À l’occasion de sa récente sortie Blu-ray chez Carlotta Films, retour sur le furieux China Gate réalisé par Samuel Fuller (Shock Corridor, White Dog) en 1957 et son édition HD beaucoup trop sage.
Synopsis : A la fin de la guerre d’Indochine, un commando de la Légion étrangère s’apprête à effectuer une dernière mission : détruire les tunnels renfermant le stock d’armes des combattants communistes menés par le commandant Cham. Pour cela, ils font appel à une séduisante Eurasienne surnommée Lucky Legs. Ayant mis en place un trafic d’alcool dans la région et connaissant bien Cham, elle seule peut les aider à mener à bien leur mission. Mais la présence de son ex-mari, le sergent Brock, qui l’a abandonnée à la naissance de leur fils métisse, va créer de nombreuses tensions au sein du groupe…
Samuel Fuller et l’expérience de la guerre
L’un des grands intérêts de China Gate se trouve dans le travail esthétique d’un conflit moderne tel que la guerre d’Indochine. Comprenez par « travail esthétique » les volontés et enjeux de la représentation guerrière menée par Sam Fuller. Celle-ci trouve son origine dans l’expérience du cinéaste qui fut, dans sa jeunesse, journaliste. Trentenaire, il rejoint la première division d’infanterie des Etats-Unis d’Amérique alors engagés avec les pays alliés contre Hitler et ses forces ténèbreuses. Fuller oeuvre ainsi en tant que soldat et reporter de guerre dans cette division connue de par son surnom, la Big Red One, dont il fera le récit cinématographique à la fin des années 70 avec Au-delà de la Gloire. Il sera l’un des premiers à filmer les premières images de la libération des camps de concentration, à capter « l’impossible » – dixit Samuel Fuller dans Falkenau, vision de l’impossible, Emil Weiss, 1988. Déjà dans les années 30, Fuller fut l’une des plumes d’Hollywood et auteur de pulps basés sur d’obscurs faits divers (tels que la chronique d’une femme enceinte condamnée à mort). Journaliste, reporter de guerre, ou cinéaste, Samuel Fuller se présente comme « un conteur » : « Tout raconte une histoire, les histoires sont la sève de nos civilisations » (ibid).
Justement, China Gate est une histoire, portée par un conteur à l’expérience riche et difficile. En cela, elle traduit le regard polymérique de Samuel Fuller. Ainsi obtient-on un film de guerre à l’esthétique hybride. On note ainsi, de par les extérieurs grandioses, un certain réalisme dans la reconstitution d’une ville bombardée où errent blessés et affamés, et où patientent les soldats. Ce même réalisme est porté par les points de vue, celui d’un enfant cherchant de quoi nourrir son chien dans les décombres alors poursuivi par un villageois affamé prêt à manger le maigre chiot ; le point de vue collectif du commando nageant dans le fleuve sur le bord duquel un village maîtrisé par l’ennemi est en fête ; enfin, alors que le groupe se reposait dans une forêt endormie, celui qu’on pensait objectif récupéré alors par l’ennemi qui observait puis mitrailla la bande. Fuller estimait qu’un film de guerre ne pouvait être réaliste que si on tire sur le public. Toutefois, on remarque qu’une certaine expérience guerrière est rendue possible chez Fuller grâce au point de vue, soit à l’association du regard du spectateur et/ou des spectateurs à l’expérience – à la fois illimitée et limitée par le médium cinématographique – perceptive d’un individu ou d’un groupe. Ainsi la scène où le groupe se fait mitrailler dans la forêt surprend autant le commando que le spectateur. Le moment de joie est meurtri en une transition brute et inattendue. La guerre et ses réalités morbides n’ont pas de patience. Elles ont lieu. Cependant, l’unique « règle de la guerre » a été respectée. Celle-ci, présentée par un ancien soldat allemand depuis engagé dans la Légion étrangère française, consiste à « voir ce qui vous entoure« . Justement, la caméra de Fuller ne pouvait ici, comme le groupe auquel elle était associée, voir au-delà de leur champ de vision limité. Ainsi, Fuller capta ici parfaitement l’immédiateté de la violence, sa brutalité et le sentiment de surprise. Par ailleurs, l’expérience subjective mise en scène par Fuller repose une vieille question conséquente sur le genre : un film de guerre captant une bataille massive en point de vue objectif ou divin (à coup de plongées célestes) peut-il être qualifié de réaliste ? Ou traduit un autre point de vue, celui des stratèges ? Ou encore de vues journalistiques bien humaines venues reporter de près comme de loin les combats ?
