Les éditions Potemkine et MK2 nous offrent le plaisir de pouvoir revoir Jour de colère (appelé parfois aussi Dies Irae), un des plus grands films du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer, dans une édition qui, hélas, n’est pas toujours à la hauteur du chef d’œuvre présenté.
La carrière du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer compte relativement peu de longs métrages, mais ceux-ci ont marqué l’histoire cinématographique. Depuis l’esthétique fantastico-onirique de Vampyr jusqu’aux sommets de charité chrétienne de La Parole, le cinéaste a influencé des générations de réalisateurs en créant de véritables chocs visuels.
Le premier film parlant de Dreyer, Vampyr, est un échec commercial, au point que le cinéaste n’est pas sûr de poursuivre sa carrière dans le septième art. Il faudra une bonne dizaine d’années pour aboutir à Dies Irae / Jour de colère, sorti en 1943, adaptation d’une pièce de théâtre d’Hans Wiers-Jenssen.
Il est possible d’affirmer que Jour de colère est la première partie d’un diptyque poursuivi, douze ans plus tard, avec le sublissime La Parole (Ordet), deux films consacrés à la religion. Le christianisme y est alors présenté sous deux aspects : d’un côté sous la forme de l’interprétation rigoriste d’une loi pour laquelle tout le monde est un pécheur ; de l’autre côté, sous la forme d’une exaltation de la charité, de l’amour chrétien individuel et intériorisé.
Sous la forme Dies Irae, l’expression « Jour de colère » renvoie à l’apocalypse, mais aussi à un texte mis en musique au Moyen Âge. On retrouve aussi ce texte dans la messe des morts (voir le Requiem, qu’il soit de Mozart ou de Verdi, par exemple). Par sa thématique, ce texte est donc directement relié au thème de la mort, et ce thème sera fortement présent dans le film.
Jour de colère nous renvoie en 1623 dans un monde protestant très étriqué. Un pasteur, Absalon, est chargé de retrouvé Marte, une femme accusée de sorcellerie parce qu’elle prépare des décoctions à base de plante afin de soulager les maux des personnes autour d’elle. La vieille femme est finalement retrouvée et torturée jusqu’à ce qu’elle avoue tout ce qu’on veut lui faire dire, à savoir qu’elle aurait pactisé avec le diable, etc. Mais elle a aussi d’autres choses à dire, concernant le pasteur Absalon lui-même…
En effet, Absalon est marié, en secondes noces, avec une femme bien plus jeune que lui, Anne. Ce qui n’est pas du goût de la mère du pasteur, vieille femme acariâtre qui voit cette union d’un fort mauvais œil. Or, lorsque arrive Martin, le fils d’Absalon, Anne, coincée dans ce mariage forcé, ne peut s’empêcher d’en tomber amoureuse.
Le film de Dreyer prend alors des allures de tragédie. Comme dans les tragédies classiques, le personnage principal est écartelé entre sa passion amoureuse et son respect de la morale ; après tout, Anne est dans une situation à peu près similaire à celle de Phèdre dans la pièce de Racine. Sauf qu’ici, la morale est imposée brutalement par un groupe de personnages froids et insensibles qui ne songent qu’à appliquer à la lettre une loi aveugle.
Jour de colère est un film marqué par la mort. La mort de différents personnages, mais aussi la morbidité de cette morale qui trouve sa satisfaction dans la souffrance des autres. Les docteurs de la loi sont tous habillés de noir, dans des vêtements étriqués, fermés. Leurs visages sont inexpressifs, comme si les émotions leur étaient étrangères.
Même la nature est marquée par la mort : dans un paysage magnifiquement bucolique passe soudain une charrette chargée du bois pour alimenter le bûcher de Marte…
Dreyer joue sur les contraste : face à une rigueur mortifère et sombre, Anne illumine l’écran de sa présence et de son regard. Les jeux de lumière font que les regards sont immédiatement attirés sur elle. Et le contraste sera encore plus flagrant lorsqu’elle vivra son amour avec Martin : cheveux partiellement relâchés, tenue plus claire, moins stricte, moins étriquée, sourire aux lèvres…
Il n’y a aucune hésitation : pour Dreyer, Anne est du côté de la vie, de la nature, des sentiments. Mais Jour de colère, c’est aussi un film sur la domination : domination masculine contre-nature, domination d’une intolérance morale et religieuse qui écrase tout ce qui ne se plie pas à ses lois, etc. Et Anne, femme mal mariée, épouse adultère, fille de sorcière, femme trop jeune et trop belle, cumule tout ce que les gardiens de l’ordre moral réprouvent.
Visuellement, Jour de colère est une splendeur. Il est évident que Dreyer s’est inspiré des tableaux des maîtres flamands, mais aussi de l’esthétique typiquement protestante, avec ces murs nus, dénués de la moindre décoration, symboles d’une vie où l’on doit étouffer ses sentiments.
Aussi splendide soit-elle, cette esthétique ne cherche jamais à prendre le pas sur ce qui est raconté ou sur les sentiments qui se dégagent de l’œuvre. Chez Dreyer, l’image se met au service de l’histoire. Une histoire forte et tragique.
Compléments de programme
Justement, concernant les images, on peut regretter que la qualité visuelle de la présente copie ne soit pas supérieure. Face à un film où le travail esthétique est aussi important, on était en droit d’attendre mieux.
Le film de Dreyer est accompagné de trois compléments de programme.
Dans l’un d’eux, Gaspar Noé (autre cinéaste pour lequel l’esthétique a une importance primordiale) parle de son attachement à l’œuvre de Carl Theodor Dreyer. C’est plutôt sympathique, mais anecdotique.
Dans un autre complément de programme, le cinéaste lui-même, Carl Theodor Dreyer, parle, trop brièvement hélas, de son film.
Le bonus le plus intéressant, de très loin, est l’analyse du film par Patrick Zeyen. Le critique et cinéaste replace Jour de colère au sein de la filmographie de Dreyer, établit des rapports avec Ordet pour l’aspect religieux, avec La Passion de Jeanne d’Arc et Gertrud pour les portraits de femmes délaissées. Patrick Zeyen fait aussi une analyse rigoureuse et passionnante de l’esthétique du film et des contrastes entre noir et blanc. Finalement, il qualifie Jour de colère de « film le plus maîtrisé » de Carl Theodor Dreyer.
Caractéristiques du DVD :
Durée du film : 94 minutes
Noir et blanc
Format de l’image : 1.33
Son Dolby Digital dual mono
Version originale danoise
Sous-titres français
Compléments de programme :
Analyse de Patrick Zeyen, cinéaste et écrivain (20 minutes)
Carl Theodor Dreyer par le de son film (3 minutes)
Entretien avec Gaspar Noé (10 minutes)