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« Friends », évocation d’un phénomène télévisuel

La série Friends a récemment fêté ses vingt-cinq ans d’existence. Créée par Marta Kauffman et David Crane au milieu des années 1990, elle met en scène six amis trentenaires (ou en passe de l’être) dans un New York réduit à quelques décors récurrents. Focalisée sur la vie amoureuse et professionnelle de ses protagonistes, elle connut un triomphe inespéré et devint rapidement l’une des sitcoms les plus séminales de ces trente dernières années. Mais qui sont au juste Ross, Rachel, Joey et consorts ? Que disent-ils de la société américaine moderne ? Avec quels moyens comiques ?

Introduction

Le 22 septembre 1994 naissait un phénomène télévisuel dont l’ampleur dépassa toutes les attentes. Dans les studios californiens de la Warner, Marta Kauffman et David Crane ont reconstitué un New York artificiel, diminué et détaillé en trois centres névralgiques : l’appartement de Monica et Rachel, celui de Joey et Chandler, mais surtout un café judicieusement baptisé Central Perk.

Friends met en scène dans leur quotidien six amis bientôt trentenaires. Le caractère itératif de la sitcom transparaît lors de leurs rassemblements réguliers au Central Perk ou dans les moments passés ensemble dans l’appartement que Monica a hérité de sa grand-mère. Jeunes adultes encore en voie de maturation, Ross, Phoebe, Monica, Joey, Rachel et Chandler ont accompagné – et continuent de le faire – des générations entières d’Occidentaux – mais pas que. Aujourd’hui encore, quinze années après la diffusion de son dernier épisode, la série génère des revenus annuels estimés à 1 milliard de dollars, grâce aux rediffusions, aux produits dérivés ou aux ventes de DVD et de Blu-ray. Les décors de Friends tiennent d’ailleurs lieu de véritables attractions : des visites payantes sont organisées dans les studios Warner, en Californie, où se massent curieux et nostalgiques en pèlerinage. D’après l’enquête Nielsen menée pour The Wall Street Journal, la série récoltait encore, l’année dernière, 4,2 % de l’audience totale de Netflix. Elle n’était ainsi devancée que par The Office. Cela explique probablement que le service de streaming de Reed Hastings ait déboursé entre 80 et 100 millions de dollars pour conserver l’intégrale de la série dans son catalogue en 2019, avant que WarnerMedia et HBO Max n’entrent dans la danse pour une acquisition estimée à 425 millions de dollars sur cinq années.

Combien d’Américains ou d’Européens entre vingt et quarante ans ont-ils adopté les sarcasmes de Chandler ? Combien ont connu des amies arborant fièrement « la Rachel », cette coupe de cheveux à la mode dans les années 1990 ? La colocation n’est-elle pas à Friends ce que le café à emporter est à Ally McBeal ou les sex-toys à Sex and the City ? Qui n’a pas vu le « How you doin’ ? » de Joey copié ou caricaturé des dizaines de fois à la télévision ou au cinéma ? L’incroyable succès de la série se reflète pour partie dans les cachets perçus par les comédiens : alors qu’ils émargeaient à 22 500 dollars par épisode aux débuts de Friends, ils récoltaient chacun, au terme d’une négociation menée collégialement, un million de dollars lors des deux dernières saisons !

Freinds Série

Les personnages

Friends se décline en six personnages ordinaires, volontiers oisifs, auxquels chacun peut s’identifier. Si les créateurs de la série et leurs scénaristes les ont affublés de traits caractéristiques comiques, aucun ne s’y réduit tout à fait : Chandler est un carriériste qui se reconvertira en stagiaire dans la publicité, Joey est un séducteur hors pair doublé d’un sentimental mielleux, Monica est une maniaque de la propreté qui cache à ses proches un placard bordélique, Phoebe est une végétarienne un brin hippie qui se muera en mangeuse de viande pendant sa grossesse et qui se prendra de passion pour les meubles industriels… Ces six personnages complexes ont des objectifs, des évolutions et des conflits trajectoriels propres, mais ils se voient toutefois placés sous des labels communs : les relations amoureuses, la difficulté de s’engager sur le long terme, l’insertion douloureuse sur le marché du travail, une quête d’épanouissement troublée par les aléas du quotidien…

