970. Avec pour objectif, cette fois, de peindre une réalité nettement plus nuancée. Sur près de trois heures qu’on ne voit pas passer, le maître du « film sur la police » expose la réalité d’une corruption systémique, dans un milieu uniquement peuplé d’anti-héros. Avec un réalisme singulier, la figure du policier y apparaît avec toutes ses failles et ses contradictions, ses valeurs viriles et ses lâchetés minables. Comme un homme dont la morale personnelle est imperceptiblement gagnée par le vice, jusqu’à lui faire franchir la frontière invisible qui le séparait de l’univers criminel qu’il est supposé combattre. Coincé entre le marteau et l’enclume, le flic devient alors sporadiquement la victime expiatoire du système qu’il sert, lorsque ce dernier décide de se donner une bonne conscience.

Si la figure du policier ou le corps de police dans son ensemble font partie des sujets les plus communément traités au cinéma, rares sont les metteurs en scène à en avoir livré une analyse au scalpel comme l’a fait Sidney Lumet. Si celui-ci est fréquemment cité comme un « maître du genre », encore faut-il s’accorder sur le genre en question. Car les plus grands chefs-d’œuvre de Lumet ne sont aucunement des « films policiers », c’est-à-dire des fictions plus ou moins réalistes sur des enquêtes policières, dans lesquelles le sujet est, par définition, le crime qu’il s’agit d’élucider, ou encore le criminel qu’il convient de mettre sous les verrous. Non, le maestro s’intéresse, littéralement, à la police en tant que sujet à part entière, l’homme derrière l’uniforme, les relations avec ses collègues et le système qu’il sert. Ce qui le passionne, c’est l’ensemble du pouvoir judiciaire – la justice et son bras armé, la police – et ses failles. Ainsi il existe, à notre avis, une continuité thématique évidente entre ses longs-métrages consacrés à la police et ceux mettant en scène des avocats (Le Verdict/1982, L’avocat du diable/1993, Jugez-moi coupable/2006), des procureurs (Dans l’ombre de Manhattan/1997) ou encore des jurés (Douze Hommes en colère/1957).

Une ville gangrénée par la violence et la corruption

De cette administration censée assurer le fameux « monopole de la violence physique légitime » de l’Etat tel que défini par Max Weber, le cinéaste disparu en 2011 a toujours dressé un portrait incroyablement vivant et complexe. Microcosme à l’identité affirmée, animé par un esprit de corps, l’univers policier est trouble, contradictoire et dangereux. C’est surtout, chez Lumet, un monde flirtant en permanence avec les frontières mouvantes de la légalité. Il est néanmoins indispensable de replacer son intérêt pour la corruption au sein de la police (Serpico/1972, Le Prince de New York/1981, Contre-enquête/1990) dans l’époque et le décor qui ont marqué le réalisateur : le New York des années 1970. En pleine récession, Big Apple est alors une cité particulièrement violente où règne un climat d’impunité. Cette situation perdurera d’ailleurs jusque dans les années 1990, marquée entretemps par l’explosion du trafic de crack à la fin des années 80 et le triste record de plus de 2.000 homicides atteint pour la seule année 1990. Même si leur bilan est contestable à certains égards, c’est l’action des maires David Dinkins (qui mit fin à l’augmentation du nombre de crimes violents depuis trois décennies et qui augmenta les effectifs de la police) et Rudy Giuliani (qui adopta une politique agressive de tolérance zéro et qui s’attaqua au crime organisé) qui permit à New York de prendre son visage actuel, dans le courant des années 90. Bref, New York fut longtemps une métropole sale, dangereuse et mal famée, une représentation que l’on retrouve dans le cinéma de Lumet, mais aussi chez Scorsese ou Friedkin, parmi tant d’autres.

