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Thérèse Raquin (1953) : Simone Signoret, désirs enfouis d’une femme faussement banale

Avec Casque d’or (1951), Thérèse Raquin occupe une place particulière dans la carrière de Simone Signoret comme l’un des grands films du cinéma français des années 50 qui lui permit de prendre son envol. Elle y incarne une femme forte derrière une apparence quelconque, qui prend des risques et assume ses actes pour changer d’existence et vivre sa passion. Un rôle dans lequel la comédienne à la vie chahutée confère une authenticité et un caractère peu communs. Retour sur un des premiers coups d’éclat d’une actrice majeure.

Après avoir démarré sa carrière de comédienne aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (notamment dans des films de son premier époux, Yves Allégret), Simone Signoret connaît une première consécration dans les années 1950, couronnée par l’Oscar qu’elle obtient pour son interprétation dans Les Chemins de la haute ville (Jack Clayton/1959), devenant ainsi la première femme française à recevoir la fameuse statuette. Cette première période de succès s’inscrit assurément dans un moment fort du cinéma français classique, que Signoret – aux côtés de Michèle Morgan et Micheline Presle, entre autres – marque de son empreinte en collaborant avec plusieurs grands maîtres. Dans la première moitié de cette décennie, elle apparaît même, coup sur coup, dans trois chefs-d’œuvre intemporels. Le premier, qui porte Signoret au sommet, est bien sûr l’inoubliable Casque d’or (1951) de Jacques Becker, dont elle incarne l’héroïne de la Belle Époque aux côtés de Serge Reggiani. Deux ans plus tard, elle retrouve Marcel Carné (après être apparue comme figurante dans Les Visiteurs du soir en 1942) sur Thérèse Raquin, et enchaîne dès l’année suivante avec Les Diaboliques de Henri-Georges Clouzot. Simone Kaminker – son vrai nom – se serait arrêtée là qu’elle aurait déjà laissé une trace indélébile dans l’histoire du cinéma français ! Heureusement, elle eut le bon goût de poursuivre sur sa lancée…

Non conforme aux canons de beauté

Publié en 1867, Thérèse Raquin est le troisième roman d’Émile Zola. L’héroïne du récit est une jeune fille qui, après le décès de sa mère, est confiée à sa tante, madame Raquin, qui l’élève avec son propre fils, Camille. À l’âge adulte, les deux cousins se marient. Commence alors pour Thérèse une vie monotone entre un époux fragile et souvent malade, et la belle-mère/tante invasive. Un jour, Camille ramène à la maison un ami, Laurent, qui tombe éperdument amoureux de Thérèse. Les sentiments sont réciproques, et pendant plusieurs mois les deux amants se fréquentent en secret. Thérèse est cependant emprisonnée dans son mariage et ne voit d’autre solution que de tuer Camille. Laurent et elle s’arrangent pour transformer l’assassinat en un accident de barque (transformé dans le film par un train). Alors que madame Raquin, sous le choc, devient paralysée et muette, les deux amants sont de plus en plus torturés par la culpabilité…

Lorsque Marcel Carné se lance (après avoir longuement ressassé le projet), il s’agit de la quatrième adaptation cinématographique de l’œuvre de Zola, après une version de Nino Martoglio en 1915, une autre de Jacques Feyder en 1928 et une plus étonnante de l’Egyptien Salah Abou Self en 1952. Il y en aura deux autres bien plus tard (Park Chan-wook/2009 et Charlie Stratton/2014). Le film est produit par les frères d’origine égyptienne Robert et Raymond Hakim, qui ont déjà produit Carné en 1939 (Le Jour se lève) et contribué à lancer la carrière de Signoret en produisant Casque d’or.

La comédienne se fait elle-même quelque peu désirer mais finit par accepter le rôle. La continuité avec son interprétation de Marie, « Casque d’or » (un surnom en référence à sa chevelure blonde), est presque troublante. Dans les deux cas, en effet, l’héroïne du film s’engage dans un triangle amoureux dangereux, une passion destructrice avec un amant qui aboutit à la mort de l’autre homme.

Avec Thérèse Raquin, Carné comme son interprète principale rendent justice au naturalisme (naissant) de Zola, dont l’œuvre ne fut guère épargnée par la critique lorsqu’elle fut publiée. Même en 1953, le sujet du récit et le personnage de Thérèse paraissent déjà très modernes, et Simone Signoret interprète le rôle avec une formidable justesse. Son physique quelconque, vaguement masculin, son regard résigné et dur, font d’elle une femme de caractère (qu’elle était dans la vie), non de charme. Le rôle eût-il été tenu par une vamp américaine comme Jayne Mansfield ou, en France, par Michèle Morgan, par exemple, l’œuvre aurait basculé dans le film noir que le roman de Zola n’est assurément pas. Thérèse Raquin n’a rien d’une femme fatale qui enivre les hommes jusqu’à les faire commettre des actes irréparables, il s’agit d’une femme engluée dans une existence qui la vieillit avant l’heure, qui a fait une croix sur son épanouissement personnel. Une rencontre fortuite mais décisive va lui permettre de renouer de la plus tragique des façons avec sa nature profonde. Simone Signoret incarne physiquement cette femme lambda, un atout que la comédienne utilisera tout à fait consciemment à partir des années 60. C’est en effet à cette époque qu’elle intègrera son enlaidissement et vieillissement précoces causés par l’alcoolisme dans son jeu d’actrice afin d’incarner, non des victimes, mais au contraire des femmes de caractère, des « gueules », des êtres marqués par la vie (Le Chat, La Veuve Couderc, Les Granges brûlées, La Vie devant soi), loin du glamour incarné par Catherine Deneuve, Jeanne Moreau ou Brigitte Bardot. De cette « faiblesse », elle fit davantage qu’une force ; l’identité même de son jeu. N’est-ce pas en effet l’image que tout cinéphile garde d’elle ?

En héroïne zolienne

Si Simone Signoret est aussi convaincante dans le rôle de Thérèse Raquin, c’est donc avant tout parce qu’elle était capable d’incarner comme nulle autre cette femme moyenne, d’apparence banale et à l’existence morose. Carné croque à merveille les scènes d’un quotidien routinier presque terrifiant dans lequel Camille et sa mère occupent le rôle principal, et Thérèse celui d’un meuble ou d’une bonne. On pense bien sûr à ces soirées passées à jouer à des jeux de société avec deux amis, un rituel ennuyeux à mourir lors duquel le fils à maman Camille abandonne ses dernières traces de virilité, sans même s’en rendre compte.

L’irruption de Laurent (Raf Vallone), antithèse de son mari – il est beau, costaud, viril – bouleverse l’existence de Thérèse. En lui rappelant sa nature de femme, sa capacité de plaire et, même si cela n’est pas dit (nous sommes en 1953), ses besoins sexuels inassouvis. Il n’est guère étonnant que le roman de Zola ait été éreinté par la critique : le retournement des équilibres sexuels traditionnels (une femme cédant à la tentation de la chair) est en réalité présent avant même l’apparition de Laurent. À côté de Camille, il est en effet évident que Thérèse, quoique subissant stoïquement un sort peu enviable, est l’élément dominant du couple (ce qui est représenté par la constitution fragile de Camille, mais aussi par son physique malingre et sa relation puérile avec sa mère). D’ailleurs, on notera que si c’est Laurent qui poussera Camille par la portière du train, il semble lui aussi à la merci de Thérèse. C’est elle qui établit la fréquence de leurs fréquentations, elle qui décide quand ils ne peuvent plus se voir, elle encore qui évoque la première l’idée d’assassiner Camille, elle enfin qui provoque le destin en avertissant Laurent des intentions de Camille, qui refuse d’entendre parler de divorce. Camille mort, Thérèse gère bien mieux la situation que Laurent, dévoré par la culpabilité. Elle a repris le contrôle de sa vie et renoué avec sa nature dominante. Après tout, n’a-t-elle pas désormais l’amour, la passion et le confort matériel ? La peur qu’elle éprouve en voyant le regard accusateur de madame Raquin, muette et paralysée, lui rappelle certes le prix moral à payer pour le gain de sa liberté, mais ce prix vaut toujours mieux que l’enfermement. Un deus ex machina va toutefois précipiter le sort tragique des amants meurtriers.

Si Signoret fait merveille sous la direction de Marcel Carné, il faut dire que d’autres comédiens de grand talent viennent compléter un casting irréprochable. Raf Vallone, d’abord, l’acteur italien qui a tourné avec De Santis, Lattuada, Malaparte et Rosi jouant ici pour la première fois dans un long-métrage français. Il insistera (et obtiendra) de ne pas être doublé, s’exprimant donc lui-même dans un français non dépourvu d’un charmant accent, mais impressionnant (ses origines italiennes sont même intelligemment utilisées dans le scénario). Comme Signoret, il est l’incarnation physique idéale de son rôle : imposant, au charme latin et au regard ténébreux dans lequel on devine une certaine fragilité de bête traquée. De fait, s’il utilise son physique pour intimider Camille puis « Riton », le maître-chanteur, son impulsivité trahit un manque de réflexion et une fragilité émotionnelle, qu’accentuera par contraste le sang-froid et la force tranquille de Thérèse, qui ne perd jamais pied.

L’introduction par les scénaristes Carné et Charles Spaak du personnage de Henri, dit « Riton », est un coup de maître et constitue un des seuls changements importants par rapport au roman de Zola (avec l’époque à laquelle se déroule l’action, bien entendu, transposée dans les années 50). Témoin gênant du drame dans le train, Riton, titi parisien et ancien marin, est ce deus ex machina qui endosse un rôle trop grand pour lui en faisant chanter le couple coupable, et dont la mort accidentelle le condamne. Il est interprété avec talent par Roland Lesaffre, un ancien résistant et fusilier marin devenu comédien, qui entretint une relation sentimentale avec Marcel Carné, qui le fera tourner dans pas moins de onze de ses longs-métrages. Il faut enfin saluer la prestation de Sylvie qui, après avoir tourné sous la direction de Clouzot (Le Corbeau/1943), interprète ici la belle-mère tyrannique devenue la représentation de la conscience coupable de Thérèse, ainsi que celle de Jacques Duby, que le public découvre avec ce film, dans le rôle du fragile et pathétique Camille.

Simone Signoret évolue donc en bonne compagnie dans ce film remarquable qui, à bien des égards, pose déjà les jalons d’un certain type de personnage qu’elle incarnera de plus en plus souvent dans les années suivantes.

Synopsis : Orpheline, Thérèse a été recueillie par sa tante, madame Raquin, une femme austère qui tient une mercerie à Lyon. La jeune fille a épousé son cousin Camille, éternellement malade. Elle se meurt d’ennui lorsque le hasard lui fait rencontrer Laurent. Une passion brûlante naît entre eux.

Thérèse Raquin : Bande-annonce

Thérèse Raquin : Fiche technique

Réalisateur : Marcel Carné
Scénario : Marcel Carné et Charles Spaak (d’après le roman d’Emile Zola (1867))
Interprétation : Simone Signoret (Thérèse Raquin), Raf Vallone (Laurent), Sylvie (madame Raquin), Roland Lesaffre (Henri « Riton »), Jacques Duby (Camille Raquin)
Photographie : Roger Hubert
Montage : Marthe Gottie, Suzanne Rondeau et Henri Rust
Musique : Maurice Thiriet
Producteurs : Raymond et Robert Hakim
Durée : 102 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 6 novembre 1953
France/Italie – 1953