Interview : Christophe Deroo, réalisateur, et Katya Mokolo, productrice, du film Nemesis (Sam Was Here en VO).
A l’occasion de l’Étrange Festival, nous avons pu rencontrer l’équipe de l’un des rares films français en compétition, l’énigmatique Nemesis, réalisé par Christophe Deroo et produit par Katya Mokolo. L’occasion de discuter avec eux de la genèse de ce long-métrage pour le moins atypique dans le paysage de la production cinématographique hexagonale, bien connue pour être réticente au cinéma de genre.
Christophe, à l’origine tu étais uniquement spectateur à l’Étrange Festival, puis tu as commencé à faire des courts-métrages. Comment en es-tu arrivé à faire un long-métrage?
Christophe Deroo : A la base, j’ai toujours voulu être réalisateur, je voulais même faire des dessins-animés, et au bout d’un moment si on veut être réalisateur, il faut faire des films. On a commencé à faire des courts-métrages avec Katya à la production. On a travaillé et ça ne s’est pas fait sans difficulté parce que le cinéma de genre, même dans le court-métrage, est un peu compliqué à produire en France. Donc, on a eu l’occasion d’aller à l’étranger : au Japon, aux États-Unis… Est arrivé un moment où, quand on a commencé à budgétiser un nouveau court-métrage et que ça s’élevait à un peu plus de 20 000 €, Katya m’a dit que mettre encore de l’argent dans un court-métrage, c’était de l’argent perdu, qu’il valait mieux mettre 20 000 de plus et faire un long. L’idée du long-métrage vient de là, de vouloir faire un film sans passer par le cercle de financement classique, parce que c’est compliqué et que le cinéma de genre est mal perçu, comme si ce n’était pas très sérieux.
Donc le scénario de Nemesis, c’était à l’origine un court que tu as transformé en long, c’est ça?
Christophe Deroo : Oui, c’est même un court-métrage qu’on a tourné. Ça s’appelle Polaris, on l’a tourné aux États-Unis, et même si ce n’était pas encore tout à fait Sam was here, on sentait bien la matrice du projet. Je suis revenu sur cette histoire parce que, dans le court, je n’ai pas pu dire tout ce que je voulais dire, et c’était quelque chose de relativement simple, avec un seul personnage… enfin simple en terme de production, certainement pas d’un point de vue narratif ! Un gars tout seul dans le désert, il n’y a pas besoin de millions d’euros pour le financer, donc on s’est dit avec Katya qu’on allait développer ça et -parce qu’il faut travailler pour survivre- on a envoyé des lettres à des boites de prod. On a eu la chance que les gars de Vixens nous répondent et nous soutiennent.
Et le fait que le film se passe aux États-Unis, c’est uniquement une question de restriction budgétaire ou est-ce que c’était dans le scénario dès le début?
Christophe Deroo : Ça pourrait se passer un peu où on veut, sauf que les seuls qui ont répondu présents sont des producteurs exécutifs aux États-Unis, Creative Artists Agency, qui nous ont soutenus en nous proposant un comédien. A partir de là, ça s’est fait très vite par rapport à l’inertie ici. Ce que j’explique assez souvent c’est que je ne vais pas aux Etats-Unis par dogme, ni même parce que je préfère le cinéma américain, mais juste parce que quand vous avez envie de faire un film et c’est là-bas qu’on vous dit OK. Je ne vais pas non plus refuser par principe alors que la France n’est pas réactive. A partir de là, on adapte le scénario au lieu de tournage. C’est exactement la même logique pour le court-métrage qu’on a fait au Japon : j’avais demandé et on m’a tout de suite répondu. C’est différent de l’espèce de silence qu’il y a ici.
Les thématiques de l’asservissement aux médias et la peur de l’autre qu’on retrouve dans ton film, ça aurait tout aussi bien marché dans la France d’aujourd’hui, c’est même plus que jamais d’actualité.
Christophe Deroo : Je suis content que tu l’aies perçu, parce que c’est le sous-texte que j’ai voulu faire passer au-delà de signer un thriller psychologique. C’est au-delà des États-Unis qu’il y a quelque chose dans les médias, et même sur Internet, qui ressemble de plus en plus à des gens qui viennent et jettent leurs pics de rage comme le fait le show d’Eddy dans le film. Et leur accumulation superposée, ça devient une véritable boule de haine, représentée par cette lumière rouge. C’est ce que je voulais dire dans le film : quand je suis sur les forums ou devant les médias, j’ai l’impression d’assister à des débats de valeurs, complètement déliés d’éléments factuels et vérifiables. Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent mais ils ont du mal à remonter à la source. C’est ce qui arrive à Eddy, qui n’a pas le moral et s’en prend alors à quelqu’un qui, peut-être, n’a rien fait.
« Peut-être », c’est là toute la question qui peut donner un sens différent au film.
