Le cinéma, ça commence quand il y a plus dans l’image que ce qui est montré à la vue. Prenez Denzel Washington dans Equalizer 3. Si vous le voyez, vous remarquerez juste qu’il est là. Mais si vous le regardez, quelque chose se produira : une expérience de septième art, au sens spirituel du terme. Rien de compliqué, il suffit d’avoir des yeux pour être ébloui par le soleil, et la caméra d’Antoine Fuqua pour élargir les bords de l’écran.
Révélation
Il existe deux sortes de (bons) cinéastes : ceux qui savent mettre leurs acteurs en valeur à l’image, et ceux qui savent laisser leurs acteurs mettre l’image en valeur. Antoine Fuqua fait partie des deux.
Il a commencé comme les premiers, fort de son expérience glanée chez Propaganda Film dans la pub et le clip pour sculpter son esthétique. Puis à partir de Training Day, quelque chose a switché. Au contact de Denzel Washington, il découvre le pouvoir de l’immanence. De ce qui appartient à la caméra de révéler, et pas d’inventer, ce qui préexiste au regard de l’appareil et s’impose à lui.
C’est la scène finale du film, un monologue d’anthologie où Denzel gagne son oscar en dominant de la tête et des épaules le théâtre de la déchéance de son personnage. La puissance d’une star, ce n’est pas une vue de l’esprit mais une mystique qui s’impose sur grand écran, une intériorité qui prend d’assaut le visible et ses fausses évidences. Comme celles qui pleuvent actuellement sur Equalizer 3.
On le sait, les critiques arrivent souvent en avance quand il s’agit de poser leurs crottes sur la face émergée de l’iceberg. Mais dans le cas d’Equalizer 3, on parle d’une journée classée noire sur l’autoroute des philistins. Oui, c’est le troisième film d’une franchise qui n’existe pas que pour l’amour de l’art. Oui, à 68 ans Denzel ne botte plus des culs comme à 30. Oui, le vigilante flick de post-quinquagénaires a plus souvent sa place sur Netflix que dans les salles obscures. Et oui, le gentil va gagner, et les méchants très méchants vont regretter d’être nés. Sauf que c’est pas seulement beaucoup plus que ça, c’est autre chose. Et encore une fois, il suffit d’avoir des yeux.
Le choc du Titan
Ça démarre dès la scène d’introduction. Un 4×4 coupe à travers la campagne sicilienne pour gagner une villa de carte postale. Au volant, un individu dont le regard ne laisse aucun doute sur la nature très illicite de ses activités. À ses côtés, un gamin qui aura son moment de gloire quelques minutes plus tard.
L’individu est accueilli par les cadavres de ses hommes de mains. Celui qui a survécu tire sur sa cigarette comme un aspirateur, et ouvre la porte d’entrée à son patron. À l’intérieur, les corps mutilés et inanimés des mercenaires guident ses pas vers la cave, dans un parcours fléché morbide. Un homme l’y attend, tranquillement assis sur une chaise comme s’il n’avait pas déjà deux flingues braqués sur lui. Robert McCall, dit le Equalizer, aka Denzel Washington. Un homme n’aurait pas pu faire ça seul, mais lui si. Le collecteur des âmes noires, le jugement dernier des bourreaux.
De la lumière au cadre, la (sublime) scénographie taille l’aura du personnage à même l’image et dans la rétine du spectateur. Visuellement, c’est du (très) beau travail de cinéma qui fait rimer élégance avec exigence. Et pourtant, c’est quasiment secondaire.
Car ce que dégage ici Denzel Washington va au-delà des moyens d’expression convoqués par un Fuqua, pourtant en pleine maîtrise de son sujet. Ça dépasse ce que le cinéma en tant que langage peut charrier d’outils sémantiques pour traduire une idée. On parle pas d’acting, mais d’autre chose. D’une puissance cosmique qui n’appartient pas à ce que l’homme peut accomplir à la force de sa volonté.
BMFA : Baddest Mother Fucker Alive
À cet instant, ce n’est pas que Denzel est plus fort que le cinéma : il EST le cinéma. Comme Michael Jordan pouvait être le basket, quand son entraîneur chez les Chicago Bulls Phil Jackson avait entièrement façonné son jeu pour permettre à la star de déployer le sien.
Ainsi, on le comprend, il y a deux enjeux complémentaires à l’œuvre dans cet Equalizer 3, à la fois pour le personnage et son interprète.
D’abord, pirater le logiciel de la franchise pour reconfigurer les attentes du spectateur. Robert McCall a toujours été le boogeyman des boogeyman, celui qui faisait changer de rue ceux qui nous font bouger de trottoir. Et on est pas chez John Wick : personne n’a besoin de parler du Baba Yaga pour attester de son existence à la place de Keanu Reeeves. Il suffisait de réaliser la meilleure adaptation à ce jour de Batman en action dans le climax du 1erfilm, et d’avoir le fabuleux pouvoir d’incarnation de Denzel à disposition. Jusque dans ses sorties de routes, qui essaimaient déjà l’idée que Robert McCall dépassait le cadre du vigilante hardcore mais cinématographiquement accepté.
