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Le Dernier Duel, de Ridley Scott : nos preux chevaliers cuisinés à la sauce #MeToo

Dans la rédaction du Magduciné, on aime le débat. Ça tombe bien, est sorti récemment Le Dernier Duel de Ridley Scott. Cette relecture moderne d’une affaire juridique française du XIVe siècle : fausse bonne idée anachronique ou coup d’éclat féministe ? Deux de nos rédacteurs vous donnent leur avis tranché. Un pour et contre qui ne manque pas de piquant.

Le Pour : Sébastien Guilhermet

En cette année 2021, la recherche de vérité, qu’elle soit divine, humaine ou intime, a été un leitmotiv assez récurrent. On l’a vu dans Benedetta de Paul Verhoeven avec son personnage de religieuse prêcheuse face à l’institution masculine, dans France de Bruno Dumont avec sa star des plateaux de télévision qui s’approprie ou feint des émotions qu’elle ressent ou non. Puis vient maintenant Le Dernier Duel de Ridley Scott : film construit comme l’était Rashômon, qui s’évertue par ses changements de point de vue et ses multiples reconstructions de scènes, à façonner une vérité qui devient de plus en plus tangible plus le film avance. Trois films, pour un même son de cloche : le combat d’une femme face à la société qui fait face à elle. Quelle que soit la temporalité, les rapports de domination n’ont pas évolué. 

Le Dernier Duel mesure la température de son époque en s’accaparant la thématique #MeToo et la libération de la parole de la femme. Dans son environnement moyenâgeux, patriarcal et froid où le sang gicle de manière rustre et clinique, le scénario écrit notamment par Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener arrive à rendre passionnantes des thématiques modernes dans un contexte historique non contemporain, plus proche du triangle amoureux que de l’épopée guerrière. Certes, tout n’est pas d’une grande subtilité, souvent à charge mais le récit a l’intelligence de passer par des chemins de traverse précis et multiples pour ne pas tomber dans un anachronisme thématique vain. La parole donnée aux femmes, la propriété du corps, la violence puis la culpabilisation qui s’ensuit et leurs places dans la société qui nous est dépeinte, passent également et surtout par un questionnement sur le code d’honneur et la dignité de l’homme, sa recherche perpétuelle de pouvoir, la sexualité et l’ivresse de l’époque, les hiérarchies sociales puis cette candeur chevaleresque désuète qui voudrait voir un homme se battre pour sa promise avec des motivations romantiques, notamment celle de sa bravoure « inée ». 

C’est là tout le sel du film qui épouse parfaitement les rouages de son récit : celui d’une écriture qui brûle et crache sur la notion de conte pour assouvir sa propre vérité. Le battement de cœur du dernier Ridley Scott se veut être finalement, deux hommes qui vont se battre piteusement mais brutalement pour une femme mais également pour leur honneur : entre le rustre pathétique en mal de reconnaissance et le dandy prédateur de la cour aux pulsions plus que troubles. Reste à savoir si la femme et leur honneur se substituent l’un à l’autre ou s’ils ne font qu’un. Dans cet épouvantail narratif assez dru et qui ne manque pas de densité, l’œuvre a pour elle bien des lectures apparentes : celle premièrement d’un film d’époque, compact, rugueux et foisonnant visuellement où le casting impeccable, la direction artistique de Ridley Scott et son sens du cadre ne cessent de nous éblouir avec cette capacité habituelle à filmer la foule, l’immensité et rendre viscéral le pouls d’une époque. 

Deuxièmement, on peut l’observer comme un film de scénariste où Matt Damon et Ben Affleck essayent de flatter et rendre hommage aux mœurs de leur temps, avec facétie, hypocrisie comme si ce chapitre leur servait à faire amende honorable mais avec malice notamment grâce à la prestation tout en nuances de Jodie Comer et son dernier tiers dénonciateur. Puis, troisièmement, et c’est sans doute cela le plus passionnant, voir une nouvelle fois un cinéaste construire et déboulonner son passé. Après avoir balayé l’aura d’une franchise avec le merveilleux et tentaculaire Alien : Covenant, le réalisateur de Gladiator, Robin des bois, Exodus et Kingdom of Heaven, retrouve les chemins des épopées médiévales ou historiques qui suintent le sang, la gloire et l’honneur de la « camaraderie guerrière » : pour mieux les fracturer.

