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Justine Triet – Palme d'or pour ANATOMIE D’UNE CHUTE © Patricia De Melo Moreira / AFP

Interview table ronde avec Justine Triet, la Brillante

Rencontre volubile et vivace avec Justine Triet, réalisatrice du virtuose Anatomie d’une chute, Palme d’or à Cannes.

La table ronde s’est tenue le 7 juillet 2023 dans les locaux du PACTE, distributeur du film.

Genèse 

Je savais que je voulais faire un film de procès, mais je ne trouvais pas l’axe par lequel l’aborder. Je savais que je voulais reparler du couple d’une autre façon, donc ce serait le prétexte à parler de leur situation familiale. Et en fait, le moment d’accroche où j’ai su qu’il y avait un film et que j’allais m’engouffrer dedans, c’est le moment où je me suis dit que l’enfant sera au centre de la machine judiciaire et va assister à tout le procès de ses parents. Et peut-être, je dis bien peut-être, qu’il aura une responsabilité à la fin sur le verdict final.

C’était un peu l’axe de départ, j’avais beaucoup vu de films de procès qui me passionnaient. J’en avais cependant vu moins sur un rapport de tension entre une mère et son fils, de confiance absolue au démarrage. Cette confiance qui s’effrite avec cet enfant qui assiste à des choses qui ne sont pas du tout faites pour lui, que sa vie privée soit jetée dans l’espace public et qu’il doive se démener avec tout ça, tout en étant malvoyant et en captant toutes ses sensations dans un moment d’une extrême intensité et d’une extrême violence.

Obsessions et préparation

C’est parti avec mes obsessions de vouloir retravailler sur l’intime. L’intime qui arrive dans la sphère publique, ce sont des obsessions que j’avais déjà sur La Bataille de Solférino, sur Victoria, sur tous mes films. Mais là peut-être encore de manière plus exhaustive, je savais que je voulais faire un film de procès, prendre mon temps. En tant que spectatrice, j’avais vu beaucoup de choses, de films, de documentaires et aujourd’hui on ne peut pas trop faire les naïfs, le robinet à fictions est tellement énorme avec les plateformes. Je me suis dit que je n’allais pas faire un faire film bien ficelé d’une heure et demie. Je voulais rentrer dans le vortex de cette histoire d’amour qui ne finit pas très bien et qui questionne ce couple. Qu’est-ce que c’est que ce couple ? Et ce couple avec enfants ?

Recherche et direction de l’enfant joué par Milo Machado Graner

On a fait un casting de mal-voyants pendant quatre mois. Nous avons été dans quatre ou cinq pays en Europe et nous avons balisé tous les centres. Avec ma collaboratrice au jeu et directrice de casting (Cynthia Arra), qui connaissait très bien le sujet et beaucoup de structures d’enfants mal-voyants, on n’a rien trouvé. L’enfant qui m’intéressait était trop fragile au jeu, donc ça a été une énorme déception, déjà parce que je ne voulais pas jouer cette mal-voyance. Et après, on a ouvert le casting aux voyants et ça a été encore un autre délire. On a fini par trouver Milo (Milo Machado Graner) et ça nous a ravis. Car tout le monde me disait, personne n’arrivera à dire les mots que t’as écrit, aucun enfant ne parle comme ça et moi je disais : « beh si ! J’ai une fille qui parle comme ça » (rires). Bref, quand j’ai rencontré Milo, on s’est revu plusieurs fois et cela a été un binôme entre Milo et Cynthia. Cette aide m’a été précieuse parce que ce n’est pas vrai qu’en tant que cinéaste, on arrive à dégager du temps pour préparer ce genre de choses. Là on a vraiment pu travailler en amont grâce à Cynthia. Milo est donc arrivé sur le plateau très très préparé. Et on a essayé d’avoir une malvoyance très fine, très légère. Il a également appris le piano.