Monica Geller

courtney cox aka fat monica geller serie friends dancingMonica est probablement la plus adulte des six protagonistes. C’est elle qui accueille régulièrement dans son salon la bande d’amis et qui prépare chaque année le repas de Thanksgiving. Si ses aspirations existentielles sont partagées par des millions d’Américains, elles prennent toutefois chez elle une ampleur biblique : Monica veut un beau mariage, des enfants, une maison avec jardin en banlieue et tout ce qui peut contrevenir à cet idéal est vécu comme un cataclysme.

Il faut dire qu’elle incarne la parfaite obsessionnelle. Elle est prête à saccager un appartement pour trouver à quoi sert un interrupteur. Elle sue sang et eau pour préparer des biscuits à des voisins ingrats. Elle s’inscrit à un cour de cuisine pour être complimentée alors qu’elle est elle-même cheffe dans un grand restaurant ! Elle parie au casino et joue au babyfoot ou au ping-pong comme si sa vie en dépendait. Un jour, son compagnon Chandler veut lui faire une surprise en nettoyant leur appartement de fond en comble. Devant les réactions catastrophées de ses amis, il finit terrifié à l’idée de ne pas avoir remis chaque chose exactement à sa place initiale. Car Monica ne transige pas avec l’ordre et la propreté. Quand Ross et Cheryl rompent après une brève relation, elle se présente à la porte de la paléontologue un seau à la main, prête à récurer l’appartement sale et désordonné que son frère lui a décrit – et qui l’empêche désormais de dormir.

Sa mère doute qu’elle se marie un jour et mise de l’argent sur ses maladresses professionnelles, tandis que son père se sert de ses boîtes de souvenirs d’enfance pour faire barrage à une inondation dans son garage – les effets personnels de son frère Ross, eux, sont bien entendu préservés. Sans surprise, quand il leur faudra aménager une salle de sport chez eux, les parents de Ross et Monica choisiront d’utiliser la chambre de leur fille, pour ne pas déplacer les trophées et diplômes de leur « irréprochable » fils.

L’autre trait caractéristique de Monica tient à son passé d’adolescente obèse, prétexte à des gags de toutes sortes. Alors que les six amis visionnent ensemble la cassette d’un bal de lycée, elle s’écriera : « À la caméra, je fais toujours trois kilos de plus ! » Ce à quoi Chandler, avec toute l’ironie qui le caractérise, répondra : « Et il y avait combien de caméras qui tournaient en même temps ce jour-là ? »

Rachel Green

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Après s’être échappée de sa propre cérémonie de mariage, Rachel s’installe rapidement chez sa copine Monica. Celle qui vivait jusque-là aux crochets de ses parents décide de couper symboliquement ses cartes de crédit et de se prendre en main. Non sans difficultés. Elle décroche un job alimentaire au Central Perk, mais passe plus de temps à bavasser avec ses amis qu’à servir les autres clients. Fort heureusement, son supérieur Gunther affiche envers elle une patience qui n’a d’égale que l’amour qu’il lui porte. Aussi, après des mois de service, il doit lui réexpliquer les bases du métier. Il se rend alors compte qu’elle connaît toutes les procédures logistiques et règles d’hygiène, mais qu’elle se moque éperdument de les mettre en pratique. Ce travail de serveuse n’a aucun intérêt à ses yeux ; elle rêve de la mode et finira par y faire son trou.

