Nous avons rencontré Henrika Kull à l’occasion de la sortie de son film Seule la joie. Nous avons parlé patriarcat, capitalisme, travail du sexe, liberté féminine et (un peu) romance.
Vous filmez une maison close berlinoise comme un espace de choix, où les femmes peuvent dire non. Pourquoi ce choix ? Quelle vision de la prostitution défendez-vous ?
Tout d’abord, pour moi, le terme « prostitution » ne fonctionne pas vraiment dans ce contexte, car prostitution veut dire forcer quelqu’un à faire quelque chose qu’il ne souhaite pas, le terme est négatif. Les femmes dont je fais le portrait font ce métier non pas parce qu’elles aiment ça, mais parce que c’est le choix qu’elles ont fait. Ce n’est pas une situation que je cautionne mais, dans nos sociétés patriarcales, c’est une réalité. La maison close que je filme est une bonne représentation des maisons closes allemandes, puisque le travail du sexe est légal ici, c’est un environnement sain et sécurisé pour travailler, beaucoup plus que quand c’est fait dans d’autres conditions ou dans l’illégalité.
Comment est venue l’envie de raconter une histoire d’amour dans ce contexte ?
Le sujet est venu à moi, je me suis beaucoup intéressée au monde du travail du sexe comme sociologue. Je suis d’abord allée dans cette maison close, non pas avec l’idée de faire un film, mais parce que ce lieu et ces femmes m’intriguaient. J’y suis retournée encore et encore pendant plusieurs années, suis devenue amie avec ces femmes et un jour je me suis dit « oh, c’est un lieu passionnant, peut-être que je peux faire un film sur elles, leur travail ». Je suis vraiment devenue proche de toutes ces femmes, également en visitant d’autres maisons closes, et je continue à les voir, car la maison close que vous voyez dans le film est réellement l’endroit où elles travaillent. Pour moi, c’est un espace matriarcal, et des histoires d’amour y naissent. Elles sont plus libres d’être queer, intersexuelles et se font confiance, j’ai donc vu beaucoup d’histoires s’y déployer entre les femmes.
Quels rapports le film entretient-il avec la poésie ? Est-ce un moyen de lutter contre la norme ? J’évoque ici le poème écrit par Maria.
J’ai créé des personnages de fiction dans ce lieu réel. C’est leur environnement quotidien, mon film précédent était dans une prison et c’était pareil. Je filme des fictions dans un style documentaire, ce qui signifie que je dois être très précise dans ma direction d’acteurs et l’écriture de mes personnages. Nous avons passé beaucoup de temps à travailler les personnages. Particulièrement Adam (Hoya qui joue Maria dans le film), qui a écrit ce poème, nous avons préparé son personnage pendant plus d’un an et son histoire, d’où elle vient, la façon dont elle exerce son métier de travailleuse du sexe. Dans un premier temps, Maria devait être une danseuse de ballet, mais je me suis dit « non, c’est mieux, si elle écrit des poèmes ». Elle y combat le capitalisme par les mots, mais exerce le travail du sexe juste pour gagner de l’argent, donc participer au capitalisme. Je voulais que ces deux facettes cohabitent dans le personnage, nous avons donc travaillé ce poème ensemble. Le moment où Maria le lit à Sasha, elle tombe amoureuse d’elle, elle ressent quelque chose de très vrai sur ce qu’est être une femme. Sasha expérimente cette façon d’être femme telle que décrite par Maria dans le poème, elle intériorise le poème dans un premier temps. C’est pourquoi elle y repense plus tard et comprend ce qu’a voulu dire Maria. Au départ, ce n’est qu’une idée, mais ça devient peu à peu leur manière de dire combien c’est difficile d’être une femme. Comment peut-on ouvrir son cœur dans cet univers de la maison close qui est si patriarcal, si capitaliste, mais est en même temps une sorte de cocon pour elles ?
Parlez-nous du casting… il y a, je crois, des acteurs professionnels et non professionnels ?
Tout le casting, sauf Katharina Brehens, est composé d’acteurs non professionnels. Toutes les femmes de la maison close y travaillent quotidiennement, elles ne sont pas actrices mais travailleuses du sexe. Adam Hoya, qui joue Maria, je l’ai trouvée très rapidement, nous sommes très proches, nous avons trouvé ensemble l’actrice qui joue Sascha et avons fait beaucoup de castings.
Les corps, le désir sont des sujets forts dans le film, comment avez-vous conçu la mise en scène de la sexualité, celle avec les clients et celle entre les deux héroïnes qui sont très différentes ?
Je voulais vraiment que ces deux mises en scène du sexe soient très différentes. Le sexe qu’elles pratiquent avec les clients devait être filmé comme quelque chose de quotidien, de banal, comme un travail, très physique, très ennuyeux et aussi dégoûtant, mais surtout comme quelque chose d’habituel. Pas comme si elles vendaient leurs âmes ou la perdaient, tu ne vends pas ton corps, car au final tout ce que tu veux, c’est exercer un métier. Tu ne vends donc pas ton âme, tu l’as bien en main.
