Sidonis nous revient avec une livraison toute fraîche de westerns, et on ne s’en lasse pas ! Les deux sorties démentent en outre l’image stéréotypée du western : d’une part une comédie menée à cent à l’heure, signée George Marshall ; d’autre part une œuvre hybride et inclassable réalisée par S. Sylvan Simon. Une époque et des comédiens (Glenn Ford, en particulier) en constituent le terreau commun. Pour le reste, voici deux visages radicalement différents d’un genre né en même temps que le septième art lui-même et qui, depuis lors, n’a jamais cessé de nous étonner… et nous émerveiller.
Texas (George Marshall, 1941) : western allègre
Synopsis : Toute la ville d’Abilene fête l’arrivée du chemin de fer. Si Windy Miller laisse croire qu’il y a fortement contribué pour le bien de la communauté, il poursuit surtout un objectif personnel : s’enrichir, quitte à écraser ceux qui constituent un obstacle. Ainsi, force-t-il la main à des éleveurs texans pour acheter leur bétail à très bas prix et à le convoyer par ses propres moyens. Nouveaux en ville, Dan Thomas et Tod Ramsey, d’anciens soldats confédérés, compromettent ses plans…
Dans les suppléments du DVD/Blu-ray (lire plus bas), le regretté Bertrand Tavernier résume parfaitement le film en parlant d’un western « allègre », truffé de péripéties (« de quoi remplir trois ou quatre films »). Réalisé en 1941 (à presque deux mois jour pour de la déclaration de guerre américaine contre l’Empire japonais), Texas est une œuvre signée George Marshall. Le metteur en scène, dont la carrière couvre six décennies et compte plus d’une centaine de productions pour le cinéma, a débuté sa carrière à l’ère du muet, dans les années 1910. Le qualifier de vétéran à l’époque qui nous intéresse est donc un euphémisme. Aucun genre cinématographique ne lui est étranger et il réalisa un grand nombre de westerns à l’époque muette, mais l’homme avait néanmoins une inclination naturelle pour la comédie. Il y dirigea les plus grandes stars de l’époque, de Laurel et Hardy à W.C. Fields, en passant par Jerry Lewis et Bob Hope.
Ce goût personnel déborda régulièrement dans les autres styles auquel il s’attaqua, et le western n’y fait pas exception. Texas en est une démonstration évidente. Comme souligné par Bertrand Tavernier, en 1h30 ce western qui ignore les scènes superflues, déroule simultanément plusieurs intrigues sur un rythme particulièrement enlevé, avec un punch d’enfer et un humour parfaitement assumé. D’ailleurs, plusieurs séquences semblent tout droit sorties d’une comédie burlesque du cinéma muet, celle du combat de boxe en représentant l’acmé.
Texas comprend néanmoins bon nombre des codes habituels du western, et son scénario est tissé sur un arrière-plan historique intéressant et fort sérieux – même s’il n’est pas exploité autrement que comme toile de fond. L’action se déroule en effet en 1866, juste après la fin de la guerre de Sécession. Le pays est en ruine et la population est affamée. Le bétail ne peut plus être acheminé vers les métropoles car les lignes de chemins de fer ont été détruites. Il faut dès lors faire appel à de courageux convoyeurs qui, du Texas, entreprennent un voyage dangereux car le bétail est l’objet de bien des convoitises… En quête d’une nouvelle vie, Dan Thomas et Tod Ramsey, deux vétérans confédérés sans le sou, partent pour le Texas. Comme on l’a dit, George Marshall construit sur cette trame linéaire plusieurs autres intrigues secondaires (les deux amis qui passent de chaque côté de la barrière de la loi, le convoiement du bétail, les multiples arnaques et combines de chaque personnage, la concurrence pour l’amour d’une femme, etc.), sur un ton qui demeure léger tout du long.
Le vétéran Marshall dirige dans ce film deux comédiens à l’aube d’une carrière promise à un bel avenir. Les deux amis sont en effet interprétés par William Holden (dont c’est la septième apparition à l’écran), antihéros sympathique qui est clairement le personnage principal du film, et un Glenn Ford (neuvième apparition) très discret à l’exception du dernier quart d’heure. Il est amusant de constater que l’ordre d’importance des deux comédiens sera inversé sept ans plus tard dans La Peine du talion. Comme souvent dans ce genre de productions, Texas compte également plusieurs seconds rôles savoureux – dans ce cas-ci, plus savoureux que les rôles principaux à vrai dire assez conventionnels. Parmi ces character actors, il faut mentionner Claire Trevor (Key Largo, La Chevauchée fantastique, Marché de brutes) dans le rôle de « Mike » King, femme au caractère bien trempé, George Bancroft (L’Assommeur, Les Anges aux figures sales, L’Extravagant Mr. Deeds) en homme d’affaires faussement généreux, et Edgar Buchanan qui hérite du meilleur rôle, celui d’un improbable dentiste (Tavernier et Brion nous apprennent que l’acteur le fut dans la vie civile !) qui bouffe ses mots et entube tout le monde. On le retrouvera dans Le Démon de l’or (lire ci-dessous), mais aussi dans La Peine du talion avec Ford et Holden, notamment.