Évoquer Rachel sans citer Ross tient évidemment de la gageure : leurs chassés-croisés amoureux, dignes d’un soap opera, tiendront en haleine les spectateurs de la première à la dernière saison. Dès l’épisode inaugural, les dés sont jetés : à peine Ross a-t-il annoncé à ses amis qu’il entend se remettre en selle après son divorce que Rachel débarque sans crier gare en robe de mariée ! Et Chandler de déclamer en direction de l’entrée du Central Perk : « Et moi, tout de suite, je veux un million de dollars ! »

Rachel est plurielle : elle est gauche au point de provoquer des incidents en cherchant à séduire des hommes (son numéro de pom-pom girl se ponctuant lamentablement par une chute et une lèvre enflée), mais fait preuve d’abnégation au travail (quand elle ne couche pas avec un jeune assistant ou ne rate pas une promotion à cause de la mort inattendue de la supérieure qui devait la nommer). Elle a deux sœurs avec lesquelles elle entretient des relations lointaines parfois conflictuelles et se distingue en échangeant systématiquement les cadeaux qu’elle reçoit – ce qui ne l’empêche pas de conserver précieusement les choses anodines, mais sentimentales, qui comptent réellement à ses yeux.

Phoebe Buffay

Friends lisa kudrow alias Phoebe BuffayL’autre femme du groupe, Phoebe, demeure un peu à part : éloignée géographiquement de ses amis, elle n’a aucun lien familial ni d’amitié ancienne avec eux. Plus fantaisiste, animée de convictions profondes, elle pratique le végétarisme, se montre sceptique vis-à-vis de la science et croit en la réincarnation. Trois éléments que Friends va naturellement se délecter à effeuiller : en la rendant carnivore pendant sa grossesse, en l’amenant à faire douter le Docteur Ross Geller de la théorie de l’évolution et en exigeant de lui qu’il adresse ses plus plates excuses à un chat à travers lequel sa défunte mère aurait fait peau neuve.

Ce dernier point mérite que l’on s’y attarde : il existe en réalité deux Phoebe, celle du Central Perk, bonne vivante, qui accumule les conquêtes masculines, boit un verre de temps en temps et plaisante avec ses amis sans se soucier du regard des autres, mais aussi celle des rues, où elle a grandi, orpheline, et où elle s’est livrée à toutes sortes de turpitudes – notamment racketter Ross ! Son enfance traumatisante explique qu’elle soit encore incapable de monter à bicyclette et qu’elle se cramponne, parfois avec candeur, à certains idéaux. Ces derniers ne vont pas sans dissonance cognitive. Pour s’en convaincre, il suffit de repenser à ses discours intransigeants sur des groupes auprès desquels elle vend pourtant secrètement ses talents de masseuse.

Sa franchise amorce tout au long de la série des moments comiques, tandis que sa musique insolite (le célèbre « Tu pues le chat ! » en tête) et la quête de ses origines constituent deux récurrences narratives. Last but not least, la grossesse de la comédienne Lisa Kudrow fut intégrée dans le scénario des saisons 4 et 5, puisque Phoebe y porte les triplés de son frère Frank Jr. ! A contrario, Courteney Cox (Monica Geller) devra cacher sa grossesse en portant des vêtements plus larges pendant la dixième et ultime saison de Friends, son personnage ayant des problèmes de fertilité.

Ross Geller

David schwimmer aka ross geller friends serieRoss est le grand frère de Monica et, selon une théorie de Phoebe, le « homard » de Rachel, c’est-à-dire son inéluctable horizon amoureux. Ce qui caractérise le personnage, au-delà de son singe Marcel, de sa « musique » improbable ou du titre de docteur dont il se gargarise régulièrement, ce sont ses trois divorces. Sa première épouse l’a quitté, enceinte, pour une femme. Son second mariage, avec une Britannique parfois psychorigide, n’a pas résisté au fait qu’il ait prononcé le nom de Rachel pendant la cérémonie maritale. Ces deux premiers échecs l’ont tant accablé qu’il a longtemps caché à sa troisième femme… qu’ils étaient encore unis ! Car cette dernière alliance est une foucade due à une soirée trop arrosée à Las Vegas. Elle s’appréhende aussi comme un symbole, puisque la mariée « inconsciente » n’est autre que Rachel.

