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« Sorry We Missed You » : avis de passage (d’arme à gauche)

Ken Loach et son scénariste Paul Laverty continuent de dresser le portrait de la société britannique en racontant l’histoire des Turner, famille pauvre de Newcastle dont le père fait le « choix » de travailler pour une plate-forme de livraison afin de parvenir à joindre les deux bouts. Si le scénario est démonstratif et insistant, Sorry We Missed You n’en révèle pas moins efficacement les conséquences destructrices d’une ubérisation dont la modernité apparente cache encore trop souvent la réalité des travailleurs qui la subissent.

Il y a une scène, dans Sorry We Missed You, où le fils de la famille Turner et ses amis, graffeurs amateurs, revêtent des vestes de chantier jaune fluo qui ne sont pas sans rappeler certains « gilets ». Ne pas y voir un clin d’œil malicieux de Ken Loach, le film a été tourné quelques semaines avant le début du mouvement social français. Les Turner seraient pourtant tout à fait légitimes sur un rond point, prolétaires au bord de la crise de nerfs. La fin du film est résolument sombre mais demeure ouverte, et on peut imaginer que Ricky, Abby et leurs deux enfants finissent par comprendre ce qui leur arrive et se révolter. Sorry We Missed You nous donne plutôt à voir ce qui se passe avant cette prise de conscience.

On a beaucoup lu que le dernier film de Ken Loach traitait de l’ubérisation de la société. Avec un père qui travaille comme chauffeur pour une plate-forme de livraison et une mère qui exerce la profession, peu valorisée et pourtant indispensable, d’aide à domicile pour personnes âgées ou handicapées, le scénario de Paul Laverty montre en effet l’application des dogmes néolibéraux dans deux branches différentes du monde du travail, avec les mêmes résultats : isolement du travailleur de tout collectif de travail, la flexibilité comme mot d’ordre, une responsabilisation maximale, des salaires ridicules… Concernant le travail de Ricky, le film démonte l’impasse de l’économie de plate-forme, l’ubérisation n’étant rien d’autre qu’une manière de faire porter sur le dos des travailleurs le poids des inconvénients du salariat et de l’auto-entrepreneuriat sans leur accorder les avantages de l’un ni de l’autre. L’entretien entre Ricky et son futur chef, Maloney, au tout début du film, est l’occasion pour Laverty et Loach de montrer toute la vulgarité de la novlangue mise en œuvre pour rendre ce modèle désirable. Ricky, en rejoignant cette boîte, pense faire un choix. A la fin du film, il s’exclamera au contraire qu’il n’en a pas d’autre que continuer à travailler, après avoir enchaîné épreuve sur épreuve, humiliation sur humiliation.

Au sujet de cette escadrille d’emmerdes qui atterrit sur la famille Turner, il n’est pas interdit d’estimer que Loach et son scénariste y vont avec une finesse toute pachydermique. Il y a souvent chez le cinéaste une complaisance qui flirte parfois avec le poverty porn. Si ses multiples prix cannois ont permis au réalisateur de voir ses films plus largement distribués au Royaume-Uni (Moi, Daniel Blake s’étant payé le luxe de séances en multiplexe), on a parfois l’impression que ses oeuvres servent de caution sociale à un festival dont le tapis rouge met généralement plus en valeur le fameux 1% des personnes les plus riches que les 99% restants. L’absence du film de Loach au palmarès cette année est au demeurant peut-être à mettre au compte d’une sélection très engagée, avec des films comme Parasite ou Bacurau, beaucoup plus ambitieux cinématographiquement parlant.

Mais s’en tenir à cette critique conduirait à oublier que tout ce que nous montre Loach existe bel et bien. Si la cruauté qui s’abat sur les Turner est le fait d’un scénariste trop démonstratif, celle qui touche tous les Turner anonymes qui pourraient s’identifier à ces personnages est bel et bien le fait d’un néo-libéralisme dont le plus grand méfait est symbolisé dans le film par plusieurs absences. Premièrement, celle de l’Etat. Il n’y a plus que deux interlocuteurs dans le monde que Loach nous dépeint, les exploités et les exploitants, et plus aucun garde-fou, conséquence autant des privatisations à marche forcée outre-Manche que de la colonisation des esprits par l’idéologie dominante. Ricky lui-même tire une fierté de ne jamais avoir touché le chômage. La honte d’être corvéable à merci plutôt que la honte d’être assisté. En réalité, on l’a vu, il n’y a pas de choix possible.

La seule scène où une quelconque institution apparaît dans Sorry We Missed You est celle de l’hôpital, auquel Ricky doit se rendre après avoir été agressé par trois jeunes qui convoitaient les téléphones qu’il devait livrer. Qu’y voit-on ? Des heures d’attente et un personnel qui fait ce qu’il peut, tout comme Abby fait ce qu’elle peut dans son métier, pas très éloigné. C’est dans cette salle d’attente qu’Abby, enfin, se rebelle, insultant copieusement Maloney, qui vient d’annoncer à Ricky que l’agression qu’il a subie a un coût, et qu’il devra le payer lui-même… Abby hurle au téléphone, et les autres patients la regardent, ni compatissants ni révoltés, simplement indifférents. Eux-mêmes ont leurs propres problèmes. Ricky décide alors de ramener sa femme chez lui, comme s’il était honteux de se livrer ainsi au milieu de ses semblables. C’est surtout l’absence de solidarité qui est honteuse, mais elle n’est pas le fait de ces individus qui ne réagissent pas. Pris un par un, ils peuvent même compatir, comme la dame qui échange quelques mots avec Abby à un arrêt de bus, un peu plus tôt dans le film. Mais ils n’existent plus en tant que groupe social. La solidarité ouvrière et la lutte des classes qu’elle permet sont d’autres victimes de l’offensive néo-libérale, au même titre que l’Etat.

Dans une scène, une « cliente » d’Abby lui montre des photos des grandes luttes des années 80, contre le néo-libéralisme thatchérien, auxquelles elle avait participé. La misère existait déjà, mais la lutte permettait l’espoir de jours meilleurs. Abby, en retour, n’a que des photos de famille à montrer. Le champ social des travailleurs pauvres s’est réduit à sa plus petite expression. Cette famille, ultime refuge de ceux qui n’ont plus rien, est elle-même menacée. On peut bien sûr essayer de se battre contre les Maloney, exploiteurs délégués mais finalement eux-mêmes simples pions du système, mais on ne peut pas aller se battre contre les Jeff Bezos. Alors on s’en prend à ceux qui nous sont le plus proches, physiquement ou symboliquement (les personnes âgées dont s’occupe Abby, abandonnées par leurs enfants, en sont un exemple), voire à soi-même : on peut aussi interpréter la fin du film comme une sorte de suicide.

On peut regretter que Ken Loach achève son film sur une note sombre. Dans un entretien à Politis (n°1573, 17 octobre 2019), il expliquait vouloir susciter la colère, « nécessaire pour commencer à s’opposer à ce qui se passe ». Noble initiative, mais de quelle colère parle-t-on ? Les Ricky et les Abby n’ont de toute évidence ni le temps ni les moyens d’aller au cinéma. Sans doute plutôt la colère de ceux qui ont encore la possibilité de se rendre dans les salles obscures et qui, cultivés autant que connectés, peuvent être tentés de passer commande sur ces plate-formes. Si Sorry We Missed You a une qualité, c’est de confronter ces clients potentiels aux procédés déshumanisants qu’ils cautionnent d’un simple clic.

Bande-annonce : Sorry We Missed You

Sorry We Missed You – Fiche technique

Réalisateur : Ken Loach
Scénario : Paul Laverty
Interprétation : Kris Hitchen (Ricky), Debbie Honeywood (Abby), Rhys Stone (Seb), Katie Proctor (Liza Jane), Ross Brewster (Maloney)
Photographie : Robbie Ryan
Montage : Jonathan Morris
Musique : George Fenton
Productrice : Rebecca O’Brien
Maison de production : Sixteen Films
Distribution (France) : Le Pacte
Durée : 100 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 23 Octobre 2019
Royaume-Uni / France / Belgique – 2019