Premier volet d’un diptyque de nouvelles adaptations de romans de Tom Clancy, Sans aucun remords bénéficie de la mise en scène nerveuse et efficace qu’on attend de ce genre de productions, ainsi que d’une distribution convaincante menée par Michael B. Jordan. Question originalité, par contre, on repassera, le film n’empruntant que des voies usées jusqu’à la corde. Très éloigné de sa source littéraire, le scénario signé Taylor Sheridan développe de manière superficielle une idée séduisante : la permanence de l’adversaire russe comme schéma politique essentiel aux États-Unis. Quitte à le recréer de toutes pièces.
Le roman de Tom Clancy Without Remorse, best-seller publié en 1993, conte l’histoire de John Clark, personnage récurrent de la « saga Ryan » du célèbre auteur américain. Le récit assez complexe mêle l’histoire personnelle de John Kelly (il sera plus tard obligé de changer d’identité), ancien Navy SEAL lancé dans une sanguinaire quête de vengeance contre le gang de proxénètes et dealers qui a violé et assassiné sa femme (et a failli le tuer lui-même), et une mission militaire, Kelly se voyant chargé de sauver un colonel américain d’un camp de prisonniers nord-vietnamien (l’action se déroule en 1970) avant qu’il ne livre à l’ennemi des informations classifiées. Avec Kelly/Clark, Tom Clancy introduisait dans son univers d’espionnage et d’action militaire de la Guerre froide un personnage aux méthodes nettement plus expéditives et brutales que Jack Ryan.
Observer le cycle d’adaptations des œuvres de Clancy est pour le moins révélateur. La plupart de ses romans se situant dans le contexte historique de la Guerre froide, il semble logique que les adaptations cinématographiques les plus célèbres aient suivi de près la chute du mur de Berlin : A la poursuite d’Octobre rouge (John McTiernan/1990), Jeux de guerre (Philip Noyce/1992) et Danger immédiat (Noyce encore/1994). Quelques années plus tard, La Somme de toutes les peurs (Phil Alden Robinson/2002) paraissait déjà anachronique, la menace d’une apocalypse nucléaire s’étant éloignée. Si les adaptations en jeux vidéo ont été ininterrompues depuis la fin des années 90 (les séries Rainbow Six, Ghost Recon, Splinter Cell, etc.), remportant souvent un succès important, le septième art semblait être passé à autre chose. L’URSS défait, la Russie en chute libre, « l’ennemi héréditaire » semblait définitivement à genoux. Le cinéma américain traduisant (ou servant) de tout temps le climat politique du pays, la figure du « méchant russe » disparaissait des écrans après un demi-siècle de bons et loyaux services.
On connaît la suite : alors que l’Amérique subissait de plein fouet le « retour de l’Histoire » (attentats de 2001, bourbiers irakien et afghan), la Russie amorçait son grand retour sur la scène politique internationale sous l’égide de Vladimir Poutine (redressement spectaculaire de l’économie, mise au pas des oligarques, victoire en Tchétchénie). Si les provocations des années suivantes (extension de l’OTAN, révolutions de couleur en Géorgie et en Ukraine en 2003-2004, installation de missiles en Pologne en 2007-2008, intervention russe en Géorgie en 2008) furent suivies de (maigres) gestes d’apaisement (soutien russe aux Etats-Unis après les attentats de 2001, « reset » des relations sous Obama, accords New START), les relations entre les deux géants mondiaux se sont fortement dégradées ces dix dernières années. Renforcement militaire russe, rapprochement économique avec la Chine, affaire Snowden (pour rappel, ce dernier bénéficie de l’asile politique en Russie), annexion russe de la Crimée suivi de sanctions exigées par Washington, intervention russe en Syrie alors que les Etats-Unis s’en retiraient, soupçons d’ingérence russe dans les élections présidentielles américaines de 2016 : la plupart des spécialistes parlent désormais ouvertement du retour de la Guerre froide. Si les tensions se sont très légèrement apaisées sous la présidence Trump (les soupçons récurrents de collusion entre celui-ci et la Russie étant contredits par de nouvelles sanctions économiques et provocations militaires), l’élection récente de Joe Biden à la Maison-Blanche semble constituer la promesse d’un énième durcissement des positions…
Dans ce contexte, faut-il s’étonner que la Guerre froide et les relations américano-russes aient à nouveau la cote dans les fictions étatsuniennes, au cinéma comme à la télévision ? Enumérer celles qui, durant cette dernière décennie, ont recyclé le Russe comme figure de l’antagoniste serait un exercice fastidieux tant elles sont nombreuses. Si l’on recentre la question autour du sujet qui nous occupe, c’est-à-dire les adaptations d’un auteur dont les œuvres sont emblématiques de la période de la Guerre froide, est-ce un hasard si celles-ci reprennent en 2014 (The Ryan Initiative, Kenneth Branagh/2014), suivies de la série Jack Ryan, créée en 2018 et toujours en cours ? Alors que débute le mandat présidentiel de Joe Biden, le lancement d’un nouveau diptyque d’adaptions (Sans aucun remords sera suivi de Rainbow Six, autre titre issu d’une série culte de Clancy) semble sceller le retour au premier plan de l’auteur américain décédé en 2013.