Quand il ne divorce pas, Ross soigne son look, en portant des pantalons de cuir trop serrés ou des pull-overs féminins, en se blanchissant les dents ou en s’adonnant au bronzage artificiel. Autant de moments figurant parmi les plus hilarants de Friends. Ce soin accordé à sa personne lui permet de séduire des femmes radieuses aussitôt associées à une constellation de déceptions sentimentales : une paléontologue à l’appartement nauséabond, une de ses étudiantes, une femme utilisée comme faire-valoir, une autre qui ne cherche en fait qu’à l’employer comme baby-sitter et même la sœur de Rachel.

Il faut dire que Ross a un caractère parfois irritant. Entre son ton professoral et un état dépressif latent, il lui arrive d’entrer dans des colères homériques, la plus célèbre restant probablement celle du sandwich ! Pour le reste, les spectateurs se souviendront longtemps de son voyage au Vermont (qu’il cherche à rentabiliser en volant toutes sortes de babioles à l’hôtel et au cours duquel il se drogue littéralement aux sucreries) ou de l’« Unagi », une technique mentale d’autodéfense dans laquelle il se pense – à tort – grand clerc.

Joey Tribbiani

Quand Matt LeBlanc décroche le rôle de Joseph « Joey » Tribbiani, il n’a que onze dollars sur son compte en banque. Autant dire que l’acteur et son personnage se retrouvent pour partie l’un dans l’autre. Car Joey est un comédien désargenté, vivotant au jour le jour et soutenu financièrement par son meilleur ami Chandler. Sa carrière, qui se résume à quelques pièces minables et un rôle en vue dans la série Les Jours de notre vie, est gérée par Estelle Leonard, réputée pour n’avoir que deux clients, dont elle se soucie d’ailleurs fort peu.

Si sa vie de comédien bat de l’aile, celle de séducteur s’avère beaucoup plus riche pour Joey : il multiplie les conquêtes, rendant jaloux ses amis, et avoue même lors d’une conversation sur la tension sexuelle au théâtre qu’il couche avec toutes les actrices qui lui donnent la réplique. L’homme qui ne rappelle jamais ses coups d’un soir et qui « recherche une colocataire non fumeuse, non hideuse » suite au départ de Chandler est pourtant doublé d’un grand sentimental, comme en atteste notamment son épisode amoureux avec Rachel.

serie friends matt leblanc aka Joey Tribbiani

Joey n’est évidemment pas réductible à sa passion pour les femmes ; il y a aussi celle pour la nourriture, d’importance équivalente. Ses amis lui demandent un jour au Central Perk : « Si tu devais faire un choix, qu’est-ce que tu laisserais, la bouffe ou le sexe ? » Il répond, en se tordant d’hésitation : « Ouh… Ah… J’en sais rien, trop difficile ! La bouffe… Non, le sexe… La bouffe… Le sexe, la bouffe, le sexe. Je ne sais pas, j’ai envie des deux ! Je veux des filles sur du pain ! » Joey aime tellement la nourriture qu’il emporte un sandwich partout – ou presque. Perdre une fille pour avaler son dessert ne le dérange pas et ce, même s’il lui a reproché un peu plus tôt de l’avoir privé de quelques frites en se servant dans son assiette. Il est capable de tout engloutir, y compris une dizaine de plats d’affilée ou l’immonde diplomate à l’anglaise de Rachel, avec viande et petits pois !

Le dernier attribut de Joey est probablement celui doté du plus grand ressort comique : l’idiotie. Il coupe en deux la porte de Chandler en fabriquant un meuble ; il se fait ensuite cambrioler en montrant à un acheteur potentiel qu’il peut tenir tout entier dedans ! Il veut apprendre l’espagnol avec Phoebe, mais ne fait que débiter une suite ininterrompue de sons dépourvus de sens. Il utilise un dictionnaire des synonymes au-delà du raisonnable, achète un bateau aux enchères après avoir cru que le but était d’en découvrir le prix, pense converser avec Estelle du « royaume des morts » et décide de porter tous les vêtements de Chandler parce qu’il soupçonne ce dernier de cacher ses slips.