Christophe Deroo : Exactement, je voulais quand même rester dans la nuance. Le personnage de Sam n’est pas non plus irréprochable puisque, lui-même, se met à tuer des gens à un moment. Je tenais à installer ce doute, au-delà du délire mental, de savoir si il est coupable ou pas. Le sous-texte est là, de dire qu’il y a quelque chose d’étrange aujourd’hui, que le harcèlement sur Internet ou dans les médias c’est comme si vous voyiez quelqu’un se faire tabasser par 10 autres gars et que vous vous disiez « tiens, je vais aller lui donner un petit coup de pied ». (rires) Je voulais parler de ce malaise, et pour ça il y a dans le film des phrases volontairement drôles alors que la finalité est terrible. Chacun y va de son petit commentaire, se moque des gens, ou même les accuse dans les médias. On a l’impression que c’est trois fois rien mais à un moment, ça devient énorme, comme pour Sam.
Tu as dit avoir tourné ton film en douze jours. Je tenais du coup à rassurer les lecteurs en leur disant que ce n’est pas un film bâclé, car c’est ce qu’on peut craindre quand on entend de tels propos. Il a sûrement dû vous falloir de sacrées préparations en amont.
C : Les douze jours se sont imposés par rapport au budget, qui est resté très bas. C’était 12 jours ou rien. Comme j’ai été chef opérateur, que j’ai fait beaucoup de montage, j’ai pu bien préparer mon découpage pour qu’au moment du tournage on n’ait pas trop à réfléchir. Il a fallu s’en tenir au planning, et je me disais que je devais me faire confiance pour ne pas perdre du temps à douter. C’est du stress, mais sur le plateau j’aime bien tourner malgré les ennuis. Je trouve ça toujours marrant.
Je ne te sens pas convaincue Katya !
Katya Mokolo : (rires) Non, parce que c’est nous qui souffrions derrière ! Là, j’étais directrice de production, en plus de productrice, donc mon boulot c’était de lui fournir ce qu’il fallait pour qu’il puisse faire ce qu’il avait à faire sans obstacle, et c’est pas facile quand on tourne dans un pays qui a des règles de tournage différentes des nôtres. Mais c’est vrai que Christophe adore tourner. Sur un plateau, quand n’importe quel autre réalisateur irait pleurer dans un coin, lui il est à fond et il s’amuse.
Christophe Deroo : C’est sûr qu’on a eu pas mal de problèmes, mais je crois en ma faculté d’adaptation et en l’équipe qui est venue avec nous. Je me souviens d’un matin, où je n’étais même pas encore sorti du camion, que déjà Katya m’assommait de problèmes, j’ai dû lui demander d’attendre le temps du trajet que j’y réfléchisse. Il y a quelque chose de stimulant, c’est une vraie gageure. La plus grosse difficulté était de se battre contre le temps, je ne pouvais pas me permettre d’aller aux toilettes ou de prendre une pause déjeuner, on enquillait entre 35 et 40 plans par jour. Quand on est retournés sur Los Angeles, je me suis écroulé, je n’en pouvais plus.
Et avec les techniciens et les acteurs, il n’a pas fallu faire de répétitions?
Christophe Deroo : L’acteur principal, on l’a choisi pour ça, même si, physiquement, il ne correspondait pas à ce qu’on cherchait au début. Je pensais à quelqu’un de plus chétif, qui ait l’air plus fragile, mais quand j’ai vu Rusty (Joiner), c’était clairement le plus motivé et le meilleur. J’ai rapidement occulté le physique pour prendre celui qui jouait le mieux. On allait quand même le voir 1h15 à l’écran. Et il était si volontaire que je savais qu’il n’aurait pas d’exigences sur le tournage.
Et les membres de l’équipe technique, je les ai fait souffrir physiquement avec ce rythme un peu dur, mais ça s’est bien passé parce qu’ils étaient vraiment motivés par le projet. Mais comme moi-même j’ai été chef opérateur, je comprenais les problèmes qu’ils avaient, et parfois j’avais la solution parce que -à l’époque- j’avais même plus d’expérience que mon chef opérateur, donc on s’est bien compris. Je suis très à l’aise avec la technique : au lieu de demander un plan large, je disais tout de suite où placer telle caméra, avec telle profondeur de champs et telle ouverture de diaphragme… C’est tout ça qui a fait que ça a été possible. Il n’y avait pas de place pour le doute.
Katya Mokolo : Pour rebondir sur la préparation du planning, on est arrivés 15 jours avant le tournage, on a passé une semaine à chercher les lieux de tournage, et une fois qu’on s’était fait une idée, l’équipe technique est arrivée. Avec eux, on a refait le tour de tous les décors avec la caméra et on a juste fait des captures d’écran des axes de caméras mais on n’avait pas le temps de répéter toutes les scènes. Comme on ne pouvait pas avoir de story-board et que Christophe travaille beaucoup avec des plans au sol, on s’était juste fait des listes du matériel qu’il faudrait pour éviter la moindre dépense en plus, c’était ric-rac. Par exemple, on avait peu de projecteurs, pour la lumière. En gros, on déshabillait Pierre pour habiller Paul à chaque prise. Le plan de travail a été pensé comme ça.