Tourné rapidement et sans ambition démesurée, Texas n’est certes pas un immense western, mais il est mené de main de maître et son énergie débordante ainsi que sa bonne humeur « font le boulot ».
SUPPLÉMENTS
Dans les bonus proposés par Sidonis, on retrouve deux fidèles collaborateurs de l’éditeur, Bertrand Tavernier et Patrick Brion. Le premier, dont c’est la dernière présentation avant son décès, apparaît physiquement diminué mais très enthousiaste, et sa mémoire toujours aussi encyclopédique. Le cinéaste nous rappelle la carrière peu commune de Marshall et insiste sur la tonalité résolument humoristique du film, même si, comme dans toute bonne comédie, le sous-texte est des plus sérieux : la naissance du capitalisme et la recherche du profit à tout prix. C’est en effet ce qui distingue les deux protagonistes du film et finit par désagréger leur amitié. Tavernier dresse aussi un bref parallèle avec La Loi du talion, tourné sept ans après Texas : des comédiens identiques mais un propos qui s’est considérablement assombri. Enfin, il attribue 80% des mérites du film à Marshall, partant de la constatation que le scénario lui ressemble bien plus qu’aux deux scénaristes principaux, Horace McCoy et Michael Blankfort, certes talentueux mais plutôt spécialisés dans des sujets sérieux. Le réalisateur français ajoute enfin que Marshall fut jadis considéré comme « le metteur en scène le plus dangereux d’Hollywood », car il insistait pour que ses comédiens exécutent eux-mêmes la plupart des cascades dans ses films. Cela créa des conflits, notamment avec Glenn Ford… cependant vite résolus puisque l’acteur tournera encore maintes fois sous sa direction.
C’est ensuite au tour de Patrick Brion, qui nous parle de Texas sous un angle différent. Il resitue en effet ce western dans une période de renouveau pour le genre, après une « éclipse » (1928-1938) non de production mais de qualité, pour reprendre ses termes. Il rappelle également le contexte international de ce film sorti à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis. Brion s’étend lui aussi sur la carrière de George Marshall, dont il révèle quelques anecdotes de tournage cocasses qui témoignent du caractère fantasque et non-conventionnel du cinéaste, et nous donne envie de revoir d’autres de ses œuvres, certaines fort connues comme Femme ou Démon (Destry Rides Again/1939), d’autres beaucoup moins (Le Sang de la terre/Tap Roots, 1948).
Le Démon de l’or (S. Sylvan Simon, 1949) : pistes brouillées
Synopsis : Afin de garder pour lui seul le secret de l’emplacement d’une fortune gigantesque en or, Jacob Walz n’hésite pas à abattre trois hommes, dont son meilleur ami. De retour à Phoenix, il ne peut cacher sa soudaine richesse. Si toute la ville épie ses moindres faits et gestes, Julia Thomas se montre plus habile que ses concitoyens. Elle séduit Walz et, sans que son mari ne soit jamais très loin, entreprend de le manipuler de manière à découvrir l’emplacement de l’or…
Tourné à la fin de la même décennie, Le Démon de l’or fut initialement confié (sous le titre de Bonanza) au même George Marshall, qui finit par claquer la porte en laissant son producteur, S. Sylvan Simon, qui marchait un peu trop sur les plates-bandes du vétéran, reprendre les rênes. Autre point commun entre les deux films, on y retrouve Glenn Ford mais aussi le dentiste de Texas, Edgar Buchanan, même si son rôle est cette fois très réduit. Enfin, le thème de la cupidité et la corruption de l’argent se trouve au cœur des deux histoires. Le comparatif s’arrête là, et pour cause ! Le Démon de l’or (Lust for Gold) est un western à nul autre pareil, une véritable curiosité.