Chandler Bing

Matthew Perry aka chandler bing serie friendsChandler, c’est le sarcasme et le manque de confiance incarnés. Il décrit lui-même l’humour comme un moyen de défense. Et il ne supporte pas être concurrencé en la matière, encore moins si c’est par un collègue de Monica. Il a d’ailleurs tellement peur de perdre sa femme qu’il s’imagine un jour que Richard, son ex, se cache dans un placard qui l’intrigue d’autant plus qu’il lui est interdit. Avant de se mettre en couple avec la petite sœur de son ami Ross, une relation longtemps restée secrète (souvenez-vous : « Ils ne savent pas qu’on sait qu’ils savent qu’on sait »), Chandler devait se faire expliquer les zones érogènes du corps féminin par ses amies, couchait par erreur avec une sœur de Joey qu’il était d’ailleurs incapable de reconnaître et peinait cruellement à communiquer avec Jill Goodacre alors même qu’ils étaient coincés ensemble dans le vestibule d’une banque. Sa relation la plus aboutie impliquait alors une fille à peine supportable, Janice, dont le rire et l’expression récurrente « Oh my god ! » ont constitué pour Joey autant de douleurs indicibles.

Chandler fume par intermittence malgré les reproches de ses amis. Il doit composer avec un passé traumatisant, puisque sa mère et son père sont en froid depuis que ce dernier s’est mis à jouer les drag queens. Au fond, ce qui représente le mieux Chandler est peut-être sa crainte de finir seul, à moitié fou, exactement comme le voisin du dessous, dont le parcours de jeunesse semble étrangement similaire au sien. Ce n’est qu’après s’être mis en couple avec Monica qu’il a acquis une forme d’équilibre, ce qui lui a notamment permis de se reconvertir professionnellement, en passant d’un poste de cadre dans l’informatique (une tentative de démission avait abouti à sa promotion) à un essai en tant que stagiaire dans la publicité (avec quelques premiers slogans confondants de médiocrité).

De tous les protagonistes de Friends, Chandler est sans conteste celui dont les répliques demeurent les plus mémorables. Il est aussi celui envers lequel l’évolution des mœurs s’est montrée la plus cruelle : son aversion et sa honte à l’endroit de son père transgenre, sa hantise d’être taxé d’homosexuel ou de voir remise en cause sa virilité, sa misogynie relative, son incapacité à rompre définitivement avec Janice malgré le mépris qu’elle lui inspire (il doit feindre un départ au Yémen pour la quitter) font de lui un réac probablement inimaginable dans une série moderne.

Structure narrative et comique

Dans Construire un récit, Yves Lavandier, expert en narratologie, décrit en ces termes la structure de Friends : « Vous avez trois intrigues : A, B et C. Un épisode typique de Friends est construit ainsi : A1-B1-C1-A2-B2-C2-A3-B3-C3-A4-B4-C4. » Ainsi, l’épisode classique, répondant aux normes les plus usitées, comportera trois éléments d’intrigue découpés en quatre séquences dispersées à différents moments du show. Cette construction narrative évite les phénomènes d’enlisement, fait se succéder les événements à grand rythme et permet aux scénaristes d’intégrer des gags (d’ampleur variable) toutes les cinq à dix secondes.

