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Peindre et redessiner l’amour chez Céline Sciamma

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Portrait de la jeune fille en feu n’est pas seulement l’histoire d’un amour au présent, c’est aussi celle d’une peintre qui exerce son art.  Marianne n’est pas une figure historique mais elle est une femme qui peint et qui doit créer avec les conventions de son temps tout en rendant son sujet acteur de l’œuvre à venir. Il ne s’agit pas pour Céline Sciamma de raconter un destin mais de filmer une création vivante, qui s’interroge sans cesse sur sa capacité à se réinventer. Une nouvelle manière de présenter l’art au cinéma non pour sa beauté mais pour sa capacité à redessiner les relations et regards entre les êtres.

Peindre, tout simplement

Raconter une histoire neuve est toujours un événement. Au cinéma, friand d’adaptations et autres remakes, plus encore. Parler d’art est une odyssée dans laquelle le biopic est maître. Pourtant, certains se sont risqués sur des terres plus révolutionnaires en parlant d’art au féminin et en se tournant vers des destinées moins balisées. C’est ainsi que Martin Provost réalise en 2008 le film Séraphine. Il s’inspire de l’histoire de Séraphine de Senlis dont l’une des vies fut celle de peindre. Au-delà du travail de biopic, qui nécessite toujours d’aller vers une destinée, Martin Provost s’est attaché à présenter un travail au-delà d’une pure biographie, en mettant un art et surtout une artiste (inconnue jusque-là du grand public) en lumière. C’est ce qu’il fit également des années plus tard avec Violette (sur l’écrivaine Violette Leduc, elle aussi peu connue du grand public). Ce qui est intéressant, c’est la manière dont Martin Provost a filmé et surtout envisagé son héroïne artiste : « Ce qui m’a le plus intrigué quand je me suis intéressé à Séraphine Louis, c’est qu’une simple femme de ménage, à une époque où les classes sociales étaient si éloignées, était si impénétrable, osait passer outre tout ce qui était interdit pour faire ce qu’elle savait qu’elle était faite pour faire : peindre », déclarait-il dans une interview en 2010.

Ce qui frappe dans ces mots du réalisateur, c’est l’idée de filmer quelqu’un qui fait ce qu’il doit faire, en résumé : peindre. Ce n’est que cela que Céline Sciamma propose dans Portrait de la jeune fille en feu. Marianne n’est pas une figure d’artiste en particulier, aucune destinée ne l’attend autre que peindre. Ces deux figures n’ont donc rien à voir que ce soit par le milieu dans lequel elles évoluent ou dans leur rapport à l’art, cependant elles sont filmées comme des femmes qui peignent et simplement pour cela. A la différence de Séraphine, Marianne ne rencontre pas d’obstacle particulier au cours du film. Elle n’est pas empêchée de peindre. Au contraire, même quand c’est en secret, elle ne fait que peindre, remplir la surface, s’interroger sur ce qu’elle est en train de produire.

Changer de regard

Cependant, le vrai intérêt de l’art tel que présenté dans Portrait de la jeune fille en feu réside dans le fait que Marianne opère un véritable glissement dans sa manière de peindre. En balayant toute notion de conflit, Céline Sciamma fait de l’art, et ici de celui du portrait, une co-création entre le sujet de la peinture et celui qui peint. Une création commune et vivante résumée dans le fameux « si vous me regardez, qui je regarde moi? » lancé par Héloïse à Marianne pour lui montrer qu’elle existe dans l’acte de peindre tout autant que la peintre elle-même. En art, dans le cinéma en général, le sujet du tableau est encore trop souvent considéré comme un objet. Pour preuve le récent et très beau Chevrotine (Laetitia Masson, 2022) dans lequel une peintre à fleur de peau, interprétée par Elodie Bouchez, entreprend le portrait de son futur amant lui sommant à chaque instant de ne pas parler, de ne pas bouger. Elle le fige ainsi à son image, le modèle. Cette scène préfigure la chute future de cet amour envahissant. Or, chez Céline Sciamma, c’est en dialoguant que le tableau se fait. Quand est révélé à Héloïse que Marianne la peint, elle ne la met à la porte, elle lui demande simplement de recommencer le tableau, cette fois avec sa complicité. « Elle a épuisé d’autres peintres avant vous » : oui, ceux qui la voulaient docile, exposée.