Le film s’articule en effet autour d’une déconcertante structure en plusieurs parties, chacune évoluant dans un style sensiblement différent ! Après une longue première partie contemporaine, sorte de grand jeu de piste (un homme tente de retrouver une mine d’or, perdue dans les montagnes de l’Arizona, ayant appartenu à son grand-père) mené par un comédien peu connu (William Prince), démarre soudain un flash-back qui constitue le cœur du récit. On y découvre enfin les deux stars du film, Glenn Ford et Ida Lupino, dans une intrigue au croisement du western (un peu) et du film noir (beaucoup). Ford interprète en effet le grand-père, Jacob Walz, surnommé « Dutch » par ignorance par les habitants de Phoenix (il est en réalité d’origine allemande… or Ford lui-même avait des origines néerlandaises !). Walz est une fieffée crapule qui, après avoir suivi deux hommes trop bavards à la recherche de la fameuse mine, les abat (ainsi que son complice, interprété par Buchanan) sans état d’âme une fois la découverte réalisée, s’appropriant la mine et son fabuleux magot. De retour en ville, suivi sans relâche par la population entière obnubilée par son or, il va tomber dans les mailles de la manipulatrice en chef, Julia Thomas (Lupino). Mariée à Pete (Gig Young), un homme sans relief qu’elle domine aisément, elle écarte celui-ci pour séduire Walz, qui tombe dans le piège. Le jeu du chat et de la souris qui s’ensuit se terminera plus tard de manière tragique. Le film revient alors au temps présent placé sous le signe du thriller, un épilogue… qui n’en est pas vraiment un, le héros échouant dans sa quête et la voix off nous annonçant amicalement que l’histoire s’arrête là !
Le Démon de l’or, surtout plombé par une première partie trop longue et alambiquée qui nourrit une frustration par rapport au flash-back bien plus intéressant, n’en demeure pas moins un western passionnant. Non seulement par sa structure et son hybridité stylistique, mais aussi grâce à la prestation des deux comédiens principaux. Stars habituées aux rôles positifs, Ida Lupino et Glenn Ford se présentent ici dans un contre-emploi délicieux, la première en femme vénale et retorse, adepte des trahisons à répétition, le second (qui joue la même année un autre rôle peu reluisant dans La Peine du talion) en meurtrier mal dégrossi, qui se fait rouler avant de prendre une revanche sadique. Voir ces deux comédiens donner le meilleur d’eux-mêmes dans des rôles aussi inattendus représente assurément le grand intérêt du film !
SUPPLÉMENTS
Patrick Brion rempile dans les bonus de ce second western, resituant ce dernier dans une période faste pour le genre, avec beaucoup de films tournés par de grands (et moins grands) réalisateurs américains… mais Lust for Gold occupe néanmoins une place tout à fait particulière dans l’histoire du genre. Le spécialiste revient également sur les circonstances qui ont entraîné le remplacement de George Marshall sur le plateau par S. Sylvan Simon, dont c’est par ailleurs le dernier long-métrage, puisqu’il décédera deux ans plus tard d’un arrêt cardiaque, à l’âge de 41 ans. Avant de s’attarder à la structure étonnante du film et à l’apparition tardive des stars (il confie avoir cru s’être trompé de film lors du premier visionnage !), Brion nous apprend qu’il est basé sur une légende réelle, celle de la fabuleuse mine du Hollandais perdu, supposément située dans les monts de la Superstition en Arizona, où une partie du film fut tournée. Le personnage de Jakob Waltz (son nom a été légèrement modifié en « Walz » dans le film) est d’ailleurs lui aussi bien réel. On se demande ce que le bougre aurait pensé de sa représentation filmique peu flatteuse !
Le critique de cinéma François Guérif prend ensuite le relais pour une seconde présentation du film. Lui aussi revient évidemment sur son originalité, soulignant l’amoralité de tous les personnages obsédés par l’appât du gain et le fait que la progression du récit est basée sur une série d’assassinats (ce qui renforce l’idée de la malédiction de l’or). Le film ne nous offre en outre aucune résolution, ni à l’enquête, ni au jeu de piste, ni au sort des personnages, et même Walz n’est pas clairement puni pour ses crimes (il disparaît simplement). Une négation des conventions cinématographiques pour le moins culottée ! Guérif rappelle également qu’à l’époque, Glenn Ford interpréta plusieurs rôles négatifs dans des films noirs, même si son personnage de Walz est tout de même corsé… Il révèle enfin que Barry Storm, l’autour du roman-source, intenta une action en justice car il n’aimait pas William Prince, l’acteur qui l’interprète dans le film !
Comme souvent, entendre ces spécialistes partager leur passion et leur érudition est un vrai plaisir. On adressera par contre un carton jaune à Sidonis pour la mauvaise qualité de la prise de son de ces interviews, une curieuse habitude de l’éditeur que l’on retrouve d’ailleurs dans les suppléments de Texas !
Note concernant les films
Note concernant les éditions