L’usage d’archives par Fuller n’est pas sans rappeler, entre autres, celui d’Allan Dwan pour Iwo Jima. Toutefois, le second utilise ces images pour supporter la reconstitution d’une bataille bien réelle traversée par nos héros, éléments fictifs inspirés de faits bien réels. Chez Fuller, les barrières entre la fiction et le réel sont friables. Il s’agit davantage de construire une réalité plutôt que de reconstituer le fait historique. Ainsi des archives d’avions bombardés et larguant des caisses sont associés aux points de vue des civils subissant les combats. Fuller est au service de l’expérience guerrière, non pas de la monstration de l’épisode historique traversé par des personnages. L’illustration historique est d’ailleurs présente en début de film, exposant, à la manière des reportages de guerre visibles en salles de cinéma ou à la télévision (bien avant l’ère d’internet), les nouvelles du front. Ces news, portées par un devoir de propagande sans mesures, permettent à Fuller de présenter le contexte historique pour ensuite mieux le déconstruire, le nuancer, et le capter avec justesse à travers les expériences individuelles et collectives transmises par son récit. Aussi le cinéaste rappelle, par son travail de l’archive, que la représentation objective n’existe pas. Tout plan constitue un point de vue, altérable – et alors détournable – au montage, qui peut être, selon le chef du projet, au service de la gloriole miliaire ; ou, selon un autre gusse, une tentative de contextualiser objectivement une bataille, de sa géographie à la masse des troupes en déplacement dans l’espace ample ou réduit, tel un collectionneur passionné d’histoire penché sur ses figurines de plomb piquées sur une conséquente maquette.
On compte enfin un autre régime d’image, remarquable dans la dernière séquence de combat, alors que les derniers membres vivants du commando fuient à travers le camp pour atteindre un avion prêt à décoller. Gros plans sur les fusils mitrailleurs faisant feu, plans serrés sur les comédiens tirant dans tous les sens, et plans larges sur la cour du camp s’enchaînent. Le montage furieux de ce découpage de feu n’est pas constitué de raccords de causalité. Qui tire sur qui n’est pas la priorité. En effet, l’ensemble tend ici vers une forme d’abstraction guerrière au service de l’expérience du conflit, de sa brutalité aveugle au déchaînement sonore d’explosions, de tirs et de cris qui porte l’ensemble. Ici la perte des repères et une étrange association de terreur et de stupeur sont au rendez-vous.
Ainsi, l’imagerie hybride de Fuller constitue ici une expérience guerrière complexe, du ras-le-bas des civils à la brutalité surprise des combats, du déchaînement de furie chargée et tirée aux souffrances qui ne demandent qu’à se dévoiler. En effet, n’oublions pas certains usages du clair-obscur apportant un trait expressionniste aux points de vue de ces personnages troublés et marqués par « des blessures invisibles » – dixit le personnage de Gene Barry (le héros de La Guerre des Mondes de Byron Haskin). Enfin, le regard nuancé et empathique de Fuller lève le voile sur le caractère pathétique de cette expérience guerrière. Quelques moments de douceur se terminent dans la douleur de commentaires égoïstes et racistes. D’autres ne connaîtront pas d’autres chapitre suite à un dernier sacrifice. Des hommes croisent subitement la mort à la fin d’une blague ou avancent vers elle lentement après une chute banale lors d’une marche sur une colline capricieuse. Les deux moments musicaux du film, soit ceux pendant lesquels le personnage de Nat King Cole interprète la chanson China Gate dans un décor dévasté, révèlent l’ultime violence de l’expérience guerrière proposée par Fuller. China Gate est un voyage des derniers instants dans lequel la douceur, l’humour, et le partage n’ont plus de place. Fort heureusement, Fuller croit filmiquement en l’espoir, soit en l’avenir, ici personnifié par l’union tant attendue d’un fils avec son père. Parce-que l’expérience guerrière fullerienne consiste enfin à goûter à la paix.