Mais cette fois-ci, fini les musiques langoureuses sur une main qui caresse des champs de blé, pour vanter la vengeance, la rédemption et l’héroïsme du guerrier viril et détruit par le destin. La noirceur et la misanthropie du papa de Cartel parcourent les veines d’un film qui n’aura cesse de triturer ses personnages, de les malaxer, de les essorer et de dévoiler leurs véritables ou faux visages : le chevalier n’est plus qu’un amas de chair à la manipulation putride et à la soif de renommée sociale. Visage sombre, antipathique et violent, dans un film qui aime ricaner où la vérité du regard ne fait foi uniquement que pour celui qui la voit ou croit la comprendre, à l’image de la scène de viol, qui nous est montrée en deux temps.

Deux regards différents, deux manières de vivre la situation. Malgré le parti pris, Le Dernier Duel évite les redondances, pour faire fourmiller son récit de détails, tout en nous obligeant à nous questionner sur la véracité de ce qui se déroule à l’écran, comme lors de toutes ces scènes festives et luxurieuses de la deuxième partie de film. Le reflet du miroir n’est il pas biaisé ? Puis vint alors les deux grandes séquences : celle du procès, et celle de la confrontation finale, un combat à mort majestueux et boueux dont la glorification finale face à la liesse populaire sera marqué par le sceau du mensonge et de l’un et de l’autre. Une justice divine en trompe l’œil… laissant la femme et sa vérité dans l’ombre. Un cercle vicieux éternel… de faux preux chevaliers.

Le Contre : Thierry Dossogne

A 83 ans, Ridley Scott est un homme fort occupé et, fidèle à ses habitudes, ses projets se suivent mais ne se ressemblent pas. Sujet, genre, époque, moyens matériels : le cinéaste britannique aime varier les plaisirs. Ainsi, entre deux suites à la saga Alien (Prometheus/2012 et Alien : Covenant/2017 ; ajoutons qu’un nouveau prequel est d’ores et déjà annoncé), il se consacra à une fresque biblique (Exodus: Gods and Kings/2014), à la science-fiction en solitaire (Seul sur Mars/2015), deux blockbusters, mais aussi au thriller sombre Tout l’argent du monde (2017), sans parler du raté et oublié Cartel (2013). Pas moins de cinq projets sont sur ses tablettes, parmi lesquels un House of Gucci dont la sortie est prévue en France en novembre, et une suite à Gladiator annoncée tout récemment ! A la diversité de ses goûts, il convient d’ajouter un paramètre cyclique : le metteur en scène aime revenir périodiquement à des choses qu’il a déjà explorées. A première vue, Le Dernier Duel renvoie ainsi à deux œuvres historiques antérieures. Si l’on se réfère au sujet, la plus évidente – même si le film est méconnu – est Les Duellistes (1977), à tel point que votre serviteur avoue avoir cru initialement, à la lecture du titre, à un remake à plus de quarante ans d’écart. La première œuvre de Scott, située elle aussi en France mais à une autre époque (le début du XIXe siècle), raconte en effet l’histoire d’un lieutenant des Hussards (interprété par Harvey Keitel) ivre d’orgueil et véritablement obsédé par le duel auquel il soumet un autre lieutenant (joué par Keith Carradine) à intervalle régulier, afin de laver ce qu’il a interprété comme un affront. La seconde référence est évidemment Kingdom of Heaven (2005), une fresque imposante bien plus proche sur le plan historique (la troisième croisade, à la fin du XIIe siècle) et par la représentation de la chevalerie médiévale. Nous pourrions y ajouter 1492 : Christophe Colomb (1992) et Robin des Bois (2010), qui confirment l’intérêt du metteur en scène pour le Moyen Âge, mais la thématique du premier et la source légendaire du second nous éloignent du film qui nous occupe. Malgré ces liens évidents, Le Dernier Duel présente une vraie nouveauté dans le chef de Ridley Scott : la greffe de considérations très actuelles à un récit historique.

