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Les affres de l’écriture chez Stephen King

Les romans de Stephen King, et, par voie de conséquence, les films qui en sont les adaptations, sont peuplés de personnages d’écrivains. S’inspirant de sa propre expérience, King sait créer des situations permettant une réflexion sur le statut de l’écrivain, l’écriture comme une nécessité psychologique ou morale, les devoirs de l’écrivain par rapport à ses fans, à sa famille, à sa propre carrière, etc. A travers trois films adaptés (plus ou moins fidèlement) de romans de Stephen King (dans l’ordre chronologique : Shining, de Stanley Kubrick, Misery, de Rob Reiner, La Part des ténèbres, de George Romero), il est possible de définir une description caractéristique de l’écrivain.

Jack Torrance ou la nécessaire solitude
L’acte d’écriture est d’abord un acte solitaire. Un acte qui se pratique seul et nécessite de la solitude. C’est d’ailleurs cette considération qui, en premier lieu, a guidé Jack Torrance vers ce poste de gardien d’un hôtel vide pendant les longs mois d’hiver. Pour Jack Torrance, l’écriture nécessite un isolement, un enfermement, une coupure par rapport au monde extérieur. Cette coupure est bien entendu symbolisée par la neige, qui coupe l’hôtel du reste du monde. La réalisation de Kubrick insiste aussi sur cet isolement de Jack, le filmant en train d’écrire, seul dans une immense salle qui résonne des frappes sur la machine à écrire.
S’il fallait une preuve de l’attachement de Jack Torrance à cet isolement absolu, l’écrivain nous la donne lors d’une terrifiante crise de colère provoquée par l’entrée de son épouse Wendy dans « sa » salle :

« chaque fois que tu entres ici, tu me déconcentres. Je perds le fil, et il me faut du temps pour reprendre là où j’en étais (et là il déchire brutalement la feuille qu’il vient d’arracher à la machine). On va mettre en place une nouvelle règle : quand je suis ici et que tu m’entends taper à la machine… ou non, quoi que je sois en train de foutre ici, ça veut dire que je travaille, ça veut dire « n’entre pas » »

Ce désir de solitude est si important qu’on a vite l’impression que Wendy et Danny mènent une vie à part, loin de Jack. Kubrick multiplie les scènes dans lesquelles le mari est dans son coin, et la femme et l’enfant sont ailleurs. L’isolement de l’écrivain se fait même par rapport à sa famille. Contrairement à Thad Beaumont (le personnage de la Part des ténèbres : cf. infra), Jack Torrance ne fait pas lire sa production littéraire à sa femme. Il ne partage pas son écriture. Le reste du monde est perçu uniquement comme une gêne, une perturbation de son processus de création.
Il faut dire que Jack met beaucoup d’espoir dans cette œuvre qu’il est en train d’écrire. Lorsque Wendy propose de repartir car elle sent que son fils est en danger, le père réplique qu’il n’aura jamais une meilleure occasion d’écrire son chef d’œuvre. Le but original est bel et bien de pouvoir faire vivre sa famille grâce à l’écriture (ce que l’on retrouvera chez les trois écrivains présents dans cet article). Ecrire n’est pas forcément une fin en soi, l’écrivain envisage de vivre avec cela. Il parle déjà de sa « carrière », alors qu’il n’a pas écrit une ligne de son roman.
L’isolement est d’autant plus que ce processus de création est particulièrement compliqué. Un mois après son arrivée à l’hôtel, Jack n’a toujours pas écrit une ligne. A ce moment-là, il est encore disponible pour son épouse, discutant avec elle. Et même quand il s’isole, au début, il passe plus de temps à lancer une balle contre un mur qu’à taper à la machine.
Cet enfermement est, forcément, propice à l’introspection. L’écriture est enfermement sur soi, un acte qui isole, qui enferme l’écrivain dans son intérieur. Et c’est là que le bât va blesser, dans le cas de Jack Torrance du moins. Chaque séance d’écriture semble marquer une étape de plus dans la progression de la folie de Jack (ou dans l’exacerbation d’une violence déjà pré-existante : n’oublions pas que Jack a déjà blessé son fils dans le passé).
Cependant, il convient aussi de noter que l’écriture est révélatrice de cette folie de l’auteur. En effet, si Wendy comprend que son mari a basculé dans la folie, c’est d’abord en découvrant des dizaines de pages remplies avec une seule et unique phrase, répétée à l’infini :

« All work and no play makes Jack a dull boy ».

