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Abluka – Suspicions, un film d’Emin Alper : Critique

De par son seul titre, Abluka (qui peut se traduire par « frénésie ») annonce une œuvre chaotique, dans sa diégèse dystopique mais aussi dans sa structure, au risque d’y perdre autant les personnages que le public.

Synopsis : Dans une Turquie ravagée par la violence, Kadir se voit proposer une offre de la milice gouvernementale : il est libéré de prison et accepte d’espionner les réseaux terroristes… en fouillant leurs poubelles. Il s’empresse alors de reprendre contact avec son jeune frère Ahmet, mais la tension entre eux va les entrainer dans une spirale infernale.

Art abstrait

A l’heure où la Turquie subit l’autoritarisme brutal du président Erdoğan tandis que ses voisins orientaux s’enfoncent dans la guerre civile, Emin Alper profite de son deuxième film pour mettre au point une représentation très personnelle des conséquences qu’aurait l’érosion d’une rébellion armée en son pays. De la même façon que dans son précédent long métrage, Derrière la colline, la recherche d’universalité de son propos passe par une absence revendiquée de contextualisation. Mais ce qui marche dans le cadre d’un drame familial à la campagne, est loin de fonctionner dès lors que le cadre de l’action est urbain et moins encore  s’il est question de politique. Dès la scène d’ouverture, ce qui saute aux yeux est le caractère insalubre des décors intérieurs et le mystère laissé en hors-champ du chaos à l’extérieur. Et c’est ainsi que sera construit tout le film : tout miser sur les éléments annexes à l’action mais délaisser complétement les enjeux de celle-ci. Comment espérer faire naître un discours politique d’une situation conflictuelle quand bien même aucune des deux parties dudit conflit n’est définie ? Cette question rhétorique est annonciatrice de la vacuité vers laquelle se dirige inéluctablement le film.

L’élément sur lequel le scénario va concentrer son attention, tandis qu’il délaisse complétement son message politique déjà fort maladroit, est le frère du héros : d’une part, son métier, celui de chasseur de chiens errants assermenté par la mairie, et d’autre part, la névrose dans laquelle il va se retrouver plongé. Un renversement narratif d’autant plus regrettable, car si le charisme froid de Mehmet Özgür en fait une figure forte, l’air benêt de Berkay Ates (imaginez un Mickael Youn ottoman !) est vite irritant. Quand bien même elle apparait comme absurde, car encore une fois sans justification cohérente, cette besogne consistant à abattre des animaux se voudrait une allégorie de la lutte contre le terrorisme à laquelle est associé le héros. Dès lors on peut imaginer qu’un parallèle se tisse entre les remords d’Ahmet en adoptant l’un d’entre eux et les difficultés de Kadir à accomplir sa propre mission. Mais au contraire, tous les enjeux propres à son rapprochement avec  un groupe de confectionneurs de bombes disparaissent complétement derrière cette métaphore animalière qui rend caduque la moindre velléité humaniste de la représentation de la guerre civile.

A trop se concentrer sur ses personnages sans prendre le soin de les rendre attachants, le réalisateur transforme en sentiment de rejet le malaise qu’il voudrait installer.

La sous-intrigue propre à Ahmet sera surtout l’occasion d’une mise en images de sa paranoïa. L’ambiance tendue qui naît de cette douce insinuation de la folie dans un quotidien des plus précaires n’aidera pas pour autant le rythme du film à décoller. Au contraire, l’unicité de lieu de cette partie centrale (la maison d’Ahmet) rend la dynamique répétitive, ce qui est encore accru par un effet de déconstruction chronologique extrêmement foutraque. Avec un manque de subtilité regrettable (très grossièrement inspiré du cinéma de Cronenberg), le réalisateur immisce dans cette matérialisation du déséquilibre mental de ses personnages une part de fantastique sans queue ni tête qui rompt radicalement avec l’approche naturaliste de la chronique sociale qui domine la première partie du long métrage. On peut alors définitivement affirmer que le film politique que l’on s’était pris à espérer dans les premières minutes du film est violemment enterré dans ce huis clos qui peine à nous faire partager le trouble de son protagoniste.

Cette approche abstraite et repliée sur ses deux personnages donne l’impression que se met en place une métaphore psychanalytique dont on nous aurait privés des clefs qui auraient permis de la décrypter pleinement. La guerre, l’instabilité politique et le quotidien dans ce bidonville insalubre ne seraient alors que les éléments déclencheurs de cette dérive parabolique floue, et en aucun cas une fin en soi.

Abluka : Bande-annonce (VO)

Abluka : Fiche technique

Titre original : Frenzy
Réalisation : Emin Alper
Scénario : Emin Alper
Interprétation : Mehmet Özgür (Kadir), Berkay Ateş (Ahmet), Tülin Özen (Meral), Müfit Kayacan (Hamza), Ozan Akbaba (Ali)…
Image : Adam Jandrup
Décors : Ismail Durmaz
Costumes : Nurten Tinel
Son : Fatih Aydoğdu, Cevdet Erek, Cenker Kökten, Niels Barletta
Montage : Osman Bayraktaroğlu
Musique : Cevdet Erek
Producteur(s) : Nadir Öperli, Enis Köstepen, Cem Doruk, Pierre-Emmanuel Fleurantin, Laurent Baujard, Doruk Acar, Töre Kar Ahan
Production : Liman Film, Paprika Films, Insignia
Récompenses : Prix spécial du jury et prix de l’ARCA à la Mostra de Venise 2015 :
Distributeur : Nour Films
Genre : Drame
Durée : 1h59
Date de sortie : 23 novembre 2016
Turquie, France – 2015

Rédacteur