On a cherché l’état. Et ça, c’est quelque chose d’important, un enfant n’a pas forcément vécu le deuil, donc comment est-ce qu’on cherche cet état ? L’idée étant de ne pas le mimer, mais de le trouver, de le ressentir et Cynthia elle a beaucoup fait de recherches, avec Jacques Doillon qui a beaucoup filmé les enfants par exemple (Ponette). Je sais qu’il y avait un documentaire sur Ponette qui l’a passionnée, elle m’en a parlé. Les enfants, même quand ils n’ont pas vécu les choses, sont capables de tout projeter, soit en pensant à leur animal préféré, soit d’une autre manière. En fait, ils  ont tout en eux. Il faut juste aller trouver le chemin. Et il faut le dire, j’ai eu la chance d’avoir cette aide précieuse de Cynthia, coach d’acteurs. C’est un rôle qui n’est pas très répandu en France, je tiens à le souligner. Il s’agit d’un poste de luxe, que les producteurs n’ont pas forcément envie de créer, mais Cynthia a un rôle décisif. Et puis il y a eu le chien, c’est la mascotte du tournage, il y a eu un amour de ce chien. Il a travaillé avec Laura Martin, sa maîtresse, avec un rapport en direct, artisanal. Elle s’est donnée à 400% et c’était vraiment beau, on était loin du business que peuvent constituer les animaux au cinéma et  leur exploitation. Par contre, on a perdu la palme dog. C’est un autre chien qui est venu la chercher, donc vous pouvez lancer un appel. (rires)

Le chien est important aussi dans les questionnements d’aujourd’hui. Comment est-ce qu’on traite les animaux ? Et comment est-ce qu’on les filme ? Je n’ai jamais autant filmé un animal comme un personnage que dans ce film. Je ne l’ai pas filmé comme un faire-valoir de l’homme. C’est à la fois le fantôme du père (Samuel), mais aussi le prolongement de Milo. Milo ne voit pas, mais il parle. Le chien voit mais ne parle pas. Donc il y avait cette idée que le chien était celui qui avait été témoin sûrement de ce qu’on ne saura jamais nous en tant que spectateur, comme celui qui ne peut pas parler, mais qui a ce regard et qu’on observe. Et au moment de la découverte du corps, avec mon co-scénariste on se demandait comment faire la énième scène de découverte d’un décor, et à un moment on s’est mis à filmer par le chien, par l’oeil du chien. C’est le son qui est presque le plus important dans cette scène. On est dans une atmosphère de gendarmes, on en voit très peu, mais finalement on suit ce chien qui va nous emmener vers le personnage principal. Ce sont toutes ces petites idées qui nous ont stimulé et qui font qu’on a raconté notre film de procès. Car il y a tellement de films qui existent, qu’on était obligé de décider de savoir beaucoup plus de ce qu’on voulait faire formellement dès l’écriture.

Le couple et le langage

Je n’ai jamais fait un film autant sur le langage, comme endroit d’incompréhension, parce que la langue, c’est le terrain des rencontres entre ces deux personnes qui ne sont pas anglaises l’une et l’autre. Il y en a une qui est allemande et l’autre française, et ils se parlent en anglais. Mais la langue, c’est l’endroit où l’on essaie de se réparer, de se comprendre, de trouver un terrain et c’est aussi l’endroit de la bagarre, du combat. Alors il y a le combat plus pulsionnel à la maison, qui est le combat intime et le combat civilisé au tribunal qui n’est pas moins violent. Il a l’air plus contrôlé avec des mots plus policés. Mais en fait, le tribunal c’est aussi un endroit où l’on se trompe, on pense que c’est là où la vérité va surgir et on ne sait pas si cette vérité surgira. Comme ils sont en manque de choses, ils vont aller voir à côté, aller chercher du côté de la morale, avoir un jugement moral sur cette femme, sa sexualité, ce qu’elle fait, sur ses livres, sa manière de vivre. C’est quelqu’un, l’héroïne (jouée par Sandra Hüller) qui a l’air de se tenir assez bien, de savoir ce qu’elle veut, d’être assez ferme sur ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas. Est-ce qu’elle serait condamnable pour ces questions-là et par forcément pour des raisons objectives ? C’est ça qui la rend passionnante. Je pense que le film globalement est un long questionnaire.

