Seule la joie est la rencontre de deux femmes prostituées qui se découvrent une passion amoureuse. Tourné au corps à corps, du sexe cru aux étreintes sentimentales, le film dresse deux portraits écorchés et magnifiques, souvent « trop » mais qui vont vers la joie. Une belle ode à l’amour fou, poétique et sensoriel, malgré la crudité frontale de certaines scènes.
Filles de joie cherchant la joie
Seule la joie est tout autant une étude clinique de la prostitution en maison close au XXIème siècle, que l’histoire, poétique et sensorielle, d’une passion amoureuse. Une passion amoureuse avec ce qu’elle contient de déchirures, de besoin vital d’être avec l’autre sans pour autant se contenter de cet autre pour trouver la joie (et la jouissance!). Mais Seule la joie n’est pas que cette relation, c’est aussi une plongée au cœur d’une maison close et du quotidien des femmes qui y travaillent, des relations qui les unissent. On est du côté de l’Apollonide, de Filles de joie ou du plus récent Une femme du monde. Ce regard porté sur le quotidien d’une maison close allemande est en tout cas la volonté première de la réalisatrice : « En 2010, un travail de recherche m’a menée dans une maison close pour la première fois. Je souhaitais comprendre comment fonctionne cet endroit. Comment les femmes qui y travaillent appréhendent la féminité ? Comment se comportent-elles entre elles ? Comment se comportent-elles avec leurs clients ? » (Henrika Kull dans le dossier de presse du film). Les voilà filmées libres, indépendantes, jamais soumises. On a presque l’impression que le « non » féminin ne s’est jamais autant entendu qu’ici. Pourtant, dire « non » demande une folle énergie. Dans une scène où une connaissance de Sasha tente de devenir son client dans la maison close, on voit Maria prendre le pouvoir et renvoyer l’homme à son statut de simple consommateur de sexe. Cette crudité-là dans les rapports des clients et des prostituées est filmée comme autant de scènes sans filtre qui dépeignent la réalité des travailleuses du sexe, montrées avant tout comme des femmes qui travaillent. C’est un parti pris audacieux à l’heure où la prostitution est pointée du doigt parce qu’à mille lieues des discours d’émancipation féminine. Pourtant, Henrika Kull semble dire dans chacune de ses scènes qu’au contraire ici le corps est tarifié, mais maîtrisé. Bien entendu, nous sommes ici dans une prostitution volontaire, un travail du sexe consenti et non forcé.
Ils appellent ça être femme
A cette marchandisation du sexe jamais sanctifiée, toujours filmée crûment, Henrika Kull oppose une histoire d’amour passionnelle. « Avec mon deuxième long-métrage, j’ai voulu raconter une histoire d’amour fictive (en opposition à la maison close et aux femmes qui y travaillent qui sont des lieux et des personnes non fictives, note du Magduciné) qui naît dans un endroit où l’amour devient une marchandise […] Néanmoins, Seule la joie est avant tout une histoire d’amour entre deux femmes qui ne croit pas – ou plus – à l’amour […] indépendance. L’acharnement de ces deux femmes pour réussir à conserver un lien toujours plus intense est le sujet central de cette histoire » (propos de la réalisatrice à retrouver dans le dossier de presse du film). Peu à peu, la caméra s’éloigne de la maison close pour suivre Sasha et Maria dans leurs quotidiens respectifs, puis ensemble. Le quotidien de l’une, blessée par la vie et en quête d’une joie à laquelle elle se refuse, et celui de l’autre, rivée à son désir d’indépendance, entrent en collision permanente. Ce sont ces étincelles à la fois romantiques et dissemblables qui font le sel de Seule la joie. On imagine que Sascha tombe amoureuse de Maria quand celle-ci lui lit un de ses poèmes, un poème sur le féminin et sa représentation (à noter que l’interprète de Maria n’a pas de genre défini, peut-on lire dans le dossier de presse du film, et a endossé plusieurs identités au cours de sa vie), sur le sexe et sa réalité : « un bâtard et un criminel, exilés dans la féminité / ils appellent ça être femme / Mon mot pour famille n’est pas le leur / Mon mot pour poésie n’est pas le leur/ Leur sexe n’existe pas/ tu finis […] enfin par vivre par dépit/ […] « .
Seule la joie est un film de corps, de défis, d’amour. Une histoire de regards (on pense à Portrait de la jeune fille en feu), Sasha cherchant dans le regard de Maria une nouvelle définition d’elle-même, et de discours sur soi, Maria passant de longs moments à raconter sa vie imaginée à son père dans des messages vocaux presque sans destinataire. C’est un film qui parfois s’égare, s’arrête, recommence, mais tente toujours d’aller de l’avant (ici vers la joie partagée) pour et par ses héroïnes de fiction. Seule la joie est résolument un film moderne, aux questionnements multiples et parfois vertigineux qui en font un témoignage précieux du corps, du féminin et surtout du désir dans une société où tout se marchande, même les baisers. Sasha et Maria doivent décider ensemble de ne pas avoir de plan préétabli et de s’offrir l’une à l’autre, sans arrière-pensée. Leurs sourires sont la clef.
Seule la joie : Bande annonce
Seule la joie : Fiche technique
Synopsis : Sascha travaille dans une maison close à Berlin depuis de nombreuses années. Maria, une nouvelle arrivante, est indépendante, non-conformiste et queer. Sascha est immédiatement attirée par cette altérité, Maria à son tour est fascinée par l’aisance suprême de Sascha. Cette attirance devient un amour qui fonctionne différemment de tout ce qu’elles ont pu connaître auparavant. Mais la peur de se dévoiler l’une à l’autre va remettre en question leur relation.
Réalisation : Henrika Kull
Scénario : Henrika Kull
Interprètes : Katharina Behrens, Adam Hoya, Maria Mägdefrau, Jean-Luc Bubert, Mike Hoffman
Montage : Henrika Kull
Distributeur : Outplay
Date de sortie : 2 novembre 2022
Genre : Drame
Durée : 1h28
Allemagne – 2021