La Vie est une fête dernier spectacle de Jean-Christophe Meurisse (réalisateur au cinéma de Les Pistolets en plastique) est un mélange explosif et hyperbolique de toutes les névroses individuelles et collectives, un théâtre punk et cathartique où la cruauté rieuse danse avec la tendresse.
Avec une force satirique jusqu’au-boutiste et une irrévérence acide, Jean-Christophe Meurisse, fondateur de la compagnie Chiens de Navarre, fustige nos macro-folies d’époque transformant la scène des Bouffes du Nord en hôpital psychiatrique, lieu d’accueil de toutes nos vulnérabilités, de toutes nos outrances et « sas d’humanités ».
Interview avec Jean-Christophe Meurisse, metteur en scène de théâtre et réalisateur
1/Le Magduciné : Vous avez nommé votre compagnie Chiens de Navarre, est-ce une référence explicite à Diogène le philosophe-chien de l’Antiquité, celui qu’on nommait un Socrate devenu fou ?
Oui. Il y a quelque chose comme ça par rapport aux chiens grecs. Il y avait Diogène parce qu’il avait cette tendance à tout remettre en cause mais avec folie et ludisme. Ce sont des savants agitateurs. En vrai, il y a quelque chose comme ça. Mais en vrai ce n’était pas si réfléchi que ça. C’est sorti comme Rita Mitsuko, ça sonne très bien aussi. Je trouvais que ça sonnait bien. Et puis après j’aimais bien les interprétations qu’il y avait derrière. On peut penser pour les plus érudits, on pense à Diogène, c’est les aboyeurs puis la Navarre nous renvoie quelque chose de français et dans mon travail il y a quelque chose d’un portrait satirique de notre pays.
2/Le Magduciné : Avec quelle pulsion travaillez-vous ? Rage, violence, colère ? Ou un autre état : clownerie, dinguerie, enfance ?
Tout à la fois. Parce que quand j’ai créé Chiens de Navarre il y avait quelque chose où effectivement il y avait un peu de colère sur le fait qu’on avait envie de proposer en tant qu’acteurs, auteurs, autre chose que ce qui était fait, c’est-à-dire il y avait toujours cette chose, ma génération, c’est-à-dire j’avais 25 ans dans les années 2000, 20 ans dans les années 1995, c’est toujours quand on devait faire du théâtre, on devait monter un texte, c’était toujours le terme de passer par un auteur qui avait été préexistant au niveau de l’écriture. Or, ce n’est pas la définition même du théâtre.
Le théâtre quand on pense aux Grecs, c’est quelque chose de plus improvisé entre les poètes, les musiciens, les acteurs. J’avais envie déjà d’une autre forme sur le plateau que celle de réfléchir autour d’un texte.
Le texte français peut être très ronronnant et universitaire là-dessus. J’avais envie de quelque chose de plus archaïque. De plus drôle. Parce qu’effectivement ça c’est une question de nature, même si je parle très sérieusement maintenant, j’ai toujours été un peu cancre à l’école et ricaneur. J’aime beaucoup la puissance du rire. L’humour peut être une élégance face au désespoir. C’est une bonne arme pour raconter le pire. Donc c’est un mélange de colère, de bouffonnerie, de clown. Ca c’est quelque chose de l’ordre de l’enfance, le rire. Et une colère par rapport à l’état du monde. Au cinéma c’est encore autre chose, c’est l’endroit de la représentation, c’est l’endroit où l’on peut être cathartique, où l’on peut montrer des choses qu’on a juste pensées ou imaginées. C’est l’endroit de l’exutoire, c’est l’endroit où l’on montre le monstrueux, le fou.
C’est toujours amusant de voir qu’aujourd’hui on considère Molière qui est un peu notre père à tous, mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque, les gens riaient très fort dans la salle, un petit peu comme il peut y avoir dans les Chiens de Navarre. Après on le monte de différentes versions, mais à l’époque il jouait son rôle de bouffon tendre, un miroir au peuple et au roi pour se moquer, parce que c’est ça le bouffon. Le bouffon il a cette capacité contrairement au clown non seulement il se moque du roi devant le peuple, mais en plus le roi rit. Aujourd’hui le mot est très galvaudé. Bouffon ca veut dire idiot, aujourd’hui dans la bouche des jeunes bouffons c’est plus bas que tout. Mais en vrai la bouffonnerie renvoie à notre miroir, celui de notre pays, de notre société.