Au début, on rentre dans le film et l’on est dans une scène qu’on ne comprend pas. Tout à coup, il y a ce type qu’on ne verra jamais et qui met la musique hyper fort et qui coupe cette discussion entre ces deux femmes. Moi je pense que c’est ça le couple c’est un endroit à un moment donné dans cette vie, dans nos vies on rentre chez vous et on ne sait pas ce qui se passe, mais c’est cette chose-là, ce chaos-là. Et les deux heures trente qui suivent vont essayer de comprendre ce que sont que ces gens-là. On est arrivé presque comme une petite souris à un moment T et on va essayer de comprendre. Et le langage est là pour ça. Malheureusement, le langage ne débouche pas toujours sur quelque chose de parfait. Ce langage du tribunal qui va s’enclencher et qui est très très cinégénique. Le tribunal c’est un endroit où on s’approprie nos vies, où on délire nos vies. C’est extrêmement violent pour le personnage de Sandra Hüller, car c’est tout de même quelqu’un qui se retrouve dans la pire des situations, pareil pour le personnage de Milo. Il y a cette idée : « j’ai vécu quelque chose, mais je vais être dépossédé de cette chose et le récit commence, la fiction commence ».

D’ailleurs, l’avocat de Sandra (joué par Swann Arlaud) lui dit à un moment donné : -« Moi je m’en fous de la vérité. Ce qui compte c’est ce qu’on va raconter. » Donc c’est presque l’histoire d’un storytelling de roman ou d’un scénario. Et c’est cela que je trouve à la fois passionnant et flippant dans la justice. C’est un endroit où on nous fait croire que la vérité va surgir et souvent se juxtaposent deux vérités, celle de la partie à charge et celle de la défense. Or, c’est souvent une juxtaposition qui extrapole la vérité. Celle-ci se passe ailleurs. Quelqu’un m’a dit justement, il y a peu de temps, qu’il n’y avait pas forcément de vérité, mais des décisions de justice. Parfois la vérité surgit. Attention, je m’intéresse à un couple très particulier. Dans la vraie vie, il y a des affaires terribles où les femmes sont très maltraitées, violées et où il est simple de juger. Je ne dis pas que toutes les affaires sont impossibles à juger. En tant que cinéaste, j’ai été dans cette zone d’une vérité trouble, complexe et j’avais envie de figurer ça plus que d’aller reporter une énième mort d’une femme, ce qui a été énormément fait dans le cinéma masculin notamment. La femme a été représentée pendant des dizaines et dizaines d’années comme un objet qu’on adore violer et disséquer. J’ai revu récemment Jacques l’Eventreur, la femme on la met dans tous les sens, on ne supporte pas l’altérité de cette femme, donc on la détruit. J’essaye en tant que femme de m’approprier le récit d’une autre façon. Mais je ne suis pas du tout dupe sur le fait qu’y a des affaires où il n’y a pas de doute

La cécité de l’enfant, symptôme de la vérité toujours manquante ?

Le film se fonde sur du manque. Je trouvais super interessant que ce couple ait une espèce de blessure entre eux. Il y a cet accident de leur fils qu’il y a entre eux et qu’ils n’ont jamais digéré. Ce n’est pas juste une femme qui trompe son mari, qui est bisexuelle et qui se dit-je m’ennuie dans ma vie de bourgeoise et je vais aller me taper des meufs. C’est quelqu’un qui a vécu un enfer, ce drame. Elle pense que c’est à cause du père. Je pense qu’ils portent tous les deux ce trauma. Et cette chose resurgira au procès. D’une manière plus générale, l’enfant malvoyant incarne quelque chose, fait partie de ce type de film où l’on ne saura pas tout. Il y a une zone de manque. Après c’est assez subtil. Je n’ai pas envie que ce soit ultra-signifiant, mais c’est là.

