Une-machine-comme-moi-roman-Ian-McEwan-edition-gallimard-critique-livre

Une Machine comme moi : Ian McEwan aux confins de l’humanité

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné
Note des lecteurs0 Note
4.5

Une Machine comme moi, dernier né de Ian McEwan est sorti en France en janvier 2020. L’oeuvre, en apparence simple, est foisonnante. Elle confronte l’humain à ses propres limites à travers des personnages typiques du travail de l’auteur. En pensant faire le bien, ils se confrontent à l’inconstance humaine. Une belle leçon dans une réalité made in McEwan qui lui permet d’aborder mille sujets. A quand l’adaptation ciné ?

Des hommes comme nous

Le pitch d’Une Machine comme moi paraît en apparence simpliste, mais ses ramifications sont complexes, elles s’intéressent à l’âme humaine. Charlie a une vie assez morne, remplie à perdre de l’argent en ligne et à écouter marcher sa voisine de l’appartement du dessus. Une voisine qui ne le laisse pas indifférent et dont il va peu à peu se rapprocher. Ensemble, ils conçoivent une sorte d’enfant parfait sous les traits d’un « Adam », robot issu du développement d’une intelligence artificielle. Chacun des deux lui assignent des traits de personnalité sans se consulter l’un l’autre. Charlie aime la science, c’est une sorte de faux double de l’auteur, quant à Miranda, elle est persuadée de faire le bien, mais culpabilise de ses réactions trop humaines. Confrontés à Adam, les deux personnages vont explorer leurs limites. Malheureusement, ils ne seront pas capables de les supporter ou du moins pas assez tôt. Ici, point de religion, de philosophie ou autres croyances pour leur venir en aide. Trop humains, bien trop humains, ils tenteront tout de même de se racheter afin d’écrire l’histoire à leur manière.

Real Humans

Côté Histoire, Ian McEwan s’amuse à la déconstruire dans Une Machine comme moi, pour explorer un espace entièrement fictionnel. Ainsi, dans la réalité créée par McEwan, Alan Turing vit encore en 1980, le monde y est tel qu’en 2020, réflexion sur le Brexit comprise. Sauf que l’intelligence artificielle y a toute sa place sous forme d’androïdes à la Real Humans. De plus, les voitures 100% autonomes sont monnaie courante. L’humanité ou l’apparence humaine des robots n’est plus à prouver. En effet dans une scène hilarante autant qu’étrange d‘Une Machine comme moi, Charlie est pris pour le robot.  Pourtant, tout n’est pas parfait au pays de l’intelligence artificielle. Alors que tous les robots se suicident plus ou moins (il n’existe que quelques prototypes d’Eve et Adam à travers le monde), l’Adam de Charlie et Miranda survit grâce à son amour pour Miranda. Un sentiment étrange qui dérange Charlie, qui créer une sorte de trouple dans lequel Adam, censé être le « jouet » de Charlie, prend en réalité le pouvoir. Les actes des humains ont des conséquences. Ainsi, quand Charlie intervient en voyant un enfant se faire maltraiter devant ses yeux, les parents lui proposent de l’adopter.

Encore une fois, McEwan se joue de l’humain et de ses failles morales. Il en va de même pour la littérature prête à être surpassée par les robots : « presque tout ce que j’ai lu dans la littérature mondiale décrit divers exemples d’échec humain – celui de la bienveillance, de la raison, de la philosophie, de l’amitié. L’échec des capacités cognitives, de l’honnêteté, de la gentillesse, de la lucidité (….) Mais quand le mariage de l’homme et de la femme avec la Machine sera devenu total, cette littérature deviendra superflue, parce que nous nous comprendrons trop bien les uns les autres. Nous habiterons une communauté d’esprits auxquels nous aurons un accès immédiat (…) Nos littératures perdront leur nourriture malsaine » (p 195, extrait du roman publié chez Gallimard, paroles d’Adam). Et de continuer que seul le haïku survivra par la limpidité de la description des choses telles qu’elles sont. Ainsi, dans l’esprit de McEwan, la littérature actuelle et passée est bien là pour sonder l’âme humaine, rien de plus. Après Expiation et le regard d’une petite fille sur un événement et ses conséquences dévastatrices, avec Une Machine comme moi, McEwan nous raconte de nouveau les conséquences d’une série de décisions.

