À force d’abnégation, l’artiste et journaliste kurde Zehra Doğan a pu concevoir, dans la prison n°5 de Diyarbakir, le récit dessiné de l’envers des centres de détention turcs.
C’est dans la prison n°5 de Diyarbakir que Zehra Doğan a conçu l’essentiel de cet album. La cofondatrice de l’agence d’information Jinha risquait alors chaque jour la torture pour ses dessins vindicatifs. Les conditions dans lesquelles l’autrice a créé Prison n°5 en sont révélatrices : elle a demandé à une amie de lui écrire régulièrement, en utilisant à chaque fois le même papier, et en prenant grand soin de laisser le verso de ses lettres vierges. Les planches, dessinées au dos de ces missives, ont ensuite été sorties une à une de Diyarbakir, dans la plus grande confidentialité. Une fois assemblées, elles constituent un témoignage glaçant, puissant, exceptionnel.
The Times a classé Diyarbakir parmi les dix pires prisons au monde. Ce que Zehra Doğan rapporte de son séjour dans « ces murs peuplés d’histoires » le confirme amplement : humiliations, tortures, viols, maladies, privations y sont monnaie courante. Dans une certaine mesure, le récit de l’artiste et journaliste kurde corrobore celui d’Ahmet Altan, auteur turc témoignant lui aussi depuis sa cellule des maltraitances et injustices subies. Le regard est en revanche légèrement déporté, et les descriptions autrement plus cruelles, puisque Zehra Doğan écrit avant tout en tant que Kurde et que les sévices dont elle fait état sont sans commune mesure avec ceux rapportés par Ahmet Altan, qui paraît davantage axé sur les sentiments de déréalisation, d’arbitraire et de déshumanisation.
Prison n°5 contient des mises en contexte édifiantes. Zehra Doğan rappelle ainsi comment le processus de paix entamé avec le PKK a été interrompu sur fond d’attentats attribués à Daech. Des meetings du HDP, le parti politique kurde, ont été attaqués, avant que des villages entiers se voient privés d’eau et d’électricité, attaqués et soumis à un couvre-feu. Dans la localité de Nusaybin, des maisons furent pillées, des sévices commis, des insultes griffonnées sur les murs. Les forces turques auraient même partiellement détruit la mosquée Kursunlu, qui fait partie du patrimoine historique de la ville. Le reste a déjà été rapporté par Ahmet Altan dans Je ne reverrai plus le monde : fonctionnaires limogés, journalistes arrêtés, coups de balai arbitraires et souvent absurdes.
Zehra Doğan a été incarcérée pour « propagande terroriste ». Ce dont on l’accuse tient en fait en quelques dessins. Prison n°5 apparaît dès lors comme une sorte d’itération, puisqu’elle y conte, à travers des esquisses au crayon, la dure réalité des prisons turques, et plus particulièrement de Diyarbakir : des prisonniers malades mais non soignés, 22 lits pour 33 prisonnières, une promiscuité telle qu’on fait la file pour se rendre aux toilettes, une chaleur étouffante en été et un froid glacial en hiver, dix minutes de téléphone par semaine, des enfants mis à mal, puis des déportations à des centaines de kilomètres des familles… Zehra Doğan propose au lecteur une visite guidée de la prison, mais témoigne aussi des bienfaits de la vie en communauté. Le partage avec les autres détenues, les moments dévolus aux discussions ou à la réflexion ont une portée éminemment politique et s’appréhendent, dans un contexte de blessures physiques et psychiques, comme d’authentiques bouffées d’oxygène.
L’album rappelle brièvement l’histoire de la partition du Kurdistan ou les antécédents des coups d’État de 1960, 1971 et 1980. Il revient plus longuement sur la manière dont la Turquie a cherché à prohiber la langue et la culture kurdes. Il évoque enfin les faits de tortures passés à Diyarbakir : les sévices infligés aux 4000 membres du PKK en 1980, les centaines de prisonniers obligés de chanter l’hymne national turc des heures durant, les nuits passées sur un sol mouillé, l’ingestion forcée de rats, les suicides, les violences perpétrées envers les proches des prisonniers… La résistance s’organise alors dans la prison, notamment à travers des grèves de la faim. Mais, et c’est toute la démonstration de cet album, la situation précaire, pour ne pas dire dramatique, des prisonniers kurdes ne changera pas fondamentalement.
Aperçu : Prison n°5 (Delcourt)
Prison n°5, Zehra Doğan
Delcourt, mars 2021, 120 pages