3/Le Magduciné : Le penseur, l’artiste, l’objet, ou la phrase qui accompagnent votre démarche ?
Cette phrase de Beckett : « face au pire, il nous reste le rire« . C’est quelque chose auquel je crois politiquement et philosophiquement. Alors on a longtemps dit que le rire est le propre de l’homme. Je ne le pense pas. Il y a d’autres espèces que l’être humain qui se marrent entre eux. Les dauphins se marrent entre eux. Le rire est une magnifique force, puissance, arme contre l’absurdité de la vie. Et une force de subversion.
4/Le Magduciné : Quelle est votre obsession pérenne ? Celle qui vous pousse à mettre en scène ? Une nécessité ?
Il y en a sous doute plusieurs. C’est difficile pour un artiste de rendre compte de ce qu’il raconte lui-même à travers lui, sa vision du monde, on ne peut pas être à ce point dans un travail émotionnel, archaïque sur soi-même et avoir cet intellect sur soi-même, c’est plutôt votre travail, le travail de la critique. A 50 ans, je me rends compte que quand même que ce soient mes films ou mes pièces, il y a quelque chose qui me trouble beaucoup sur les apparences, que je trouve profondément hilarant et injuste à la fois. Je vais vous dire un exemple, et là je me marre déjà, vous vous rendez compte tout de même que l’Abbé Pierre est passé pour toute une génération pour un saint homme ? c’était un pédophile et un violeur. Tous les jours on est confronté au trouble des apparences. L’histoire nous montre qu’il y a un énorme décalage sur les apparences et c’est là où mon travail est plus politique qu’on ne le pense. Dans toutes mes pièces, il y a ce jeu des apparences. Alors on pourrait dire de manière plus psychanalytique c’est entre le masque social et le profond ça, ce qu’on est profondément. Je ne sais plus quel auteur, je crois que c’est Sartre qui dit : on voit l’homme quand il est face au pire, dans la pire des situations, sa personnalité se révèle. Ce qui m’intéresse c’est le décalage entre conscience et inconscient, entre le masque social et la pulsion, entre les apparences et l’intime.
5/Le Magduciné : Comment travaillez-vous avec les comédiens ? Ecriture en amont, écriture au plateau ou improvisation ?
Moi j’écris un peu en amont. Au cinéma c’est beaucoup plus écrit. Au théâtre c’est une vraie écriture de plateau. Après j’écris au fur et à mesure avec eux, et après je garde les situations que je veux garder, je fais un montage, j’écris avec eux, les acteurs géniaux improvisateurs. Par exemple, pour La vie est une fête, on est parti sur le principe de « Urgences » de Raymond Depardon, on a fait plein d’entretiens psychiatriques. Tous les comédiens ont joué des médecins puis ils ont proposé des rôles de gens souffrant mentalement. Par exemple, Charlotte Laemmel, elle, a proposé tout de suite cette amoureuse dépressive suicidaire du chanteur Christophe. C’est elle qui l’a proposé. Et j’ai rebondi et dit : ‘tiens, on va créer son histoire avec l’après’. Patrick Chabez, qui est joué par Fred Tousch, prend en otage toute son entreprise et se transforme en joker alors qu’il a été viré. C’est tout ça qu’on a écrit avec Amélie Philippe. C’est un échange. Ce sont des associations imaginaires. Je suis maître à bord mais effectivement je demande à mes acteurs d’être aussi improvisateurs, auteurs, et cela leur permet d’être au plus juste d’eux-même. Je les amène au plus près d’eux, avec leurs propres mots dans cette justesse et ce vrai.
6/Le Magduciné : Et pour La vie est une fête, cette écriture dure combien de temps ?