Sandra Hüller, la fascinante

Je lui ai dit : -« Joue le comme une innocente ». C’était important qu’elle ne fasse pas d’effets de style de mauvais thriller. Sandra c’est quelqu’un qui me fascine. Et je trouve que ce duo-là, Sandra Hüller-Milo Machado Graner, a créé une rencontre, une immersion. Ce n’est que mon quatrième film, mais j’ai rarement eu un tournage aussi parfait. Ce n’est pas pour avoir une posture angélique. Je suis partie, c’était la guerre en Ukraine, on sortait à peine du covid, on avait des masques, le film est quand même assez sombre et le tournage a été assez fou parce qu’il y avait du désir, de l’envie. Il y avait quelque chose de l’ordre du désir qui tenait au fait qu’on avait vécu un enfermement pendant très longtemps. Donc il y a eu un plaisir partagé. Après, Sandra est une comédienne de théâtre, elle travaille tous les jours, fait Hamlet trois heures tous les soirs et a donc une connaissance de son corps, de ses émotions, de son travail qui est exceptionnelle. C’est quelqu’un qui arrive et qui est, en deux secondes et demi, dans des états de dingue. Normalement, classiquement, j’arrive à trouver des états au bout de 7-8 prises. Elle arrive et dès la première prise, elle est incroyable. Tous les techniciens français étaient bouche bée. Qui est cette femme ?

Après on cherche. Il y a des moments où on n’est pas d’accord, mais il y a déjà une base qui est un luxe total. Et Milo aussi c’était un énorme luxe. Souvent, pour avoir beaucoup travaillé avec des enfants, il y a la « mignonerie » qui rentre en jeu et qui peut me scier les nerfs. En tant que spectatrice on s’en fout qu’un enfant soit mignon au cinéma et il est vrai que Milo a une espèce d’intelligence, de vivacité dans l’absorption de ce qu’on lui disait qui était impressionnante. Et ce n’était pas seulement une question de travail, il y avait de la joie, du plaisir, ce qui n’est pas toujours le cas avec les enfants sur un plateau. Nous étions un collectif très soudé dans une alchimie. En outre, Sandra c’est quelqu’un qui quand elle joue vraiment, on ne se rend pas compte qu’elle joue. Sa peau se transforme. Elle a le sang qui monte. Son visage se déforme. Elle est très blonde, la peau très pâle. C’est très rare quand des acteurs nous offrent une première prise aussi puissante. Mais nous avions un mot d’ordre avec Sandra qui était d’éviter la performance d’actrice. Comme elle a une technique très forte et qu’elle va très vite, elle peut être très technique. Tu lui demandes de pleurer, de s’arrêter de pleurer à telle phrase, elle maîtrise ses émotions comme certaines actrices. Virginie Efira c’est pareil, ce sont des gens qui ont un mécanisme au niveau du plexus de détente des choses et ils se mettent à penser à des choses. Ils peuvent être dans des états très forts. Je lui avais dit : « Tu pleures et je veux que la larme coule pas ». Et du coup il faut dépasser ça, sinon ça devient bionique, comme une super voiture (rires).

Pour la scène de la voiture justement, Sandra m’avait appelée en me demandant : -« Tu veux que je pleure comment ? Comme un enfant, comme une nana qui n’a jamais pleuré de sa vie ? ». Et je lui ai répondu : -« Peut-être, pleure comme quelqu’un qui n’a jamais pu exprimer ses émotions depuis deux ans. Pleure vraiment. Tu ne t’autorises à pleurer que là. » Et je me souviens qu’elle a fait une impro et m’a fait pleurer.

Auteurs, films inspirants ? 

Il y a tellement de choses. J’ai beaucoup vu les films de Fleischer pour des questions esthétiques. Revu Opening Night de Cassavetes parce qu’il y a beaucoup de rouge. J’étais obsédé par le rouge. Je voulais fair un film en pellicule. Et après dans les films de procès, j’étais obsédée par l’affaire Amanda Knox . J’ai revu le petit Grégory, Autopsie d’un meurtre, la Vérité de Clouzot. J’ai plein d’influences. Pour l’écriture même, j’étais assez nourrie pour ne pas me nourrir que d’une chose. Dans l’écriture, on est des vampires pas mal de temps et après on pousse de côté les références pour vraiment se concentrer sur la forme, moi j’ai essayé de partir sur une histoire que je n’avais justement pas trouvée.