Dans le troisième volet de la saga, c’est chose faite : Fuqua ne se contente plus de pousser les murs du genre, il casse carrément le moule. Ça commence avec la scène d’ouverture décrite plus haut, filmée depuis le point de vue des bad guys, où le spectateur (re)découvre McCall de l’extérieur, c’est-à-dire du regard de ses victimes. Quand Ce qui signifie pour le réalisateur abandonner le gimmick de la franchise, à savoir ces visions mentales dans lesquelles McCall dilate le temps et l’espace avant de déclencher. Ici, comme les méchants, on a pas le temps d’être surpris, et encore moins de réagir.
Le royaume de l’ombre
Mais ça signifie également pour le réalisateur de s’adonner à l’une de ses marottes : faire disparaître progressivement Denzel du cadre dans les scènes d’action. Car depuis Les Larmes du soleil, filmer les tueurs des black ops est devenu LA grande question de cinéma qui anime le travail d’Antoine Fuqua. L’élite de l’élite, capable de trouver de l’ombre dans le désert, de se cacher sous un tapis, de se trouver devant vous mais pas dans votre champ de vision. Bref, de disparaître physiquement.
Or, jamais le cinéaste n’est allé plus loin sur ce point que dans le climax d’Equalizer 3, où les ennemis de Robert McCall se font pratiquement faucher par un fantôme. En termes de film d’action, c’est une date, le premier à abstraire son acteur principal de la notion de physicalité. En termes de cinéma fantastique, c’est l’une des plus belles incarnations de la Mort sur grand-écran, comme si Fuqua passait du rap hardcore à l’horrorcore. Denzel peut en faire jusqu’à 90 ans : après tout, la Faucheuse n’a pas d’âge. Il faudra voir et revoir cette scène d’une noirceur absolument glaçante, dans laquelle McCall accompagne allégoriquement l’agonie du grand méchant jusqu’à sa tombe. Plus violente que la plus violente des rimes de Kaaris, de la contrebande industrielle en 1H43 de preuves à charge.
Il n’y a même plus la satisfaction de se sentir cinématographiquement vengé de ceux contre qui on ne peut rien faire, dans la vie de tous les jours. À l’instar de son travail sur l’excellente série The Terminal List, Fuqua emmène le spectateur dans une dimension où la violence n’a plus rien de cathartique, ni de jubilatoire. Le grand esthète et penseur de la question de notre époque, c’est lui.
L’Homme des hautes plaines
Mais au fond, Fuqua le sait : la vraie raison d’être d’Equalizer 3 et de la franchise, c’est lui. Denzel Washington. De mémoire récente, il n’y a guère que Tàr, de Todd Fielding, pour offrir l’équivalence d’un film à ce point taillé aux dimensions surnaturelles de son interprète principal. Cate Blanchett et Denzel Washington, même combat : deux montagnes qui génèrent de l’oxygène pour leurs partenaires de jeu en haute altitude. Les grands acteurs sont ceux qui font quelque chose en ne faisant rien. Et ça tombe bien, Equalizer 3 donne l’occasion à Denzel Washington de ne rien faire.
En convalescence pendant une bonne partie du film, Robert McCall est condamné à vivre et seulement vivre, dans cette petite ville italienne qui lui offre l’asile. L’occasion pour Fuqua de retirer à McCall la maîtrise des horloges, au sens eastwoodien du terme. Tel le réalisateur de La Mule (lui aussi grand cinéaste de fantômes déguisés par ailleurs), Fuqua s’extirpe du temps de l’intrigue pour embrasser celui de l’espace. Bref, il fait un western, au sens propre. C’est-à-dire pas pour le plaisir d’en embrasser les codes stricto sensu, mais pour renouer avec l’essence de sa simplicité. À savoir, transformer les petits riens de la vie en d’immenses quelque chose de cinéma.
Finit de timer ses perfs sur sa montre : McCall est astreint à la passivité, au chinage, à l’insouciance (relative évidemment). Marcher, boire son cappuccino, taper discute avec le poissonnier : pendant trois quarts d’heure, il ne se passe rien d’autres dans Equalizer 3, et c’est plus spectaculaire que tous les blockbusters de l’été réunis. Parce que visuellement, on est pas loin du sublime en majuscule de grand-écran. Et surtout parce que Denzel, qui donne tout ce qu’il a pour simplement être au monde.
Bande-annonce : Equalizer 3
Fiche Technique : Equalizer 3
Réalisation : Antoine Fuqua
Scénario : Richard Wenk
Interprétation : Denzel Washington, Dakota Fanning, David Denman
30 août 2023 en salle / 1h 50min / Action, Thriller
Distributeur : Sony Pictures Releasing France