Anatomie d’une chute radiographie par le prisme d’un enfant mal-voyant (excessivement clairvoyant) la chute des valeurs anciennes qui fondent un couple. Puissant film Nietzschéen, Justine Triet ausculte à coups de marteau le grand animal du couple à travers un procès dont elle renouvelle les codes par une acidité et une vitalité exceptionnelles.
Le film de Justine Triet hante tant il est haletant, rigoureux, nu. Décapant et palpitant. Il ne se réduit pas à un film de procès. Tant s’en faut. Il dissèque et analyse avec une rigueur virtuose les mécanismes de la fiction et de la vérité qui peuvent émerger d’une procédure judiciaire tout autant qu’au sein de la vie d’un couple. Il autopsie et cherche à comprendre tous les versants du doute ou du délire qui peuvent venir brouiller les perceptions que l’on peut avoir d’un même fait.
Tragédie humaine autant qu’autopsie de la désagrégation d’un couple, Justine Triet et son co-scénariste Arthur Harari instruisent un désir de justice, organisent un questionnement obsédant sur ce qu’on prend pour la vérité et offrent le portrait ambigüe d’une femme exposée, accusée et sur-influente.
S’il y a un mot qui revient sans cesse pour décrire le choc cinématographique auquel nous avons été témoins c’est : frappant. Tout à la fois, le film saisit nos perceptions, sidère nos imaginaires et s’impose telle une évidence indiscutable.
Une extase de l’exactitude
Anatomie d’une chute a cette agilité de transformer le dispositif de banals films de procès en joute dialectique d’une énergie vorace, volubile, trépidante. Le choix des acteurs coïncide avec cette excellence : tous dans les variations qui sont les leurs sont parfaitement là où ils doivent être (entre autres dans leur affrontements, Swann Arlaud l’avocat, magnifique de subtilité intériorisée et Antoine Reinartz le vindicatif avocat général physiquement métamorphosé). Ce qui caractérise le plus ce nouvel opus de la réalisatrice palmée, au festival de Cannes 2023, c’est la justesse de son écriture et du dispositif portée à son point d’extase. Chaque acteur, jusqu’aux rôles les plus ténus de Sophie Fillière ou Jehnny Beth apportent ce choc des voix, cet impératif de la rectitude. Cette droiture va de pair avec l’énergie armée des dialogues lors des scènes de procès. La tonalité coupante, tranchante, incisive couplée à la trépidation voulue dans le jeu des acteurs et les textures sonores font d’Anatomie d’une chute un film à la stylistique très incarnée.
La parole, le langage comme endroit de la fiction et de la traque de la vérité
En effet, la position des voix, la circulation entre les langues (allemand, français, anglais), la direction d’acteurs fait montre d’un sens du génie. Il y a sans cesse un cheminement vers la verticalité, l’action se passe dans un chalet en haute montagne et physiquement le spectateur au fur et à mesure du scénario gravit et monte des paliers. Nous sommes plongés à l’intérieur de la tragédie judiciaire avec toutes les sinuosités et complexités que révèle un procès et en même temps nous remontons vers un point extatique, aveugle, le point de manquement sur lequel le film se fonde : son mystère.
C’est un film qui s’écoute autant qu’il se regarde. Dès la scène d’ouverture, où nous ne savons pas bien de quoi il s’agit – une étudiante interviewe Sandra Hüller l’héroïne -, les sons créent une amplitude cinégénique. La scène sidère par la qualité de son climat, la manière qu’ont les deux comédiennes d’être intensément présentes et toujours la texture et véracité de leur voix. Tous nos sens sont accaparés et tendus par cette dissection de la faillite d’un couple. Il est rare au cinéma qu’un film où la parole est au centre de l’enjeu soit prenant tel un thriller. Or nous avons ici des voix, des dialogues qui tentent de comprendre des récits de la vie de ce couple dans le cadre d’un procès et ce sont ces tensions de voix et paroles qui nous captivent tout autant qu‘une fermeté de trait dans la mise en scène. Anatomie d’une chute frappe par le sarcasme des répliques créant une tension narrative et une esthétique indiscutable.
L’ouverture est saisissante et nous place dans un climat Kubrickien. Daniel (Milo Machado Graner, l’enfant malvoyant du couple ressemble au Danny de Shining) l’est, la neige, l’isolement du chalet concourt à cet effet et convoque cette mythologie. On pense à Bergman un peu pour ces Scènes de la vie conjugale mais il est encore trop théâtral, à Thomas Vinterberg pour Festen mais il est trop hystérique. Justine Triet crée un film libre, affranchi, sans vis-à-vis tant il est puissant. Ascétique. Ou peut-être aller chercher des influences pour l’implacabilité chez Haneke mais Triet s’en dégage par la grande santé et l’incarnation mises dans ces scènes.
Par ailleurs et ce n’est pas le moindre, il y a ce qui est dit, la force militante impérieuse de ce qui est dit des rapports dans un couple et la subversion en présence. Nous sentons que Justine Triet aime filmer aussi une femme (Sandra Hüller démente). Son personnage a manifestement pris le pouvoir et renverse les normes de la domination des vieux schémas phallocratiques. Une femme, cette héroïne est jugée également pour ne pas être l’épouse éplorée que l’on pourrait attendre, elle est jugée aussi parce qu’elle n’est pas faible !
Un désir ou un délire de justice
La beauté décisive du film vient de sa construction par strates, son architecture analytique et ascensionnelle effroyablement précise s’ouvre néanmoins sur toute une polyphonie d’interprétations. Un couple avec chien et enfant vient s’installer dans un chalet en haute montagne. Elle est écrivain à succès. Lui y aspire et fait la classe à la maison à leur enfant. Un matin, le corps du mari (Samuel Theis, troublant de présence dans son absence) est retrouvé mort en bas du chalet. S’agit-il d’un suicide ou d’un meurtre ? Une enquête pour mort suspecte est ouverte. La femme est inculpée. Anatomie d’une chute creuse et chemine avec toutes les pistes possibles en dépeçant, psychanalysant et reconstituant tous les faits ou fictions qui ont précédé la chute du mari. Justine Triet pointe à maints endroits combien une salle d’audience peut venir délirer la vérité et perturber la vision de la justice rendant quasiment impossible l’accès à la vérité.
Anatomie d’une chute devient par là-même un grand film habité, incarné et réflexif nous faisant comprendre la nécessité du doute, la nécessité d’une analyse de l’inconscient de nos tribunaux (qu’ils soient intérieurs ou sociétaux) et la fragilité d’une vérité toujours manquante.
Bande-annonce : Anatomie d’une chute
Fiche technique : Anatomie d’une chute
De Justine Triet
Par Justine Triet, Arthur Harari
Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner
23 août 2023 en salle / 2h 30min / Policier, Drame, Thriller, Judiciaire
Distributeur : Le Pacte