A l’origine du scénario du Dernier Duel, on trouve un fait authentique : le duel entre le chevalier normand Jean de Carrouges et l’écuyer Jacques Le Gris. Autorisé officiellement en 1386, cet affrontement est considéré comme un des ultimes duels judiciaires de l’histoire de France. A l’époque, cette ordalie, autorisée en théorie, s’était raréfiée sous la pression de l’Église, opposée à ce mode de preuve, et avec le développement du droit commun. En pratique, les conditions fixées à l’autorisation d’un tel duel à mort étaient rarement réunies. Ce fut le cas dans l’affaire de Carrouges-Le Gris, dont l’issue fut par conséquent laissée au jugement de Dieu, qui accorderait la victoire à celui qui est digne de confiance. Anciens amis, de Carrouges et Le Gris avaient pris leurs distances, avant qu’une franche inimitié ne se déclare entre les deux hommes. Le premier, issu d’une lignée prestigieuse et servant fidèlement le comte d’Alençon, partageait son existence entre les nombreux champs de bataille où il était envoyé et ses domaines qu’il administrait. Alors que sa situation financière se dégradait, il supporta de plus en plus difficilement Le Gris, écuyer d’origine modeste, qui avait gravi les échelons jusqu’à devenir le favori du comte, dont il partageait la vie de cour, bien loin de la fièvre des combats. L’opposition, puis la haine, entre le vieux guerrier humilié et le jeune parvenu séduisant possède évidemment quelque chose d’intemporel… L’affaire prit une tournure dramatique lorsque Marguerite de Thibouville, l’épouse en secondes noces de Carrouges, accusa Le Gris de l’avoir violée alors qu’elle était restée seule dans le domaine de Copomesnil. Décidé à obtenir justice, le couple ne fut néanmoins pas entendu par le comte d’Alençon, acquis à la cause de son protégé, ce qui entraîna de Carrouges à s’adresser directement au roi de France. L’accusation étant passible de la peine de mort et aucune preuve formelle ne pouvant être apportée par aucune des deux parties, de Carrouges provoqua Le Gris à un duel judiciaire, approuvé par le Parlement de Paris.

Remporté par de Carrouges, le combat attira une foule très importante à l’Abbaye Saint-Martin-des-Champs à Paris, parmi lesquels le roi de France Charles VI (avant sa première crise de démence, en 1392) et son entourage. Il devint un récit populaire qui survécut dans la mémoire collective longtemps après les faits. Pour l’époque, cette affaire fut incroyablement bien documentée, ce qui permet aujourd’hui de la reconstituer assez fidèlement. C’est ainsi que les scénaristes du film, Ben Affleck, Matt Damon et Nicole Holofcener (également coproducteurs), se sont basés sur un livre d’Eric Jager, un spécialiste de la littérature médiévale, publié en 2004, The Last Duel: A True Story of Trial by Combat in Medieval France.

Plusieurs éléments sont à mettre à l’actif du film. En premier lieu, sa structure narrative qui exploite la source historique de manière fort originale. Composé de trois parties introduites par un intertitre, Le Dernier Duel présente en effet les mêmes faits selon trois points de vue successifs : celui de Carrouges, de Le Gris et enfin de dame Thibouville. Ce dispositif ne permet pas seulement d’offrir trois interprétations sensiblement différentes, il bouleverse le ralliement du spectateur, dont la perception initiale d’un Carrouges irréprochable se pondère par la suite. De manière générale, le film surprend en troquant la fresque épique avec de grandes séquences de combat, à laquelle on pouvait s’attendre de la part du cinéaste, pour une reconstitution d’un conflit interpersonnel et social. Bien aidé par un budget imposant, Scott confirme également sa bonne habitude d’une reconstitution historique fidèle et soignée, une partie du tournage ayant eu lieu en décors réels en Dordogne et en Bourgogne. Notons tout de même que sur le fond, aucun des trois points de vue ne remet en cause le viol de Marguerite par l’écuyer, une thèse qui est pourtant encore débattue aujourd’hui par les historiens. Enfin, les quatre comédiens principaux sont parfaitement convaincants. Matt Damon, qu’une coiffeuse qui ne devait pas l’apprécier beaucoup a affublé d’une superbe coupe mulet, surmonte cet obstacle capillaire par une interprétation très juste d’un guerrier illettré qui se raccroche à ce qui lui reste de prestige et voit finalement (même si cela est partiellement inconscient) dans la vengeance de l’outrage fait à son épouse une occasion inespérée de retrouver son rang social. Face à lui, dans le rôle de Le Gris, Adam Driver est comme d’habitude impeccable, tout en subtilité, séduction et ambiguïté. Quant à la Britannique Jodie Comer, plutôt connue pour sa carrière à la télévision (notamment dans la série Killing Eve), elle est la révélation du film, quoique nous ayons des réserves quant au façonnement de son personnage (lire plus bas). Enfin, il faut mentionner Ben Affleck, méconnaissable dans le rôle du vulgaire et cynique comte d’Alençon. Après réflexion, cela fait bien longtemps que l’acteur américain ne nous avait laissé une aussi bonne impression.

