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Ric Roman Vaughn : réalisateur sous haute tension

Alors que l’excellent Shot Caller vient tout juste de débarquer dans les rayons DVD/Blu-Ray, Cineseries a voulu profiter de l’occasion pour mettre un petit coup de projecteur sur son réalisateur, Ric Roman Waugh. Un nom qui ne dira surement rien à la plupart d’entre vous, y compris à ceux qui ont eu l’occasion de voir l’un de ses films précédents. Pourtant, en l’espace de trois films bien espacés sur une petite dizaines d’années, le bonhomme a parvenu à poser les jalons d’une voix et une patte immédiatement reconnaissables dans le paysage cinématographique U.S. Avant qu’il ne parte faire n’importe quoi pour Millénium films avec le futur Angel has Fallen, retour sur la filmo d’un cinéaste trop rare.

On pourrait mesurer la crise traversée par le cinéma «mid-section » aux U.S.A à l’aune des cinéastes passant totalement sous le radar, noyés dans les catalogues de VOD pléthoriques au sein desquels il est quasiment impossible de faire valoir sa singularité. Ric Roman Waugh est de ceux-là. Depuis une petite dizaine d’années maintenant, le monsieur (ex-cascadeur de son état) bâtit une œuvre dont les qualités évidentes et la cohérence indiscutable aurait dû interpeller. Pourtant, ni Felon, ni Infiltré et ni Shot Caller aujourd’hui n’ont semble-t-il incité grand-monde à plisser les yeux pour lire le nom du réalisateur crédité au générique, et encore moins à consulter sa fiche IMDB. Il faudra probablement attendre la sortie d’Angel has fallen (troisième opus de la saga initiée par La chute de la Maison-Blanche) pour avoir l’occasion de lire quelques lignes sur le réalisateur « qui avait fait le truc là avec The Rock » en parlant d’Infiltré. Ce qui est, pour parler poliment, fort dommage.

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Ric Roman Waugh et Dwayne Johnson, sur le tournage d’Infiltré.

Interdit à la TV

Après deux films passés à la trappe (Exit en 1996 et In the shadows en 2001, le premier étant signé du pseudo Alan Smithee), Ric Roman Waugh met véritablement en place son univers avec Felon en 2008. A partir de là, son cinéma tournera autour de tout ce que l’Amérique n’aime pas mettre en avant. Les QHS qui alimentent la violence des détenus, les narcos qui pullulent dans les rues et derrière les commerces aux allures tranquilles, les flics borderlines qui essaient de les arrêter, les fraternités aryennes dont la chaîne de commandement commence en prison pour terminer dans les caravanes de méthadone des banlieues white trash… Bref, tout ce qui peut prospérer derrière la façade avenante d’un pays et former une société de l’ombre, un monde dans un monde qui fonctionne selon des codes que ne possèdent pas les Average Joe amenés à arpenter malgré eux ces territoires interdits. Il y a quelque chose de profondément Kafkaïen chez Waugh, dont les héros, parfaites incarnations des images d’Epinal d’une Amérique qui se lève tôt, travaille dur et réussit socialement, voient brutalement leurs univers se dérégler du tout au tout à la faveur d’un événement fondateur. Le meurtre involontaire d’un cambrioleur, qui envoie le personnage de Stephen Dorff en prison dans Felon. Le fils de Dwayne Johnson dans Infiltré victime d’une erreur judiciaire et de l’acharnement du procureur, qui le force à mettre sa vie et son entreprise en danger. Un accident de voiture qui contraint le cadre sup’ incarné par Jaime Lannister (euh pardon, Nikolaj Coster-Waldau) à rejoindre un gang neonazi pour survivre dans le pénitencier dans lequel il doit purger sa peine avec Shot CallerAutant d’individus lambda qui n’avaient rien demandé à personne, subitement jetés dans les mâchoires d’un système ubuesque qui les bouffe corps et biens, sans leur ménager d’issue.

Car c’est là que réside toute la valeur du travail de Waugh par rapport à ses confrères. Si le cinéma américain ne manque pas de réalisateurs/scénaristes désireux d’explorer ce que l’Amérique peut compter de marges underground, peu peuvent se targuer de pouvoir le faire à sa façon. C’est-à-dire sans filtre auteurisant susceptible de fournir des clés de lecture pour comprendre une réalité avec laquelle il n’entretiendrait qu’un rapport théorique; sans thématique oralisée toutes les cinq minutes pour rendre ce qu’il filme plus supportable par rapport à la zone de confort d’un spectateur qui se rassure en intellectualisant ce qu’il regarde; sans le spectre d’influences filmiques cannibalisant la réalité qu’il essaie de mettre à jour. Et donc sans le prisme médiatique sur lequel la société spectacle fait son beurre,  à force d’infotainment et de reportages dits en immersion qui prennent soin de rester à la surface. Bref, tout ce qui confronte le public à un monde auquel la majorité n’est pas habituée sans jamais lui lâcher la main. Ric Roman Waugh, lui, ne traite pas son spectateur en enfant qu’on emmène au zoo:  il le fout dans la cage aux lions et jette la clé à la flotte. Dans une société de transparence généralisée ou les réalités se déréalisent à force d’exposition, les films du réalisateur sonnent comme des piqures de rappel et d’effroi, brutales et sans concessions.