Oh là ! Là je suis sur la prochaine création et je m’y prends un an et demi à l’avance. On a plusieurs laboratoires. Là par exemple pour la prochaine création qui est en juin prochain, on a fait un laboratoire en début d’année. Il y a au moins entre 15 et vingt semaines de répétition, 4/5 mois. C’est long. Parce qu’il faut voir les différentes étapes d’écritures. Je ne fais pas que mettre en scène. C’est laborieux. Il faut regarder, digérer, comprendre. On fait des choses. Après on réessaye. On réécrit. On part un peu dans l’émotion, la pulsion, après on y réfléchit. C’est là que la dramaturgie commence. Et puis il y a dans La Vie est une fête l’impression que c’est un jeu naturel, presqu’improvisé à part l’Assemblée Nationale où c’est un peu du freestyle, où on s’amuse et réadapte un peu tous les soirs. Tout est soupesé. Réglé. Ce qu’on appelle dramaturgie.
7/Le Magduciné : Quelle vertu placez-vous au delà de la franchise ? Je prends « franchise » parce que Diogène chez les Grecs il était dans la parresia : la vertu de dire la vérité quitte à être sans-gêne, quitte à être offensif et je trouve que cette franchise est dans tous vos films et vos pièces. Alors quelle vertu placez-vous au-delà de la franchise, s’il y en a une ?
Non non, elle est très bien celle-là. C’est pour ça aussi que je peux être détesté. Et je tends un miroir et un miroir qui ne plaît pas. On dit que je montre la violence. Comme disait Van Gogh, c’est pas moi qui suis triste, c’est le monde qui est triste. On reproche à beaucoup de cinéastes aujourd’hui de s’acoquiner trop avec la violence du monde. On parlait de Lanthimos qui s’est fait assez allumé avec son dernier film. Notre société est violente. Violence sociale. Violence à tous les niveaux. C’est la moindre des choses de la part des artistes de montrer ça. Dans l’art, je trouve ça étonnant qu’on parle toujours de violence gratuite. A la télé et internet c’est de la violence gratuite parce qu’on n’a rien demandé. Quand on va au cinéma ou au théâtre, on paye un billet, donc notre esprit critique se met en place. On ne peut pas parler de violence gratuite parce que vous avez payé. Vous êtes face à un objet, vous allez être le critique. Par contre, à la télé, vous l’allumez gratuitement, et là vous avez affaire aux guerres, cataclysmes, aux viols. Le puritanisme qui s’abat sur le cinéma parce qu’on est entouré de violence médiatique, je trouve ça presque dangereux. Lorsqu’on dit aux gens : le cinéma doit être feel good, comme vous vivez dans le travail et des choses difficiles, surtout allez au cinéma pour passer un bon moment. Ca me semble dangereux.
8/Le Magduciné : La question que vous voudriez qu’on vous pose ? S’il y en a une qu’on ne vous a jamais posé ?
Non, on m’a beaucoup posé de questions.
9/Le Magduciné : Comment imaginez-vous votre théâtre dans vingt ans ?
C’est presque la question que j’aurais pu vouloir qu’on ne me pose jamais. Quel avenir donnez vous à votre travail ?
10/Le Magduciné : C’est pas totalement le sens de ma question. Est-ce que vous allez vous adoucir ou pas, est-ce qu’on peut rester dans la même offensive, dans la même subversion ?
Déjà par rapport à mes premiers spectacles, en 2005 La Raclette, beaucoup de gens qui me suivent depuis le début disent que je me suis énormément adouci. Qu’il y a plus de tendresse, d’ouverture à l’émotion. Elle est subjective à chacun. Certains l’appelleront la mélancolie, d’autres la poésie, d’autre le romantisme. Moi la tendresse. Au début il y avait plutôt quelque chose basé sur la colère, le rire et la colère. Et il n’y avait rien pour l’émotion. Je me suis attendri au fur et à mesure. Il n’y avait pas autant d’émotions dans mes spectacles précédents. C’était peut-être plus drôle et plus noir, plus sombre, sans ouverture. Peut-être sans doute dans vingt ans si je continue, si je ne fais pas autre chose, parce que c’est ça aussi la vraie question : est-ce que l’art c’est toute une vie ? Qui je serai dans vingt ans ? Est-ce que je serai là dans vingt ans ? Je ne crois pas qu’on ait envie de s’exprimer en étant heureux. Et à un certain moment, c’est ce qu’on cherche un petit peu, cette espèce d’apaisement. Et quand on est apaisé, crée-t-on ? C’est la vraie question. Quand on a envie de s’exprimer, c’est qu’il y a quelque chose qui n’est pas résolu. Haneke que j’ai rencontré une fois avait dit en commission CNC : « On fait tous des films par culpabilité ». Après le jour où l’on est un peu plus apaisé, d’où vient l’obligation de continuer ?