« Placer mon Adam dans la communauté humaine, c’est forcément un processus d’intégration un peu délicat »

La rencontre et la confrontation avec Alan Turing, que Charlie comme McEwan admirent, est une utopie fêlée qui « comme toutes les utopies en général dissimulait un cauchemar ». En effet, la perfection apparente des constructions humanoïdes se heurte à la destruction qu’ils opèrent sur eux-mêmes, au désir absolu de vérité même quand la moralité fait appel au mensonge. Car le personnage de Miranda est confronté à un dilemme tel que nos tragédiens grecs savaient les mettre en forme. La littérature en est donc toujours là, à s’enflammer aux confins de l’humanité. Sauf que cette dernière a évolué avec le monde et a pris conscience de nombreuses choses : « Quand on contemple le présent, on comprend combien il est improbable, et combien on n’arrivera jamais à le prédire. » (Ian McEwan sur France Culture en janvier 2020). Mais aussi de la fin d’un monde : « Dans le monde entier le climat se réchauffait. Alors que l’air devenait plus propre dans les villes, la hausse des températures s’accélérait. Tout semblait en hausse : les espoirs et le désespoir, le malheur, l’ennui et les opportunités. Il y avait davantage de tout. C’était une époque pléthorique » (extrait du roman, p151, publié chez Gallimard).

Sauf que, pour Miranda et Charlie, avoir davantage de tout n’est pas la clef d’une humanité rehaussée, bien dans ses baskets, au contraire. La seule chose qui peut leur offrir de l’espoir, et encore leur histoire est chaotique, faite de non dits, de sacrifices : « Nous vivons avec ce tourment et nous ne nous étonnons pas de réussir à trouver le bonheur malgré tout et même, l’amour. Les esprits artificiels ont moins de défenses que nous » (propos de Turing, p 233, extrait du roman publié chez Gallimard). Ainsi pour combattre l’injustice, pour construire leur vie, Miranda et Charlie comptent sur l’esprit artificiel qu’est Adam. Jusqu’au bout, Ian McEwann s’amuse à les torturer, il peut se le permettre car les événements s’enchaînent, personne ne semble avoir une prise sur eux. Pas même Turing qui observe impuissant la chute de ses androïdes et de l’humanité avec elle.

Quand sort la recluse 

Dans Une Machine comme moi, c’est Hamlet et son meurtre reconstitué dans l’acte I qui devient le chantre de l’humanité, de sa capacité à faire parfois émerger la vérité. Tout est ensuite question de décisions, de choix. Plus qu’ailleurs, chez McEwan tout bascule toujours d’une seconde à l’autre. A en voir le nombre d’adaptations cinématographiques de ces œuvres (Reviens moi et L’intérêt de l’enfant entre autres), on comprend bien que les dilemmes de l’auteur sont des pensées en mouvement, qui poussent à mettre en route des corps face à une caméra. On imagine ainsi aisément comment la dernière scène du roman, qu’on ne révélera pas, aurait pu être mise en scène. La conscience de Charlie, narrateur de l’histoire, s’engage de nouveau dans ses limites et c’est par le corps qu’il agit, encore et toujours, faisant enfin le choix de l’action, lui qui est montré si reclus au début de l’oeuvre. Les images sont fortes, baignées du cynisme habituel de l’auteur, de son regard microscopique porté sur des êtres pour observer et questionner le monde. Sans trouver de réponses toutes faites, il travesti l’Histoire pour mieux tenter de saisir le présent en marche, tout en se sachant vaincu par lui : « J’aimerais vivre un millions d’années. Le grand choc, c’est que l’on va mourir alors que l’Histoire ne sera pas terminée » (Ian McEwan sur France Culture). Impossible de savoir ainsi si les prédictions d’Adam se révélerons un jour où nous ne lirons plus que des haïkus, interconnectés les uns aux autres avec nulle besoin d’introspection, nous nous connaîtrions si bien… Un drame en somme, la fin de nos tortures mentales si fécondes, de nos croyances et de nos espérances, la boîte de pandore de nos âmes qui s’ouvrirait.

Une machine comme moi, Ian McEwan
Gallimard, janvier 2020, 400 pages

Reporter LeMagduCiné