C’est pour cela que dans Portrait de la jeune fille en feu, il l’enjeu est de comprendre comment le l’art trahit des émotions. C’est d’ailleurs en feu littéralement que l’on découvre d’abord Héloïse dans un portrait réalisé par Marianne et qui est vu bien des années après. Ce tableau aurait pu demeurer une jolie introduction, s’il ne faisait plus tard écho à une scène centrale et magistrale du film porté par des voix de femmes. Le tableau est le souvenir de l’instant vécu, il en est la recréation une fois que le dialogue a eu lieu. C’est ainsi que par défi, pour peindre ce qui n’est jamais raconté ou représenté, Marianne repeint en souvenir l’avortement vécu par Sophie. Et c’est Héloïse qui prend la place de la faiseuse d’anges.  Le spectateur revit alors une scène déjà construite par Céline Sciamma comme une utopie de douceur où pourtant la douleur a toute sa place. On pense notamment à l’acte artistique proposé en dytique par la réalisatrice de The Souvenir I et II pour recréer un événement majeur de sa vie par le cinéma, en faire de l’art.

Peindre encore et toujours

On découvre ainsi que l’art a la capacité à dire le réel, à le représenter, non pour simplement le recréer à l’identique, mais faire naître des images nécessaires. Ce n’est pas sa seule fonction mais cette scène d’avortement peinte vient comme un pansement auquel fait écho le récent L’événement d’Audrey Diwan. Le cœur de Portrait de la jeune fille en feu réside dans les deux tableaux d’Héloïse peints par Marianne et qui se répondent. L’artiste Hélène Delmaire, à l’origine des peintures du film, a créé des tableaux qui ont demandé plus de quatre-vingt heures de travail avant de devenir les portraits que nous voyons à l’écran. On voit l’artiste au travail et ce sont ses mains qui ont servi de doublure à Noémie Merlant. Dans le passionnant et documenté portrait fleuve de Sciamma publié dans le New Yorker en janvier 2022, la journaliste et la réalisatrice reviennent sur la conception de ces deux tableaux. Elles décortiquent la manière dont la bascule entre une Héloïse conventionnelle, ravie d’être peinte, et l’Héloïse du portrait final, réalisé avec sa collaboration, a été complexe à transcrire en peintures.

On peut lire dans les lignes de l’article du New Yorker (version traduite directement de l’américain) : « vu à divers stades d’achèvement – le portrait fini à côté des précurseurs inachevés – le visage, s’amenuisant comme celui du chat du Cheshire, paraissait particulièrement agréable et complaisant, comme s’il acceptait son propre démantèlement », alors que « le deuxième portrait, réalisé avec la collaboration d’Héloïse, la montre de biais, l’expression réservée. Elle ressemble moins à quelqu’un prêt à écouter attentivement une longue histoire et plus à quelqu’un qui a sa propre longue histoire ». Il s’agit non plus d’être regardée mais de regarder soi-même et de se dérober aux regards, comme pour dire « je suis en vie, j’ai plus à dire que ce tableau ». C’est pourquoi Marianne elle-même se peint pour Héloïse à la page 28 des Métamorphoses et que cette même page 28 demeurera comme un clin d’œil sur un autre portrait d’Héloïse réalisé par un autre bien plus tard. Comme pour dire encore une fois qu’il faut regarder au-delà du tableau, à l’image de celui qui fascine Céline Sciamma lors d’une exposition (scène racontée toujours dans l’article du New Yorker): L’auteur à ses occupations où l’on voit une femme peindre tout en s’occupant d’un bébé. Le plus important à retenir de cet autoportrait de Marie-Nicole Dumont ? Elle peint et c’est déjà beaucoup.

Reporter LeMagduCiné