On a fait en sorte que dans l’équipe, ce ne soit que des jeunes dont c’était le premier long-métrage, et donc pour tout le monde, c’était une aventure géniale. Faire un long-métrage aux États-Unis, c’était un rêve, du coup ils étaient 100 fois plus motivés qu’un mec hyper calé qui nous aurait ralentis à nous dire comment faire. D’autant qu’on n’était pas dans les meilleures conditions, on dormait dans des hôtels de putes à crack tous les soirs, je pensais même qu’on allait se prendre un coup de couteau à chaque fois qu’on rentrait le soir avec le matos. (rires)
Et j’avais pensé à la scène de baston entre Sam et le flic, qui est assez chorégraphiée : il a sûrement fallu la répéter.
Christophe Deroo : Ça va paraître improbable mais les deux bastons se passent dans des lieux qui n’étaient pas prévus à la base donc je les ai chorégraphiées sur place, le jour même. Il y a eu pas mal d’adaptation puisque dans le script ça ne devait même pas se passer dans une caravane, mais dans d’autres endroits que l’on n’a pas pu avoir parce que les gens nous demandaient beaucoup trop d’argent. La chance qu’on a eue c’est que Rusty avait fait un peu de cascades donc il était opé pour tenter des choses. Par exemple, le coup des fourchettes au plafond, on les a trouvées sur les lieux. J’ai trouvé ça bizarre mais je me suis dit que ce serait marrant à garder donc j’ai demandé au comédien si ça le gênait qu’on le fracasse contre le plafond et on a filmé ça.
Et parmi tes influences, je sais que certains festivaliers ont vu du Dupieux, d’autres ont vu du Nolan. Quelles sont tes références?
Christophe Deroo : D’abord, pour l’ambiance c’est bien sûr Twilight Zone! Parmi les réalisateurs je suis très influencé par John Carpenter dont j’aime beaucoup le sens du cadre et la carrière, parce qu’il n’avait pas toujours d’argent mais trouvait toujours des bidouilles. Christopher Nolan, j’apprécie son esthétique. Quant à Dupieux, c’est étonnant, parce qu’on a les producteurs exécutifs de Rubber qui nous ont aidés à trouver les décors pour pas chers. Ce n’est pas quelqu’un que je connais personnellement mais je comprends qu’on puisse penser au coté étrange et aux décors désertiques de ses films. Après, il y a Sam Raimi, pour l’humour un peu méchant qu’il réussit à placer. Et bien sûr David Lynch, j’aime que ses intrigues soient assez simples mais pleines de tiroirs, et que ça en vienne à toucher au rêve. J’ai voulu faire ça pour Nemesis, avec l’idée que quand le film soit fini, il reste avec vous, que l’on continue à penser à cette fin ouverte. C’est quelque chose que j’aime bien, même si je ne sais pas si c’est bien ou mal… mais je tente, je n’ai pas de pression financière donc c’est le moment pour expérimenter des choses. Dans un an, j’aurai plus de recul, peut-être que je me rendrai compte que ça ne marche pas.
Et en ce moment, vous avez d’autres projets en cours ?
Christophe Deroo : Oui, on bosse sur deux films qui devraient se faire, et même un troisième qui commence à pointer le bout de son nez. J’aimerais bien retourner poser ma caméra au Japon, mais je travaille aussi sur du Lovecraft, qui est un auteur que j’adore.
C’est souvent casse-gueule les adaptions de Lovecraft !
Christophe Deroo : Oui, mais je pense que c’est parce qu’on veut tout faire voir, alors que quand je lis Lovecraft, je ne vois pas tout. Je suis sûr qu’on peut en faire quelque chose au budget maîtrisé sans avoir une grosse bébête à tentacules qui détruise les bâtiments. On est en train de penser à tourner au Canada la nouvelle « Par-delà le mur du sommeil » qui se passe dans les montagnes. L’autre projet qu’on me propose ce serait un polar un peu musclé dans les milieux de la drogue à la Réunion. Ce serait une production 100% française, donc je répète que je ne tiens pas absolument à travailler aux États-Unis. Hollywood ne me fait plus autant rêver que quand j’étais ado…
Donc si demain tu avais des propositions là-bas, tu y réfléchirais à deux fois?
Christophe Deroo : C’est sûr que si on me demande de faire Tortues Ninja 4… (rires) Même si j’adore les Tortues Ninja, ça m’étonnerait qu’on me laisse faire comme j’en ai envie, c’est ça le truc. Je crois beaucoup au cinéma indépendant, et la liberté qui va avec, mais je suis sûr que ça existe, les blockbusters qui peuvent marcher et être intelligents. Je pense à Terminator 2 qui a un bon scénario et qui peut être regardé par tous, pas seulement par les jeunes. On veut nous faire croire que c’est incompatible, c’est à cause de cette déliquescence qu’Hollywood ne me fait plus rêver.