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Le vétéran garde un oeil sur le nouveau

Et si c’était moi ?

A cet égard, il convient de rappeler le premier acte de Felon pour mesurer le sentiment d’oppression qui s’empare de nous alors que le héros joué par Stephen Dorff, se retrouve propulsé de façon toujours plus en avant dans le cauchemar pénitentiaire. De fil en aiguilles et de coïncidences en absurdités, le héros finit par appartenir à un monde dont il n’avait pas connaissance, ou du moins dont il n’avait pas conscience. La crédibilité de sa situation, l’impuissance face à sa descente aux enfers est précisément ce qui suscite l’identification au personnage. Plus encore que sa relation avec sa femme et sa fille, c’est l’angoisse viscérale et universelle de sentir le sol sur lequel on marche tous les jours se dérober sous nos pieds, de voir le contrat social rousseauiste partir en fumée. Ce sentiment d’être confiné à l’intérieur d’un espace sans frontière morale, de se retrouver à la merci de la loi de la jungle et des fauves qui y évoluent, sans y être préparé.

De fait, les films de Ric Roman Waugh sont des expériences profondément sensitives dans leurs propensions à épurer la fiction des éléments susceptibles de jeter une bouée au spectateur désireux de se raccrocher à ses certitudes. Son cinéma a pour vocation de nous laisser seul face à cette question : « Et si c’était moi ? ». L’empathie chez Waugh fonctionne avant tout sur la peur primale engendrée par la situation des personnages, résonnant ainsi de ce que notre inconscient a refoulé en espérant ne jamais y être confronté. Sa mise en scène est à l’avenant, reprenant à son compte les canons formels en vigueur depuis Paul Greengrass lorsqu’il s’agit de faire vrai en émulant les codes du documentaires (caméra à l’épaule, montage très cut, cadrages cassant la distance avec les protagonistes…). Ainsi, sa réalisation élimine toute tentation de subjectivité dans son récit (en apparence) pour mieux mettre en exergue le contraste entre son personnage principal et l’univers dans lequel il se retrouve projeté. Ses films accentuent l’inquiétude dans cette volonté d’adopter un regard quasi anthropologique pour mettre en évidence les mailles du réseau que le spectateur (et le personnage) ne voient jamais. Ce faisant, la démarche de Ric Roman Waugh peut renvoyer sous certains aspects au cinéma de Michael Mann, qui partage avec lui cette propension à observer un système à travers un objectif macroscopique pour en définir les tenants et les aboutissants. A la différence toutefois que le cadre narratif et les ambitions thématiques et formelles sont moindres chez Waugh, qui n’a pas l’envergure conquérante du réalisateur de Miami Vice. Chez lui, ce système est constamment ramené au fil rouge de cet individu broyé par la machine, qui découvre à côté de chez lui un monde dont il ne découvrait pas l’existence. Et comme chez Mann, Waugh dévoile des visages que l’on jamais et transfigure des acteurs que l’on pensait connaître (Val Kilmer, Barry Pepper, Jeffrey Donovan…).

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Dwayne Johnson pas très à l’aise dans les réunions tupperware

Instinct de survie

De fait, ce sentiment qui s’exprime particulièrement dans le traitement de ses personnages. Dans une interview récente, David Fincher relatait la remarque que lui avait faite un ami concernant sa fabuleuse série Mindhunter : « D’habitude, dans les séries TV, les personnages sont toujours confrontés à une situation qu’ils sont les plus à même de résoudre. Pas chez toi. ». On pourrait dire la même chose des films de Ric Roman Waugh, dont les personnages ne sont jamais taillés pour la situation qu’ils vont affronter, ni ne trouvent leur place dans le récit à la faveur d’aptitudes préalables. Comme par exemple de Tim Robbins dans Les évadés, qui finira par mettre ses talents de comptable à profit pour gagner sa place dans le pénitencier. A l’inverse, quand Waugh fait appel à Dwayne Johnson pour jouer le père de famille d’Infiltré ce n’est pas sur la base ni de son passif de héros bigger than life ni de sa carrure hors norme. Il suffit d’une scène au cours de laquelle le rocher se fait tabasser par quelques thugs anonymes pour nous faire comprendre que la panoplie d’action hero du monsieur ne sortira pas du vestiaire. Contraint de fricoter avec des gangsters sous surveillance judiciaire pour sauver le fils qu’il a délaissé d’une longue peine de prison, Johnson n’est jamais dans le film le personnage qu’on a pris l’habitude de voir sur grand-écran. Même si son personnage finit par jouer du fusil pour sauver sa peau, jamais son attitude ne se révèle déterminante pour la grande histoire. Certes, il finit par sauver son fils de prison, mais son action ne remet pas en question le système dans lequel il évolue, à l’instar de Felon. Tout The rock qu’il est, il ne peut agir que sur son petit monde, sans vraiment faire trembler les fondements d’un édifice qui se poursuivra sans lui.

Toutefois, ne nous méprenons pas : aussi impréparés soient-ils, les personnages de Ric Roman Waugh finissent toujours par s’adapter à leur environnement. Seulement, ce processus qui ne s’effectue jamais dans un mécanisme narratif qui justifie des talents que le héros parvient à recycler dans cette réalité. Chez Waugh, la résilience des personnages est constamment ramenée à leurs instincts primaires. Instinct de conservation pour protéger les leurs, et se retrouver dans les situations peu enviables dans lesquelles ils sont contraints d’évoluer. Instinct de survie dans lequel ils arrivent à puiser ce que leur nouveau chez-eux exige de leur part. Il s’agit là encore d’un sentiment purement viscéral, qui les amène à s’aventurer dans des zones profondément enfouies dans l’animal social, qui altèrent profondément leur être. Il n’y a jamais de retour en arrière chez Waugh, même lorsque le déroulement des choses débouche sur un happy-end de façade. Comme le dit Val Kilmer à Stephen Dorff dans Felon « Tu n’es plus le même, accepte-le ». C’est peut-être la partie la plus transgressive de son cinéma, celle de dire que notre identité et notre essence sont deux choses différentes, l’une étant dépendante de facteurs hautement aléatoires. Si Felon et Infiltré se concluaient sur des dénouements qui permettaient de relativiser la noirceur du propos, le cinéaste se donne pour la première fois les moyens d’aller jusqu’au bout de son idée dans Shot Caller. Car contrairement aux précédents, le personnage principal refuse de retourner dans le giron familial, malgré l’insistance de sa femme. A la fois pour la protéger de son nouveau milieu, mais aussi de lui-même, alors qu’il est devenu l’un des piliers d’une organisation criminelle de grande ampleur.

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John Bernthal et Nikolaj Coster-Waldau, sur la voie de la réinsertion

Roi sans couronne

Il convient d’ailleurs de terminer sur ce dernier film, qui réduit le programme vendu par sa bande-annonce (soit la transformation d’un M. Tout le monde lors de son passage dans une prison de haute sécurité) à sa portion finalement congrue (environ une demi-heure de métrage). Soucieux de ne pas se répéter, Waugh n’essaie pas de refaire Felon, qui avait déjà bien traité de la question en 2008. Pour la première fois dans la carrière du réalisateur, le personnage ne rentre pas dans la jungle pour en ressortir à la fin. Ici, Jacob Harlon, désormais surnommé « Money » reste là dans ce milieu qui finit par vampiriser son identité (jusqu’à ses tatouages, marquages sociales et judiciaires révélateurs de sa position hiérarchique dans ce monde, à l’instar de Viggo Mortensen dans Les promesses de l’aube). De fait, Shot Caller emprunte moins au genre du « prison flick » qu’au film de gangster, contant une authentique ascension criminelle à travers la transformation du personnage de Coster-Waldau. Au travers de cette trajectoire narrative inattendue, Waugh bouscule pour la première fois les limites de son cinéma et s’aventure même sur le terrain de la mythologie. Car ce n’est plus des sociétés parallèles que doivent arpenter les personnages, mais un royaume de l’ombre dont la conquête constitue la seule possibilité de survie pour le héros, contraint de devenir roi pour ne pas tomber victime. Au détour de quelques images saisissantes (ces détenus mis à l’isolement dans des cages installés sur des terrains s’étendant à perte de vues et surveillées par des gardiens),Waugh parvient même à cristalliser visuellement un propos ancré dans une réalité délétère, mais qui prend une toute autre ampleur à l’aune de la trajectoire du personnage principal. Ce faisant, Shot Caller comme les précédents films du cinéaste (mais de façon plus prononcée, jusqu’au-boutisme oblige) ne fait pas le portrait d’une Amérique malade, dont l’utopie se dispute aux vices. C’est sa nature même que dépeint Waugh, qui sort sa dimension profondément chaotique des marges dans lesquelles elle s’exprime pour en faire un élément fondateur du territoire.

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Les comités de bienvenue, c’est plus ce que c’était

On le voit, l’évolution qui ne contrarie en rien l’essence du cinéma de Vaughn, dont les ambitions n’altèrent en rien l’intégrité peu soucieuse de rassurer le spectateur (on est moins sûr en revanche de la manière dont il va réussir à préserver ça dans Angel has fallen…) Car si le personnage bouleverse le système, c’est pour en prendre les commandes. Pas pour le changer ni le faire imploser, mais le diriger à l’aune de celui qu’il est devenu. L’irréversible n’est jamais d’une nature conciliante, et l’humain est la seule donnée qui n’est pas inaltérable dans le paradigme. C’est ça, la réalité de Ric Roman Waugh.

Rédacteur LeMagduCiné