La nette dégradation de la situation sécuritaire à New York à l’aube des années 70 a pour corollaire – logique – une corruption des forces de police, qui sera mise au jour à travers plusieurs affaires retentissantes auxquelles Sidney Lumet s’intéressa de très près. La première et la plus célèbre fut révélée dès la fin des années 60 par Frank Serpico et David Durk, des policiers qui se retournèrent contre l’institution et contribuèrent à faire connaître l’étendue de la corruption rongeant les rangs de la police de la ville. Le scandale fut à l’origine de la création de la commission Knapp, chargée de s’attaquer à ce fléau. Lumet adapta l’histoire de Serpico dès 1973, avec Al Pacino dans le rôle du lanceur d’alerte. Cette affaire est liée à une autre, moins connue mais tout aussi intéressante : celle de Robert Leuci. Serpico et Durk estimaient (à tort) que ce dernier était sans doute le seul flic « propre » de la brigade des stupéfiants de New York, et le pressèrent de collaborer avec la commission Knapp par l’intermédiaire du vice-procureur fédéral Nick Scoppetta, avec lequel Leuci développa rapidement une relation amicale. Le détective accepta alors de contribuer à la lutte contre la corruption, qu’il connaissait parfaitement pour y avoir lui-même cédé, en portant pendant deux ans (de 1970 à 1972) un micro servant à collecter des preuves accablantes contre des dizaines de policiers et d’avocats. Cette enquête importante, à laquelle participa le futur maire Giuliani, mit tout simplement fin à la Special Investigative Unit (SIU), l’unité d’élite de Leuci dont les membres étaient surnommés « Les princes de la ville » (Prince of the City est le titre original du film) en référence à l’absence de supervision et à l’autonomie dont ils jouissaient… et abusaient. En 1978, l’ancien commissaire-adjoint de la ville de New York Robert Daley consacra un ouvrage à l’affaire, Prince of the City: The True Story of a Cop Who Knew Too Much, dont les droits furent initialement achetés par Orion Pictures, dans le but de confier l’adaptation cinématographique à Brian De Palma, avec Robert De Niro dans le rôle de Leuci. L’annulation de ce projet permit à la productrice et scénariste Jay Presson Allen de racheter les droits d’adaptation et de confier le long-métrage à Lumet. Ce dernier accepta sous deux conditions : qu’il puisse le tourner sans star et que le film s’étende sur trois heures.

« Mes partenaires sont les seuls qui se préoccupent de moi »

Sidney Lumet déclara publiquement qu’il regrettait le traitement quelque peu manichéen qu’il avait réservé aux policiers dans Serpico, et qu’il souhaitait rectifier le tir avec Le Prince de New York. Même si Serpico demeure, de l’avis général, un véritable chef-d’œuvre, notamment grâce à la performance intense d’Al Pacino dans le rôle du flic idéaliste sur lequel le film se concentre principalement, le jugement de Lumet n’est pas pour autant dépourvu de sens. C’est qu’en fin connaisseur de New York, une ville qu’il a si souvent filmée, le cinéaste est bien conscient que la violence n’est que le symptôme d’un mal bien plus profond, la corruption des institutions supposées la combattre, et que celle-ci ne concerne pas que la police, mais tout le système juridique et politique. C’est l’atout majeur du Prince de New York que de rendre compte de l’échec de toute la « chaîne » judiciaire, dans laquelle les policiers, quoique largement pourris, sont obligés de « jouer le jeu » pour obtenir des résultats tangibles, et jouissent d’une impunité générale. Ce film formidable est le produit de deux réussites : d’abord celle du scénario, écrit par Lumet et Allen, qui décrit avec intelligence et nuance une situation complexe ; ensuite celle de la mise en scène de Lumet, qui rend cette œuvre de 2h47 passionnante de bout en bout.

La peinture du milieu policier est d’un réalisme criant, à l’image de la performance du comédien Treat Williams, époustouflant dans le rôle de Ciello (il fit une immersion dans une unité de police et vécut pendant un temps avec le vrai Leuci). Plongés quotidiennement dans un monde d’addiction, de violence, de misère et de souffrance, les membres de la brigande des stupéfiants tirent leur énergie d’une seule source : les liens indéfectibles qu’ils ont noués entre eux. Les partenaires, c’est sacré. On les fréquente plus que sa propre famille. C’est à eux que l’on doit de supporter les horreurs que l’on observe au quotidien, les pourritures qui nous crachent à la figure et les drogués dont la misère infinie nous brise le cœur. Quelquefois, on leur doit même notre vie. Rongé par une conscience pas encore totalement étouffée par la réalité sordide dans laquelle il évolue et les méthodes illicites qui sont monnaie courante (et qu’il emploie lui-même), le détective Danny Ciello (le nom fictif donné ici à Robert Leuci) accepte de collaborer avec la justice, chargée d’enquêter sur la police. Cette défection vis-à-vis de son milieu peut d’abord surprendre, avant que l’on comprenne que la loyauté, Danny la doit à nul autre qu’à ses partenaires, sa seconde famille. C’est la ligne rouge qu’il définit dès le début de sa collaboration avec les procureurs Rick Cappalino et Brooks Paige : il ne lâchera rien sur ses partenaires. Ciello ne semble pas dupe du jeu auquel il se plie et des intérêts individuels que ses interlocuteurs placeront toujours au-dessus de son propre sort. « Mes partenaires sont les seuls qui se préoccupent de moi », répète-t-il à plusieurs reprises. C’est ironiquement après les avoir trahis qu’il se rendra compte à quel point cette affirmation est juste.