Dans la relation entre les deux femmes, je voulais une mise en danger, parce que c’est ouvrir son cœur, vraiment l’offrir. Elles sont toutes les deux nerveuses, elles ne savent pas comment réagir. C’était vraiment important pour moi de dire que même si tu es travailleuse du sexe, tu peux quand même ressentir très fort le moment où tu tombes amoureuse. Il n’était pas question de dire que tu ne ressentirais plus jamais rien parce que le sexe est ton travail. Toutes les femmes que j’ai rencontrées ont ces deux facettes, elles font l’amour pour le travail et un sexe d’amour dans leurs relations intimes, ce n’est pas la même chose pour elles. L’un est physique et le second un partage dans lequel tu peux ouvrir ton cœur, c’est pour ça que je voulais que ça soit plus dangereux entre les deux femmes, avec plus d’enjeu.
Finalement, la prostitution, bien que ça ne soit pas le bon terme, est ici un travail et l’amour une nouvelle liberté à définir ensemble ?
J’insiste vraiment sur le fait de ne pas employer le terme prostitution qui est discriminant. Dire « prostituée », c’est vraiment regarder les femmes avec un regard d’homme puissant, qui écrase. Je préfère carrément que vous les appeliez « putes « , mais en réalité elles sont des travailleuses du sexe. La prostitution, c’est quelque chose que je rejette, un acte réalisé par un homme qui te force à le faire, c’est quelque chose de différent.
Ce qu’elles font est donc effectivement un travail de tous les jours et dans ce qu’elles vivent ensemble, leur histoire d’amour, elles doivent s’ouvrir l’une à l’autre. Dans cet univers de la maison close, où le corps des femmes est oppressé, c’est vraiment dur d’accepter d’ouvrir son cœur car, en tant que femmes, nous ne devons pas être des victimes, nous devons nous battre en permanence, nous devons être fortes et en même temps dans cet univers où les hommes te touchent, tu dois être douce tout en continuant à te battre.
Au final, le problème ce n’est pas la maison close ou le travail du sexe, mais la société, dans laquelle on discrimine et stigmatise ces femmes, les traitant et représentant comme des victimes. Pour moi, ce n’est pas ça et dans la maison close, elles ont plus de pouvoir et de contrôle de la situation qu’à l’extérieur. J’ai conscience que c’est un sujet délicat et difficile à aborder, parce qu’en Allemagne le travail du sexe est légal, et cela rend les choses beaucoup plus simples pour les femmes. Dès que tu interdit ce travail, tu les condamnes à être comme on le voit dans beaucoup de films, exploitées et donc réellement des prostituées, tout y est très sombre, dangereux. Ici, je voulais montrer que c’était possible, dans la réalité, car c’est super hypocrite de dire « nous ne voulons pas du travail du sexe » alors que dans notre société patriarcale, il n’y a que des corps de femmes exploités, objectivités, partout où on regarde.
En tant que femme, je pense que c’est plus honnête de dire « je fais ça et je reste digne » plutôt que de se marier et d’en souffrir, ce qui s’apparente beaucoup plus à de la prostitution. Ce qui ne veut pas dire que je suis pour le travail du sexe, j’adorerais vraiment vivre dans un monde sans travail du sexe, mais avant nous devons abolir le capitalisme comme le patriarcat et après seulement nous pourrons vraiment parler des autres sujets.
Et la joie alors ?
La recherche du bonheur était vraiment le sujet du film pour moi. C’était le titre du film dès la phase de travail, en anglais « happiness« , en allemand, « glück« , ou la chance (« fortune » en anglais) autrement dit. Comment peut-on trouver le bonheur dans ce monde ? Le terme est plus que la joie, c’est le bonheur, la chance et comment se passe cette quête pour la joie. C’est plus comment tu fais pour atteindre ça, même pour un instant et c’est pourquoi c’est le titre du film.
Vous aurez beaucoup de choses à retranscrire, mais je ne peux pas faire autrement car c’est un sujet complexe et c’est très important pour moi d’être la plus claire possible car il y a beaucoup de choses qui sont mêlées, parfois confondues, et c’est très compliqué. Je ne dirais pas que je suis pour le travail du sexe, je suis radicalement contre la prostitution, mais je voulais donner la parole à ces femmes, c’est pourquoi ce n’est pas si simple de répondre aux questions sur le film. Je suis féministe et ces questions sont capitales pour moi. Je ne sais pas si vous avez lu King Kong théorie de Virginie Despentes, c’est un texte et une voix qui m’ont beaucoup inspirée, l’idée qu’elle défend m’a donné matière à penser, à questionner dans mes propres recherches.
*Merci à Christophe d’avoir été l’interprète de cette interview réalisée en anglais