Flash-back dans les années 90, alors ? Pas tout à fait. Que ce phénomène tienne à la capacité, qui n’est plus à prouver, du cinéma américain à faire du neuf avec du vieux, ou au simple fait que ce dernier n’est plus aussi aligné sur la politique étrangère officielle comme au temps du cinéma reaganien, l’on constate que la récupération des thèmes récurrents de la Guerre froide se fait désormais parfois par des chemins détournés. Ainsi, si The Ryan Initiative recyclait le héros Jack Ryan, il le replaçait dans une intrigue assurément actualisée, puisque le héros, après avoir été blessé en Afghanistan, y déjouait les plans d’un oligarque russe visant à saper l’économie américaine (anecdote amusante, celui-ci est joué par Kenneth Branagh, qui reprendra à peu près le même rôle dans Tenet de Christopher Nolan, autre exemple marquant de recyclage récent du stéréotype du « méchant Russe »).
Sans aucun remords s’inscrit dans cette logique, tout en proposant ce qui aurait pu être une intéressante mise en abyme de l’antagoniste russe. En effet, et sans vouloir en révéler trop au lecteur, le cœur de l’intrigue se déplace progressivement vers la création artificielle de l’ennemi russe par les Américains pour leurs besoins de politique intérieure (l’unité nationale autour d’un ennemi fictif). Nous sommes loin d’avoir affaire à un film « engagé » ou à une quelconque analyse politique, la mise en scène étant surtout régie par les codes du film d’action rythmé et violent, mais cette inclination discrète révèle peut-être l’éclosion d’une certaine clairvoyance dans le chef des scénaristes outre-Atlantique, même dans des styles très balisés. Du point de vue cinématographique, elle permet aussi de s’amuser avec les codes du film d’espionnage : faux-semblants, trahisons et autres twists scénaristiques à répétition.
Il ne fait pourtant aucun doute que ce parti pris du scénariste Taylor Sheridan (Sicario, Comancheria, Wind River) n’était pas prévu dès l’origine… puisque celle-ci remonte à la première moitié des années 90 ! Les droits d’adaptation de la nouvelle furent en effet acquis dès sa parution en 1993. Pendant les vingt années suivantes, le projet resta au stade de développement, plusieurs metteurs en scène (John Milius, Christopher McQuarrie) et comédiens (Keanu Reeves, Laurence Fishburne, Gary Sinise, Tom Hardy) étant considérés sans qu’il ne se concrétise. En 2017, sous la houlette du nouveau producteur Akiva Goldsman, le film fut confié à l’Italien Stefano Sollima (fils de Sergio Sollima, un des fameux « trois Sergio » du western italien des années 60), réalisateur expérimenté dans le genre (Sicario : La Guerre des cartels et les séries Gomorra et ZeroZeroZero). Point d’orgue d’une production aux multiples rebondissements : après avoir vu sa sortie en salles repoussée plusieurs fois pour cause de COVID, le film fut finalement racheté par Amazon Studios pour une sortie exclusivement digitale sur Prime Video, le 30 avril dernier.
A l’actif du film, il faut citer la mise en scène nerveuse et parfaitement maîtrisée, ménageant certains moments spectaculaires (les séquences de la bagarre dans la cellule de prison, de l’avion immergé ou de l’immeuble cerné par des tireurs d’élite), ainsi qu’une distribution solide composée notamment de Jamie Bell, Jodie Turner-Smith et Guy Pearce. Quant à Michael B. Jordan (également coproducteur), son charisme et sa préparation physique très impressionnante constituent sans nul doute l’atout numéro un du film, même si l’on peut regretter de voir le comédien révélé par Creed se spécialiser dans des rôles à biscottos, alors que Fruitvale Station (Ryan Coogler/2013) avait prouvé qu’il a plus d’une corde à son arc… On saluera également le retour à une conception de l’action « à l’ancienne », sans cet étalage trop visible de technologie qui rend tant de films d’action actuels éreintants. Les défauts du film sont, hélas, communs à la plupart des productions de ce genre : une absence à peu près complète d’originalité et un scénario multipliant les invraisemblances… qui elles-mêmes se retrouvent d’un film à l’autre (au hasard : barboter tranquillement dans la mer de Barents, armes aux munitions illimitées, héros surhumain, méchants Russes s’étant visiblement assoupis pendant leurs entraînements de tir, etc.). Les fans de Tom Clancy pourront y ajouter, à juste titre, un récit tellement éloigné de l’œuvre littéraire qu’on peut à peine la qualifier d’adaptation – ce qui fait craindre le traitement qui sera réservé à la suite Rainbow Six. Sans aucun remords ne restera pas dans les annales, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais comme divertissement viril et régressif après une semaine de travail, il remplit parfaitement son office.
Synopsis : Un membre des Navy SEALS découvre une conspiration internationale alors qu’il cherche à venger le meurtre de sa femme enceinte.
Sans aucun remords : Bande-annonce
Sans aucun remords : Fiche technique
Titre original : Without Remorse
Réalisateur : Stefano Sollima
Scénario : Taylor Sheridan et Will Staples
Interprétation : Michael B. Jordan (John Kelly), Jamie Bell (Robert Ritter), Guy Pearce (le secrétaire Clay), Jodie Turner -Smith (Karen Greer)
Photographie : Philippe Rousselot
Montage : Matthew Newman
Musique : Jónsi
Producteurs : Akiva Goldsman, Michael B. Jordan, Josh Appelbaum et André Nemec
Sociétés de production : Paramount Pictures, Skydance Media, Weed Road Pictures, Outlier Society, New Republic Pictures, Midnight Radio Productions
Durée : 109 min.
Genre : Action/Thriller
Date de sortie : 30 avril 2021 (Prime Video)
États-Unis – 2021