Un dur à cuire immature broyé par la machine 

Habitué à dominer le monde interlope dans lequel il évolue et dont il connaît les règles, Danny Ciello méprise d’abord ces avocats en costume-cravate, diplômés de grandes universités, qui n’assisteront jamais de leur vie à l’overdose d’un pauvre type dans un squat infect. Il est conscient de ne pas faire partie du même monde qu’eux, et il en tire un sentiment de supériorité viril. Seulement voilà : habitué à traiter tous les jours avec la lie de la société, ces hommes et ces femmes qui ne sont rien, il sous-estime à quel point lui-même n’est rien dans cet univers juridico-politique qui lui est étranger. Deux raisons expliquent son aveuglement : d’une part, une relique d’idéalisme liée à une vocation en partie dévoyée, et d’autre part un attrait immature pour le danger, sorte de déformation professionnelle qui lui fait croire à tort que porter un micro lors de rendez-vous avec des flics corrompus jusqu’à la moelle est un jeu dangereux de plus, auquel il survivra comme il a survécu au reste. Las, il se fera broyer par la machine judiciaire.

A l’image de la police dans Serpico, une institution entièrement contaminée par la violence et la recherche du profit, peuplée d’individus aux méthodes à peine différentes des criminels, Le Prince de New York oppose une vision nettement plus ambiguë et holistique de la corruption. Lumet propose une vision, aux accents étonnamment modernes (on pense par exemple aux nombreux témoignages actuels de la police française concernant son action dans les « quartiers sensibles » des grandes villes), de forces de l’ordre désespérément coincés entre le marteau et l’enclume. Entre la violence et la misère endémiques de la rue, et une bureaucratie judiciaire corsetée par les agendas politiques et les procédures inefficaces. Les entorses à la loi sont acquises, car la loi ignore les règles du terrain. Exemple d’un syllogisme cruellement évident : sans indicateurs, les enquêteurs ne peuvent rien faire. Ces indicateurs sont presque toujours des junkies. Si on ne leur offre pas des doses à intervalles réguliers, les junkies désertent. Vendre ou donner de la drogue étant totalement illégal, le policier enfreint la loi. Pressés d’obtenir des résultats, d’atteindre des quotas d’arrestations et de saisies, mais aussi animés d’un authentique idéal de justice, les policiers franchissent la ligne rouge. Pour faire leur boulot, tout simplement. Le hic, c’est qu’il n’y a pas de retour en arrière : une fois cette frontière morale devenue floue, c’est une boîte de Pandore qui s’ouvre. A force de redistribuer drogue et argent, le flic perd de vue ses garde-fous et décide de tirer lui aussi profit de ce business juteux.

Sidney Lumet filme avec une finesse rare cet engrenage fatal, dans lequel le policier joue à la fois le rôle du criminel et de la victime. Le film montre comment des hommes de loi finissent par s’accommoder d’empiètements de plus en plus larges sur celle-ci. Il n’y a que des anti-héros : flics véreux ou simplement complaisants, procureurs insensibles qui vous utilisent pour stimuler leur carrière, justice aveugle qui ne poursuit que des résultats, politiciens avec les élections comme unique horizon. Au final, c’est la traditionnelle logique hiérarchique qui triomphe : les drogués crèvent toujours dans les rues et la police subit une épuration massive, tandis que les représentants de la justice poursuivent leur ascension professionnelle, auréolés d’une image flatteuse de laveurs de linge sale… La position de Lumet est claire : ce n’est pas la corruption de la police qui est au cœur du problème, mais celle de l’âme humaine dans son ensemble. Le Prince de New York n’a pourtant rien d’un réquisitoire abstrait, qui ignore la fièvre du danger ou les sentiments contrastés des hommes. La preuve ? Notre cœur finit par se serrer en voyant ces ripoux, dos au mur, trahir leurs amis, être méprisés et exclus par leurs pairs ou, pire, mettre fin à leurs jours… Leurs rêves de jeunesse à jamais évanouis.

Synopsis : En 1971, Danny Ciello est inspecteur de police, membre de la brigade des stupéfiants de New York. Il accepte de collaborer avec le département de la justice pour enquêter sur la corruption qui gangrène la police.

Le Prince de New York : Bande-annonce

Le Prince de New York : Fiche technique

Titre original : Prince of the City
Réalisateur : Sidney Lumet
Scénario : Sidney Lumet et Jay Presson Allen, basé sur le livre Prince of the City: The True Story of a Cop Who Knew Too Much de Robert Daley
Interprétation : Treat Williams (Daniel Ciello), Jerry Orbach (Gus Levy), Richard Foronjy (Joe Marinaro), Don Billett (Bill Mayo), Norman Parker (Rick Cappalino), Paul Roebling (Brooks Paige), Bob Balaban (Santimassino), James Tolkan (Polito), Steve Inwood (Mario Vincente)
Photographie : Andrzej Bartkowiak
Montage : Jack Fitzstephens
Musique : Paul Chihara
Producteur : Burtt Harris
Durée : 167 min.
Genre : Drame policier
Date de sortie : 13 janvier 1982
Etats-Unis – 1981