Très grand cinéaste contemporain, Michael Haneke n’a cessé, tout le long de sa filmographie, de filmer son sujet favori : la bourgeoisie. C’est par le prisme familial qu’il nous montre ses travers ; en témoignent le très célèbre La Pianiste ou sa dernière réalisation en date, Happy End.
Michael Haneke s’est forgé une réputation de cinéaste sans concessions, à la filmographie choquante et obsessionnelle. Il est vrai que dans nombre de ses œuvres on retrouve ses thèmes de prédilection dont l’épicentre serait la famille bourgeoise. De son premier film de cinéma (il a aussi eu une carrière à la télévision), Le Septième Continent, à son dernier en date, il a pu décliner à souhait ce thème-ci en y incorporant d’autres thématiques sociétales.
Pour reprendre l’exemple du Septième Continent, sorti en 1989, on peut voir qu’il a déjà pu y poser les bases de sa vision très noire de la société : il filme le mal-être sociétal d’une famille bourgeoise qui va finir par s’autodétruire, dans un final glaçant. Il filme pendant de longues minutes cette famille détruire tous ses biens matériels : télé, vaisselle et même dessins de leur fille. Pendant tout le visionnage on comprend qu’il y a une distance émotionnelle entre les différents membres de la famille, surtout entre les parents et leur fille. Cette dernière s’en rend d’ailleurs compte, puisque cette distance va se caractériser par une somatisation qu’elle va transformer en douleurs physiques.
Il est intéressant de noter que d’ailleurs Haneke se sert des enfants de ces familles bourgeoises comme de catalyseurs de leur mal-être. Comme nous l’avons vu, ils peuvent être victimes de l’indifférence parentale (c’est aussi le cas dans Happy End) mais ils ne sont pourtant pas foncièrement « innocents ». Ils sont acteurs du mal-être familial. Dans Benny’s video (1992), peut-être l’œuvre de Haneke la plus parlante sur ce sujet, Benny est un adolescent qui paraît normal mais qui est obsédé par l’univers de la vidéo. Se retrouvant très souvent seul et n’ayant pas vraiment de figure d’autorité à qui se raccrocher, il va finir par commettre l’irréparable en tuant une jeune fille rencontrée peu avant. Finalement, ses parents vont finir par l’apprendre et devenir entièrement complices de son crime. Faute d’avoir la considération de leurs parents, trop souvent centrés sur eux-mêmes et leur travail, les enfants des familles bourgeoises « hanekiennes » sont désemparés et livrés à eux-mêmes, quitte à commettre des actes répréhensibles. Dans Caché (2005) par exemple, et même si le réalisateur ne nous délivre pas la clef du mystère, on peut s’imaginer que Pierrot, l’enfant des Laurent (nom repris dans d’autres de ses réalisations françaises) serait le responsable des envois de cassettes à ses parents, comme un acte de rébellion ou une volonté de les faire réagir.
Il y a donc en effet un gouffre entre les membres de ces familles, mais également entre elles et le monde extérieur : un aveuglement. Cet aveuglement est excellemment montré dans Happy End (2017): on y suit la famille Laurent, de la grande bourgeoisie de Calais, au bord de la rupture. Elle est tellement prise dans la spirale infernale de ses problèmes, centrée sur son nombril, qu’elle ne peut pas voir la réalité telle qu’elle est. Seul le fils unique d’Anne (Isabelle Huppert), Pierre, se rend compte du décalage entre sa famille et le monde extérieur, et pour leur faire voir la vérité en face invite des migrants au repas de mariage de sa mère et son beau-père. C’est un choc car, évidemment, cette famille bourgeoise ne traîne qu’avec d’autres bourgeois.
De plus, Michael Haneke critique également l’avilissement de cette bourgeoisie au travers de sa perversité : Thomas (Mathieu Kassovitz) n’a que faire de sa fille Eve, qui l’embarrasse et à qui il ne veut reconnaître ses torts. Il est trop occupé à correspondre avec sa maîtresse via Messenger, en conversant sur ses fantasmes les plus sombres et purement sexuels, quand bien même il vient d’avoir un enfant avec sa compagne. On retrouve la même perversité ailleurs : avec ses cruels manques de communication entre membres de la famille, personne ne se rend compte que le grand-père Laurent (Jean-Louis Trintignant) cherche à se suicider, et personne ne s’en soucie.
C’est une vision implacable de la bourgeoisie qui nous est montrée, dépressive et violente envers elle-même.
Cette violence, prégnante dans la filmographie de Michael Haneke, ne peut pas être plus exacerbée que dans son célèbre Funny Games (l’original étant sorti en 1997). C’est un intéressant portrait du mal campé par deux jeunes hommes apparemment bourgeois, propres sur eux et qui paraissent bien sous tous rapports, du moins à première vue. Car en effet, ils s’attaquent à d’autres familles bourgeoises, jusqu’à finir en tragédie. Le mal ne vient donc pas « d’en-bas », comme l’on pourrait s’y attendre si l’on pensait à la violence de la lutte des classes ; non. Ici cette classe sociale se « dévore » entre elle. Souvent d’ailleurs cette violence n’a pas vraiment d’explication, elle paraît même gratuite (que ce soit dans Funny Games ou d’autres de ses films) ou tout du moins le réalisateur ne prend pas le temps de nous donner de réponse quant à ce qui arrive. Sa réalisation se sert brillamment de plans fixes ou de plans-séquences pour nous montrer des personnages dans leur quotidien, de façon neutre voire impassible. C’est d’autant plus déstabilisant qu’elle nous met face à leurs actions et comme il n’y a que très peu de place accordée aux mouvements de caméra, à une réalisation qui se remarquerait en quelque sorte, on se retrouve donc seul spectateur « coincé » avec ces images.
Comme nous avons pu brièvement l’évoquer plus haut ces familles bourgeoises font face à de grosses lacunes émotionnelles et leurs différents membres ont même souvent des problèmes de communication. C’était le cas dans Happy End comme nous l’avons dit, mais cela se remarque beaucoup plus fortement dans Code Inconnu (2000), peut-être le film le plus expérimental de son réalisateur. Tout le concept est basé sur l’impossibilité des personnages à communiquer clairement entre eux et leur impossibilité à se comprendre. La première scène du film constitue à elle seule cette idée : une petite fille qui semble mimer quelque chose puis on se rend compte qu’elle est muette, comme ses camarades de jeu, et ils n’arrivent pas à la comprendre. Le message n’est pas passé. C’est le cas pour le reste de l’histoire : les messages ne passeront pas.
Finalement, on peut dire que cette incommunicabilité est au cœur même de la filmographie de Michael Haneke, dans le sens où lui-même refuse de donner des analyses de ses œuvres et où il brouille délibérément des clefs de lecture, en rendant inaudible un dialogue ou bien en coupant une scène avant la fin. Cependant tout n’est pas perdu puisque c’est au spectateur de se faire ses propres conclusions. On peut également ajouter que le thème de la bourgeoisie lui a permis d’exacerber certaines de ses visions : celle d’une société malade, à la violence incompréhensible et aux individus égocentriques. Une vision certes pessimiste, mais pas forcément éloignée de la réalité.