Ces atouts de taille ne permettent pourtant pas à Ridley Scott de remporter la mise, principalement à cause d’un surprenant conformisme à l’ère du temps, qui se révèle totalement anachronique dans le cadre de ce film. Par rapport à la réalité historique, le scénario étoffe en effet considérablement le rôle de Marguerite de Thibouville, révélée dans la troisième partie du film comme la véritable héroïne. Le propos jusque-là nuancé se leste alors d’un sous-texte féministe « sur-signifiant » : les deux hommes représentent deux faces – d’un côté le chien de guerre abruti et de l’autre le manipulateur cynique – d’une même tyrannie masculine au Moyen Âge. Celle-ci s’impose évidemment au détriment des femmes, qui sont d’abord marchandées dans des mariages arrangés, puis considérées soit comme des meubles, soit de simples génitrices (de préférence d’une progéniture masculine, bien entendu), soit encore comme des objets sexuels dont les hommes disposent librement (et violemment), entre deux maîtresses. L’amour courtois, art de vivre né en France et propagé à cette époque dans l’Europe entière, a totalement disparu de cette relecture biaisée de l’Histoire, mais passons… Bien sûr, nul n’ignore que l’inégalité entre hommes et femmes était une réalité parfois cruelle à cette époque, mais était-il nécessaire de l’appuyer aussi lourdement, notamment via ces interrogatoires humiliants auxquels l’on soumet Marguerite, sur base de croyances pseudo-scientifiques sur l’orgasme féminin ? Sans parler du personnage irréprochable de Marguerite, qui possède toutes les qualités, comparé au pathétique trio masculin affublé de tous les vices (vanité, violence, cynisme, vulgarité, bêtise, irrespect…). Cette dénonciation généreusement nappée de sauce #MeToo prend finalement une tournure complètement anachronique et assez grotesque lorsque Marguerite confronte son mari à ses contradictions, revendiquant une certaine émancipation (dans le contexte restreint de l’époque, tout de même) irréaliste, qui n’a pour but que de flatter la bien-pensance actuelle…

Ce positionnement idéologique finit par ébranler les bases mêmes du film. Fallait-il vraiment étendre sur plus de deux heures et demie cette triple représentation des rapports homme-femme ? Fallait-il nourrir les attentes du spectateur autour du fameux duel (par ailleurs mis en scène de façon impressionnante, Scott n’ayant rien perdu de son talent), annoncé dès la première scène, pour vider cette séquence imposante presque complètement de son sens en privant le vainqueur de gloire ? A quoi servent les quelques séquences de bataille, sinon à remplir un cahier de charges estampillé « Ridley Scott » dans un film dont le propos n’a manifestement rien de guerrier ? Le cinéaste britannique et ses trois scénaristes ont voulu nous offrir une « relecture moderne » d’un fait historique, mais à force de vouloir réaliser deux films en un, le résultat final passe à côté d’un seul bon film.

Après James Bond, nos preux chevaliers du Moyen Âge : le mois d’octobre a été riche en mythes chers à notre cœur esquintés par l’idéologie actuelle. Ça serait pas mal si on pouvait avoir la paix jusqu’à Noël, maintenant…

Synopsis : En 1386, dans le royaume de France, le chevalier Jean de Carrouges, de retour d’un voyage à Paris, retrouve son épouse, Marguerite de Thibouville. Celle-ci accuse l’écuyer Jacques Le Gris, vieil ami du chevalier, de l’avoir violée. L’affaire remonte jusqu’au roi Charles VI, qui doit décider s’il y aura un « procès par le combat », selon le souhait du chevalier. Ce duel doit servir à déterminer la vérité. Si le mari perd le duel, la femme sera également brûlée vive pour fausse accusation. Ruiné, Jean de Carrouges est peu soutenu, alors que Jacques Le Gris peut compter sur le soutien du puissant comte Pierre d’Alençon. 

Le Dernier Duel : Bande-annonce

Le Dernier Duel : Fiche technique

Titre original : The Last Duel
Réalisateur : Ridley Scott
Scénario : Nicole Holofcener, Ben Affleck et Matt Damon (d’après The Last Duel: A True Story of Trial by Combat in Medieval France d’Eric Jager (2004))
Interprétation : Matt Damon (Jean de Carrouges), Adam Driver (Jacques Le Gris), Jodie Comer (Marguerite de Thibouville), Ben Affleck (comte Pierre d’Alençon)
Photographie : Dariusz Wolski
Montage : Claire Simpson
Musique : Harry Gregson-Williams
Producteurs : Ridley Scott, Kevin J. Walsh, Jennifer Fox, Nicole Holofcener, Matt Damon et Ben Affleck
Sociétés de production : Scott Free Productions, Pearl Street Films et TSG Entertainment
Durée : 153 min.
Genre : Drame historique
Date de sortie : 13 octobre 2021
États-Unis/Royaume-Uni – 2021