Blu-ray Gate
Disons le de suite, on attendait davantage de l’édition Blu-ray de China Gate. Du côté du son, il n’y a certes rien à redire, excepté l’absence d’une piste vf pour les passionnés du domaine et les réfractaires à la vo. C’est au niveau visuel que le bat blesse. Le fait que les images d’archives soient plus granuleuses et manquent de définition peut se comprendre. Toutefois, nombre d’images de la fiction perdent, d’une échelle de plan à un autre, en contraste, en stabilité et en résolution. On pense par exemple au dialogue entre l’officier français et le personnage d’Angie Dickinson qui souffre de ce problème lors des plans plus resserrés. Peut-être ces problèmes sont dus au passage du temps et/ou à des zooms sur des plans larges. On regrette malgré tout que la copie alterne aussi violemment entre tous ces états d’image, du moyen – rarement médiocre – au sublime. La séquence avec Nat King Cole observant, à travers les fourrés, un soldat ennemi, est magnifique. Détails, nuances de noir et blanc, contraste, stabilité… Tout cela était au rendez-vous.
Cette restauration correcte est soutenue par deux compléments. Accompagné par l’usuelle présence de la bande-annonce, on trouve l’intéressant document nommé Peace of Mind : un regard sur China Gate de Samuel Fuller par Samantha Fuller et Christa Lang Fuller. La deuxième est la dernière femme du cinéaste, la première, leur fille. L’intérêt de leur retour permet d’avoir une approche plus personnelle et alors moins connue du cinéma de Fuller, même si, bien sûr, d’autres ont recontextualisé le film, sa genèse et sa place dans la carrière du cinéaste avec précision et rigueur. Les personnages, la musique, les décors, tout y passe. On retiendra notamment le regard de Samantha Fuller qui qualifie China Gate de « comic book movie » notamment par rapport au travail de composition des plans et à la violence déchaînée, extrêmement explicite de certaines séquences. Il est vrai que le film n’est pas sans rappeler les pulps consacrés à la Seconde Grande Guerre qu’on pouvait lire en France dans des revues telles qu’Attack ou Banzaï. La fille Fuller poursuit en expliquant qu’il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque son père était aussi illustrateur. Ce qu’elle a justifié en exposant les premières esquisses des personnages par Fuller. Après ces quarante et quelques minutes, retour sur le menu du Blu-ray. En effet, rien de plus au rendez-vous pour les aventuriers et curieux en quête d’érudition à travers les bonus des éditions. On peut tout de même se consoler avec le fait que les deux éléments sont en présentés en haute définition. On notera enfin que Carlotta édite aussi ce nouveau master en édition DVD.
Bande-Annonce – China Gate, de Samuel Fuller
BD 50 – MASTER HAUTE DEFINITION – 1080/23.98p – ENCODAGE AVC – Version Originale DTS-HD Master Audio 1.0 – Sous-Titres Français – Format 2.35 respecté – Noir & Blanc – Durée du film : 95 mn
DVD 9 – NOUVEAU MASTER RESTAURE – PAL – ENCODAGE MPEG-2 – Version Originale Dolby Digital 1.0 – Sous-Titres Français – Format 2.35 respecté – 16/9 compatible 4/3 – Noir & Blanc – Durée du film 92 mn
Prix de vente public conseillés : 20,06 €