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« Prison » : derrière les murs

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Initié à la suite d’une conversation avec Rosanna Lendom, une avocate préoccupée par les droits des détenus, Prison rassemble Fabrice Rinaudo, Anne Royant et Sylvain Dorange dans une entreprise mêlant critique et déconstruction, l’une portant sur l’univers carcéral, déshumanisant, l’autre sur les individus qui le peuplent, loin des clichés habituellement véhiculés à leur endroit.

Dans la préface de cette bande dessinée, l’avocate Rosanna Lendom note que « la méconnaissance de la violence carcérale et de son organisation dictatoriale est immense ». Elle évoque aussitôt des problèmes d’aération, de promiscuité, d’hygiène et, bien entendu, d’insécurité. Dans une certaine mesure, c’est le voyage qu’entreprend Prison : une plongée brutale là où « les années comptent triple », dans « un lieu violent et fortement pathogène ». Fabrice Rinaudo, Anne Royant et Sylvain Dorange en proposent une déconstruction en quatre actes, à travers le récit de détenus éclairant, chacun à sa manière, l’envers du décor carcéral.

L’alternance des premières vignettes est une manière de portraiturer le choc carcéral dont il est question dans le quatrième et dernier arc narratif de Prison. Aux oiseaux qui déploient leurs ailes en toute liberté aux abords d’un centre de détention succèdent ainsi les miradors cerclant une cour fermée protégée par des barbelés et des murs épais. Braqueur de banques, Guy partage une cellule de 10m2 avec un héroïnomane, Vic, et un étranger taciturne, Hassan. Ce dernier est fiévreux et attend patiemment la visite d’un infirmier qui ne viendra jamais – ou, en tout cas, bien trop tard. Tout est déjà là : les repas chiches et indigestes, l’épicerie à prix exorbitants, le personnel aux rangs clairsemés, le travail en prison pour 350 euros par mois. Il n’est dès lors guère surprenant de retrouver des visions fantastiques cauchemardesques ou de lire que « la colère est une nourriture dont raffole la prison ».

Usant du pointillisme pour dépeindre un microcosme glaçant et déshumanisant, où on se meurt dans l’indifférence la plus totale, où « les personnes incarcérées souffrant de troubles psychiatriques représenteraient plus du quart de la population carcérale », cet album salutaire s’emploie aussi à prendre le contrepied des clichés véhiculés à l’endroit des prisonniers. Les auteurs les nantissent d’une chair humaine qui rend d’autant plus insupportable leur environnement immédiat. Marginalisés, mis à l’écart du travail, de leur famille et de leurs amis, les prisonniers vivent dans des lieux insalubres, privés d’espoir, traversés par la détresse et la violence. Toufik souffre de troubles psychiatriques renforcés par « la symphonie du chaos pénitentiaire ». Les conversations, les cris, les plaintes, les bruits de porte, les téléviseurs, la musique s’entremêlent et contribuent à brouiller un peu plus ses sens. Une réalité douloureuse, qui frappe aussi ceux qui finissent derrière les barreaux un peu par hasard, à l’instar d’Antonio, incarcéré pour conduite en état d’ivresse et saisi de vertige par l’altération sensitive que provoque la prison.

Dans ce milieu vicié, point de salut. Même quand l’amour tente d’y faire son nid, à la faveur d’une relation sincère mais interdite entre une surveillante et un détenu, l’Administration y met un terme en renvoyant l’un à sa condition de prisonnier et en privant l’autre de son gagne-pain. À la lumière de ces éléments, très bien restitués dans l’album, la postface de La Ligue des Droits de l’homme prend tout son sens. Et on se désole, à nouveau, par la faible problématisation du milieu carcéral, comme s’il s’agissait d’un totem impossible à réinventer. Heureusement, l’art, et a fortiori la bande dessinée, ne manque pas de s’en emparer, comme en témoignent les multiples propositions récentes sur le sujet, toutes probantes : Prison n°5, Perpendiculaire au soleil ou encore Souvenirs en cavale.

Prison, Fabrice Rinaudo, Anne Royant et Sylvain Dorange
La Boîte à bulles, octobre 2022, 80 pages

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