Et c’est aussi comment sera perçu mon travail dans vingt ans vu comment les mœurs évoluent dans la société. C’est de plus en plus difficile de rire. De plus en plus difficile de montrer à des gens quelque chose avec une société de plus en plus victimaire qui s’américanise beaucoup. La censure est partout. Vous parlez de franchise, pourra-t-on être à ce point là franc ? C’est plutôt effectivement, est-ce que j’aurai envie de créer, est-ce que je serai plus apaisé, donc moins soucieux de vouloir m’exprimer et il y a aussi une inquiétude. Je vous parlais des réalisateurs qui montrent la violence, qui montrent des choses de manière frontale et qui peuvent déranger, mais y aura-t-il de la place pour ces artistes là dans 20 ans ? J’espère que oui. Tout le grand cinéma des années 70 américain qui est pour moi l’un des plus grands dans l’histoire du cinéma le plus intéressant sur leur manière de détruire et de raconter leur société, voilà est-ce qu’aujourd’hui on en est capable sans être mis au pilori, sans être maltraité médiatiquement, sans perdre des moyens financiers pour pouvoir s’exprimer ? Que va-t-on demander aux artistes dans vingt ans? Il faudrait surtout pas qu’on soit la continuité du Ministère de l’Education Nationale. On n’est pas là pour éduquer, on est là pour déranger. J’ai l’impression que de plus en plus, dans les films on aime beaucoup les œuvres qui éduquent, qui pensent bien, les œuvres qui sont missionnaires de quelque chose. C’est pas du tout la définition de l’artiste. C’est du poil à gratter un artiste, ça dérange. C’est une émotion. Ca doit faire mal, faire rire, nous sortir de soi-même. J’ai l’impression que ce n’est pas vers cette ligne là qu’on va.
11/Le Magduciné : Au fond, pourquoi faites-vous du théâtre ?
Personnellement, je fais du théâtre pour me réconcilier avec l’humanité. Ca me permet de créer un rapport avec le monde parce que sinon je n’étais pas artiste je ne le supporterai peut-être pas. Donc c’est une manière à moi très personnelle de me réconcilier avec l’humanité. Quand je vois une assemblée de spectateurs, ça me réconcilie avec l’humanité. Je trouve ça beau.
12/Le Magduciné : Avec quels réalisateurs, vous sentez -vous en dialogue ?
J’aime bien Lanthimos, Östlund, Sorogoyen.
Le Magduciné : Merci Jean-Christophe Meurisse pour ce moment précieux de partage et de dialogue.
La Vie est une fête
En tournée dans toute la France
Fiche technique de La Vie est une fête
Texte et Mise en scène de Jean-Christophe Meurisse
Casting : Delphine Baril, Lula Hugot, Charlotte Laemmel, Anthony Paliotti, Gaëtan Peau, Ivandros Seriodos, Fred Tousch
Collaboration artistique : Amélie Philippe
Scénographie, décors et construction : François Gauthier-Lafaye
Régie générale et plateau : Nicolas Guellier
Création et régie lumière : Stéphane Lebaleur
Création et régie son : Pierre Routin
Création et régie costumes : Sophie Rossignol
Machiniste : Anouck Dubuisson
Chorégraphie : Jérémy Braitbart
Directeur de production : Antoine Blesson
Administrateur de production : Jason Abajo
Chargée de production : Marianne Mouzet
Chargée de figuration : Quentin Rigouin
Durée : 1h45
A partir de 14 ans