Comique de situation, de geste, de répétition, de caractère, jeux de mots, références partagées, sens de l’absurde : tout concourt au rire dans Friends. Les comédiens, en osmose parfaite, introduisent dans la série de la justesse en flux continu, tandis que les réécritures permanentes sur le plateau lui confèrent la plasticité nécessaire au bon enchaînement comique. Ce dernier est également redevable aux personnages secondaires récurrents – Gunther, Janice, Ursula, le gros tout nu, Carol, M. Heckles, les parents de Ross et Monica, Estelle, etc. – et aux nombreux invités de marque – Bruce Willis, Sean Penn, Robin Williams, Alec Baldwin, George Clooney, Danny DeVito, Jon Favreau, Ralph Lauren, Gary Oldman, Brad Pitt, Tom Selleck, Winona Ryder, Charlie Sheen, Ben Stiller, Jean-Claude Van Damme, Julia Roberts, etc.

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On notera aussi que Friends n’a rien d’une sitcom à situations fermées, où tous les protagonistes reviennent à leur point de départ après chaque épisode. La série de Marta Kauffman et David Crane marche plutôt dans les pas du soap opera, et pas seulement au regard de ses intrigues amoureuses. Il en sera de même pour How I Met Your Mother ou New Girl, des sitcoms structurellement et thématiquement proches. La première, créée par Carter Bays et Craig Thomas, prend pour cadre la ville de New York, pour moteur les rencontres amoureuses d’un architecte romantique et pour décor des appartements et un bar semblables à ceux de Friends. Les ponts entre les deux sitcoms sont tellement nombreux qu’un boulier ne suffirait pas à les dénombrer. Les ressemblances avec New Girl tiennent avant tout aux protagonistes dépeints (des trentenaires citadins), à la colocation et, une fois encore, aux récits amoureux.

Ce que Friends dit de la société américaine

De Friends, spontanément, on retient la ville de New York, le quotidien de six trentenaires, leurs aléas amoureux ou leurs liens d’amitié inextinguibles. Ces derniers pourraient être mis en exergue de mille façons : Chandler aidant Joey à payer son appartement en feignant de perdre de l’argent à des jeux inventés de toutes pièces, Phoebe parrainant la reconversion professionnelle de Monica, Ross et Joey sonnant le glas de la ségrégation sociale à la cantine d’un musée, Ross secourant ses amis en panne sur le bord d’une autoroute alors qu’ils s’apprêtaient à partir en week-end sans lui… Pour soutenir leurs amis, les personnages de Friends assistent à des conférences soporifiques sur la paléontologie ou à des représentations théâtrales confidentielles au cours desquelles l’ineptie le dispute à l’amateurisme. Ils applaudissent avec bienveillance lors de performances musicales improbables ou traversent les États-Unis pour se rendre sur les lieux d’un tournage depuis longtemps annulé.

Friends, c’est aussi un catalogue particulièrement grivois des relations amoureuses. Tout y passe : Monica avec un homme plus âgé, puis avec un homme plus jeune, le second étant d’ailleurs le fils du premier ; Rachel avec son subalterne ; Joey avec toutes les femmes qu’il croise ; Ross avec Rachel, puis avec la sœur de cette dernière, voire même avec l’une de ses étudiantes, qui n’est autre que la fille du futur petit ami de… Rachel ; Monica avec un milliardaire ; Phoebe avec deux hommes à la fois ; Rachel et Ross avec des amants de substitution ; Chandler avec la sœur de Joey, puis avec sa petite amie, puis avec Monica, la sœur de Ross ; Ross avec la compagne de Joey pendant que Joey séduit parallèlement Rachel ; Phoebe avec l’ex de sa jumelle ; Frank Junior avec son ancienne prof ; Chandler et Joey avec une chaîne pornographique reçue comme un cadeau du ciel…

Libération des mœurs, lesbianisme, mariage homosexuel, homoparentalité ou parentalité hors du couple, transgenre, divorce, adoption, gestation pour autrui, chirurgie esthétique, couples avec d’importantes différences d’âge : Friends porte en son sein les mutations sociétales de son temps et donne une voix à des groupes qui en ont longtemps été privés. Il serait probablement faux de qualifier la série d’avant-gardiste. Mais on se méprendrait tout autant en minimisant la portée représentative et symbolique d’une création télévisuelle à succès en harmonie avec son époque.

Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray