Saluée par la critique, mais quelque peu passée inaperçue en France au moment de sa sortie, Station Eleven se présente comme une fiction en dix actes qui nous plonge dans un monde ravagé par une pandémie dévastatrice. Loin de se limiter à un simple récit de survie, la série offre une profonde réflexion sur le rôle essentiel de l’art et de la culture dans les processus de reconstruction d’une société.
Saut dans le temps et échos shakespeariens
Adapté du roman de l’autrice canadienne Emily St. John Mandel publié en 2014 (et en 2016 dans son édition française), Station Eleven est une série post-apocalyptique qui explore les conséquences d’une épidémie ravageuse, éliminant en quelques jours quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population et bouleversant la société humaine. L’intrigue se déroule sur plusieurs lignes temporelles, entrelacées pour former un récit complexe. À l’acte un de la série, le rideau se lève sur un théâtre comble, où le public ignore encore le destin tragique qui l’attend. Nous sommes en 2020 et l’acteur Arthur Leander (Gael García Bernal) meurt subitement sur les planches. Jeevan (Himesh Patel), un membre bienveillant du public (et probablement un des personnages les plus attachants de l’histoire), tente de l’aider et finit par raccompagner chez elle la jeune Kirsten (Matilda Lawler). L’épisode deux nous transporte en 2040, où une Kirsten devenue adulte (Mackenzie Davis) fait partie d’une troupe de théâtre itinérante, arpentant de vastes territoires pour jouer des pièces de Shakespeare. En parallèle, nous suivons les destins de personnages clés avant et pendant l’épidémie, dont le Dr Eleven, une scientifique qui tente de trouver un antidote.
Réinventer le genre du récit post-apocalyptique
Si le moment tragique de la chute de l’humanité occupe une place importante dans la narration, la majeure partie de l’action se déroule vingt ans après l’épidémie, et Station Eleven se présente comme une réflexion sur la résilience de l’humanité et sur la quête de sens dans ce nouveau monde en ruine. La série est créée par Patrick Somerville qui s’est distingué pour son travail sur The Leftovers (2014-2017) et qui démontre encore une fois son talent pour la création d’univers profonds et mystérieux. À la réalisation, on retrouve notamment Hiro Murai, connu pour ses vidéoclips de Childish Gambino et pour son travail sur la série Atlanta (2016-2022). Grâce à une mise en scène soignée, il parvient à créer une atmosphère poétique et inquiétante, oscillant entre étrangeté et réalisme. Si Station Eleven s’inscrit dans le genre des récits post-apocalyptiques, elle se démarque toutefois par son approche mélancolique et son rythme lent qui laisse pénétrer les vapeurs des rêves et d’un passé traumatique. Tout comme The Leftovers, qui explorait les conséquences d’une disparition soudaine d’une partie de la population mondiale, Station Eleven aborde les thèmes du deuil et de la guérison. En mettant en scène une troupe de théâtre ambulant interprétant des œuvres de Shakespeare, la série renouvelle le genre et offre une réflexion originale sur le rôle de l’art dans les sociétés meurtries.
L’art de l’adaptation
Un des thèmes majeurs de la série est celui de l’adaptation. Celle de l’espèce humaine, tout d’abord, qui survit, se reconstruit, renouvelle son rapport au monde, à l’espace et au temps. Et celle, ensuite, des œuvres et des récits littéraires. Station Eleven explore la manière dont l’art (de la bande dessinée aux pièces de Shakespeare) traverse le temps et dont on joue de son usage et de ses (ré)interprétations. Le théâtre est présenté ici comme un lien vital avec le passé, permettant de construire des ponts entre les époques et de renforcer les solidarités. La troupe itinérante de Kirsten, en interprétant des œuvres théâtrales, perpétue une tradition millénaire et offre aux survivantes et aux survivants un refuge, une parenthèse de beauté et de transcendance. Le théâtre joue ainsi dans cette fiction un rôle central, représentant un moyen de préserver les mémoires collectives et de tisser les liens entre les générations.
Fragments, ellipses et tendres liens
La série adopte une structure narrative fragmentée, nouant différentes époques et perspectives pour explorer les conséquences de la catastrophe sur la société. Bien qu’elle puisse au premier abord dérouter un peu le public et compliquer parfois l’attachement à certains personnages en raison de sauts dans le temps qui laissent quelques lacunes dans le récit, cette méthode est ici habilement maîtrisée. Cette approche non linéaire, alternant entre le passé et le futur, favorise en effet une exploration plus approfondie des situations et des thèmes soulevés. Il est certain toutefois que Station Eleven demande à son public de faire preuve de patience, révélant progressivement des informations sur les personnages et sur l’intrigue. Les connexions entre les époques sont cependant renforcées par le lien solide entre les deux personnages principaux, Jeevan et Kirsten. Le duo formé par Himesh Patel et Mackenzie Davis occupe une place clé dans le récit. Leur amitié touchante et la tendresse qui les unit sont mises en avant, avec le personnage masculin adoptant un rôle parental bienveillant et protecteur. Cette dynamique entre les deux protagonistes apporte une profondeur émotionnelle à l’intrigue et souligne l’importance du soin et des relations humaines dans un monde en reconstruction.
Une œuvre à revisiter
Station Eleven s’affirme comme une œuvre originale et intelligente, quelque peu passée sous silence en France, possiblement en raison d’un calendrier défavorable lors de sa sortie, les spectatrices et spectateurs privilégiant alors des récits éloignés des thématiques post-pandémiques. Néanmoins, cette série complexe mérite d’être redécouverte : grâce à sa poésie, au jeu convaincant de ses actrices et acteurs, à sa photographie soignée et à la réflexion qu’elle offre sur le rôle réparateur de l’art dans les sociétés en mutation, elle laisse en nous une empreinte durable et continue de résonner longtemps dans nos pensées.
Bande-annonce : Station Eleven
Fiche technique : Station Eleven
Création : Patrick Somerville
Réalisation : Hiro Murai (épisodes 1 et 3), Jeremy Podeswa (épisodes 2, 9 et 10), Helen Shaver (épisodes 4, 6 et 8) et Lucy Tcherniak (épisodes 5 et 7)
Scénario : Patrick Somerville, Shannon Houston, Nick Cuse, Cord Jefferson, Sarah McCarron, Kim Steele et Will Weggel
Distribution : Mackenzie Davis (Kirsten Raymonde), Matilda Lawler (Kirsten enfant), Himesh Patel (Jeevan Chaudhary), Nabhaan Rizwan (Frank Chaudhary), David Wilmot (Clark Thompson), Daniel Zovatto (Tyler Leander), Gael García Bernal (Arthur Leander), Danielle Deadwyler (Miranda Carroll), Caitlin Fitzgerald (Elizabeth)
Date de sortie : décembre 2021
Chaine de diffusion : HBO Max
Pays de réalisation : États-Unis
Lieux de tournage : Chicago (États-Unis) et Mississauga (Ontario, Canada)
Producteurs exécutifs : Patrick Somerville, Jessica Rhoades, Scott Steindorff, Dylan Russell, Scott Delman, Jeremy Podeswa et Hiro Murai
Montage : Isaac Hagy, Karoliina Tuovinen, Kyle Reiter, Anna Hauger, Yoni Reiss, David Eisenberg et Anthony McAfee
Direction artistique : Will Armstrong, Michael Allen, Merje Veski, Alistair Edwardson et Joel Richardson
Musique : Dan Romer
Costumes : Helen Huang et Austin Wittick
Décors : Carolyn « Cal » Loucks, Jennifer M. Gentile et Missy Parker
Distinctions : plusieurs nominations et prix, dont deux prix du Critics’ Choice Super Awards : Best Science Fiction/Fantasy et Best Actress in a Science Fiction/Fantasy Series pour Mackenzie Davis
1 saison – 10 épisodes