Les désarmés, en quête du butin

Cet album est la version 2010 de celle parue initialement en deux parties aux Éditions Zenda (1991 et 1993). Il s’agit d’une version retravaillée qui fait l’objet d’une nouvelle mise en couleurs, par Ruby.

D’emblée, on sent les auteurs désireux de s’inscrire dans la lignée des genres que sont les films noirs ainsi que les westerns. Bien que l’époque ne soit pas précisée, on verrait bien l’histoire dans les années 1940-1950, justement en pleine période où ces deux genres faisaient la renommée du cinéma américain. Clairement, l’album est conçu à la manière d’un film, avec des images qui font la part belle aux grands espaces américains. L’action se situe dans le sud des États-Unis, entre quelques petits patelins ainsi que le désert traversé par le Rio Grande qui matérialise la frontière avec le Mexique. D’autre part, le dessin de couverture nous renvoie à la mentalité américaine marquée par la banalisation de l’usage des armes, alors que les protagonistes sont des gangsters qui ne jurent que par les rapports de force. Exemple avec l’illustration de couverture et ce canon double pointé en gros plan vers nous lecteurs, comme si nous étions les désarmés désignés par le titre. Ironiquement, les gangsters à l’œuvre dans l’album voient le Mexique comme le lieu où ils pourraient se retirer pour mener la belle vie avec leur butin, alors qu’ils savent parfaitement que les Mexicains considèrent les États-Unis comme le pays où ils pourraient mener une vie meilleure…

Une intrigue bien tordue

Si cet album a d’abord bénéficié d’une édition en deux parties, c’est que l’ensemble est quand même assez conséquent, avec ici 96 planches qui nécessitent environ deux heures de lecture attentive. Les raisons en sont multiples, notamment le nombre de personnages qui induit les différentes relations qui les amènent à se côtoyer, mais aussi les divers allers et retours entre le présent de narration et quelques moments dans le passé récent. Ainsi, le début nous présente un duo (l’homme au volant, la femme à son côté) en fuite à bord d’une puissante voiture dans le désert du Texas (11h30). Puisque par la radio du bord, ils entendent des messages émanant de la police, on devine qu’ils utilisent un véhicule volé. D’autre part ils sont sérieusement blessés, très certainement des blessures par balles. La police les incite à se rendre, affirmant que les blessés seront soignés, quand une roue se déglingue soudainement, entrainant le véhicule dans une folle cabriole. La suite de la lecture nous fait comprendre que l’accident était prévisible. En effet, après ces 5 planches d’introduction, l’action nous ramène 48 heures plus tôt. Un homme au physique inquiétant vient s’approvisionner à une station-essence située à l’écart, quelque part dans le comté de Crystal. Après un dialogue instructif avec la pompiste, il renonce à s’approprier le contenu de la caisse (fermée à clé), dérangé qu’il est par l’irruption d’un autre inconnu au physique tout aussi inquiétant qui le bouscule en entrant dans le magasin. En ville, le premier inconnu prend une chambre au Longhorn Hotel en prétendant s’appeler Jim Forbes, représentant venant de Chicago. Vondale, le tenancier demande à Clayton, le garçon d’étage de l’emmener vers la chambre qu’il prend pour une demi-journée, la numéro… 13 (qui donne sur la rue). Or, Clayton a reconnu l’homme et il l’espionne par un trou dans le plancher de la chambre au-dessus. Forbes, lui, observe la banque située en face et répète ses gestes et paroles pour quand il viendra la cambrioler. Clayton décide d’aller prévenir le shérif de ce qui se trame, alors même qu’il lui avait strictement interdit (pourquoi donc ?) de venir le voir à son bureau.

Tous pourris

Tout en restant dans la même région et sur un laps de temps de quelques jours, le scénario joue avec le temps et les lieux pour nous faire sentir les vues de plusieurs personnages agissant au sein de différents groupes, ce qui nous permet d’appréhender la complexité de la situation. C’est suffisamment bien élaboré pour qu’on comprenne progressivement ce qui se passe. Néanmoins, une seconde lecture pourrait s’avérer fructueuse pour bien cerner l’ensemble, car de nombreux détails s’avèrent particulièrement révélateurs et important, aussi bien dans le scénario (dialogues) que dans les situations (aspect graphique). Il est question des plans des gangsters, plutôt machiavéliques. L’un des plus puissants revient au premier plan après une blessure et il veut montrer qu’on n’empiète pas impunément sur son territoire. Bien entendu, les autres réfléchissent à sa succession, sur laquelle tous ne sont pas d’accord. Et puis, nous avons quelques opportunistes et des naïfs plus ou moins manipulés. Nous faisons également connaissance avec une mère et ses deux fils, dont l’un réapparaît opportunément. Les relations entre les deux frères et leur mère font l’objet de quelques échanges verbaux très édifiants. Même du côté du shérif, on sent que les petits arrangements font partie des comportements habituels. Ici, on dépassera largement ce cadre sans que personne ne s’y oppose. L’épaisseur de l’album permet un réel approfondissement des caractères des principaux personnages. 

Aspect graphique

Le scénario de Pirus dépasse donc largement le simple exercice de style. De même, on sent déjà une belle maîtrise dans le dessin de Mezzo. Rappelons qu’on doit à ce même duo la trilogie Le roi des mouches, dont le premier épisode Hallorave date de 2005. Le choix des couleurs est aussi sombre que l’atmosphère générale. Et les vignettes sont de tailles et formes variées, malgré une base à trois bandes par planche. Enfin, dès le début on sent chez tous les personnages qu’ils balanceraient père et mère pour s’approprier le magot. Cela passe par des physiques bien différenciés et patibulaires (mais presque, pour paraphraser Coluche). D’ailleurs, la galerie des visages se retrouve sur les pages de garde, pour bien enfoncer le clou.

Les Désarmés, Pirus (scénario) – Mezzo (dessin) – Ruby (couleurs)
Drugstore (Editions Dupuis) : sorti le 12 mai 2010
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3.5