Thaddeus Beaumont et George Stark ou la dualité de l’écrivain
Parmi les thèmes fréquemment employés par Stephen King, il y a celui des rapports entre l’écrivain et l’être social. Ainsi, un auteur peut être, dans sa vie civile quotidienne, un personnage tout à fait ordinaire, un mari aimant, un père de famille attentionné, mais, en tant que romancier, il peut écrire des choses complètement opposées à ce personnage ordinaire (la thématique a été largement développée par Marcel Proust à travers le personnage de Bergotte dans La Recherche du temps perdu).
Prenons l’exemple de Thaddeus Beaumont, le protagoniste de La Part des ténèbres, interprété par Timothy Hutton dans le film de George Romero millésimé 1993). Il est, a priori, tout l’inverse de Jack Torrance. Enseignant la création littéraire à l’université, Thad est un mari et, depuis peu, un père de famille que l’on pourrait dire comblé. De plus, il est en train d’écrire un livre qui, selon sa femme et son agent, risque fort d’être enfin le succès littéraire critique et public qu’il attendait tant ! En effet, jusque là, si les livres de Thaddeus Beaumont étaient encensés par la critique, ils étaient boudés par le public. Des romans d’intellectuels.
Tout l’inverse de George Stark. Les romans de Stark sont des succès publics importants, mais sont des œuvres de piètre qualité. Des romans violents, mêlant brutalité et sexualité, faisant appel aux plus bas instincts des lecteurs. Le tout agrémenté d’un langage grossier. Des romans qui ont assuré la fortune de leur auteur, George Stark…
…qui n’est autre que le pseudonyme de Thaddeus Beaumont.
Alors, le pseudonyme est-il un simple jeu littéraire ?
Ce serait trop facile. La femme de Thad l’affirme : lorsque son mari écrivait sous son pseudonyme de George Stark, il devenait une personne complètement différente (là aussi, l’activité de l’écrivain a un impact sur toute la famille, comme Jack Torrance qui se coupe des siens, ou comme Paul Landon et son épouse dans Lisey’s Story). Une personnage plus violente, au langage grossier, et buvant beaucoup trop. Beaumont lui-même définit les périodes où il écrit pour George Stark comme « des états de transe ». Comme s’il était dépossédé d’une partie de son existence.
Alors, Stark le pseudonyme a-t-il une vie à part entière ? L’écrivain a-t-il une existence indépendante de celle de l’homme ordinaire ? C’est en tout cas ce qui arrive dans ce film : on enterre George Stark, mais il revient à la vie.
Stephen King et George Romero multiplient les images qui montrent la dualité de cet identité de l’écrivain, et ce dès la scène d’ouverture du film : le jeune Thad est en train d’écrire avant de s’effondrer, victime de maux de têtes ; lors d’une opération, on découvre qu’il a un autre être en lui-même. Cette dualité parcourra tout le film : lorsque Beaumont donne ses cours, il affirme que l’écrivain seul peut se permettre de laisser libre ce personnage intérieur secret, de le laisser « vivre, respirer, faire la fête » :

« l’écrivain DOIT sortir cet être intérieur de sa cellule, il doit lui donner une voix sinon son œuvre entière sera inhibée ».

L’écrivain est donc double. Stark est à la fois un être à part, différent de la vie de Thaddeus Beaumont, et quelqu’un qui lui attaché. Ce pseudo lui permet de donner libre cours à sa part des ténèbres, à ces idées noires, à la brutalité, la violence, l’attrait pour le sexe. Beaumont est l’être social bien propre sur lui, l’image de l’écrivain aimé des critiques et d’une poignée d’universitaires, mais pas lu par le public, alors que Stark est l’écrivain honteux, le brutal qui fouille dans la fange de l’humanité.
Mais Stark n’existe pas pleinement : il reste attaché à son créateur. Étant un personnage avec une demi-existence, une existence de papier uniquement, Stark a besoin que l’on écrive pour qu’il puisse continuer à vivre. C’est, là aussi, la distinction entre le personnage réel, social, et l’écrivain : si l’écriture disparaît, l’écrivain disparaît avec elle. L’écriture est donc une nécessité pour continuer à vivre.

Paul Sheldon ou le fanatisme littéraire
Comme Thaddeus Beaumont, Paul Sheldon connaît ce contraste entre succès public et succès critique.
Comme Thaddeus Beaumont, Paul Sheldon aimerait maintenant pouvoir publier LE grand roman qui sera à la fois adoré par les critiques du New York Times et par le grand public.
Comme Thaddeus Beaumont, il a dû se résigner à signer une saga littéraire bien inférieure à ses prétentions (et ses capacités) artistiques, mais qui fut un succès de librairie gigantesque et qui fit de lui un auteur suffisamment riche pour pouvoir vivre de sa plume (et c’est rare). Mais il en a un peu honte, et surtout il en a franchement assez.
Sheldon ne se considère même plus comme un écrivain depuis qu’il écrit les romans de la saga Misery. Il déteste ce style d’écriture, qui l’a pourtant rendu célèbre. Il ne se reconnaît pas.
L’auteur a donc, lui aussi, affaire à cette dualité (même si, ici, il n’y a pas de pseudonyme) : vendeur populaire ou grand écrivain ? Et, comme Thad Beaumont, il pense avoir résolu le problème avec son nouveau roman. Ce qui lui permet donc de tuer, non pas son pseudo, mais son héroïne.
Sauf qu’ici, le problème n’est pas tant le rapport entre l’homme privé et l’écrivain, mais entre l’écrivain et son public. Sheldon est alors entre les mains de la fan absolue, « la plus grande admiratrice » de son œuvre. La fan qui sait tout, qui suit et observe de façon inquiétante la vie de son auteur préféré, guettant la moindre info, s’assimilant à l’héroïne et même confondant réalité et fiction (ce type de personnage se retrouve aussi dans Lisey’s story). King met en lumière la relation malade d’amour-haine, cette admiration des fans qui devient invasive, intrusive.
C’est également une mise en évidence du rapport parfois maladif entre le romancier et le héros ou l’héroïne qui l’a rendu célèbre : d’un côté le personnage a permis l’aisance financière de son auteur (l’agent de Sheldon, interprétée par Lauren Bacall, rappelle à Sheldon que Misery a permis aux filles de l’écrivain de faire des études), d’un autre côté le personnage devient envahissant au point d’étouffer le travail de l’écrivain et de rendre impossible le passage à autre chose (sir Arthur Conan Doyle avait connu cela avec le personnage de Sherlock Holmes, qu’il tue dans la nouvelle Le Dernier Problème avant de ressusciter plus tard sous la pression du public).