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Louisa Clare Harland, Saoirse Monica Jackson, Jamie-Lee O'Donnell et James Maguire dans la saison 3 de « Derry Girls ». Photo Peter Marley / Channel 4,Hattrick Productions, Series 3

Derry Girls : l’Espoir et la joie de vivre pendant un conflit

Cette année, les accords de Paix d’Irlande du Nord, signés le vendredi de Pâques 1998, ont 25 ans.  Le pays a connu une très longue période de conflits. Durant trois décennies, les populations catholique et protestante sont divisées par leurs opinions politiques. Des actes de violence sont commis par les deux camps, alimentés par la haine de l’autre. Ce cadre qui ne semble pas se prêter à la comédie, sera pourtant le terreau fertile d’une des plus belles séries britanniques des années 2020 : Derry Girls. Petit retour sur un autre bel OVNI de Channel 4.

Contrairement aux idées reçues, l’Europe n’est pas vraiment en paix après 1945. La Guerre Froide commence, comme de nombreuses dictatures se mettent en place dans le monde. Mais le plus difficile reste les conflits internes, tels que ceux connus par la Grande Bretagne. L’Irlande est divisée en deux parties depuis que la République a été prononcée en 1922 dans le sud du pays. Le Nord, lui, reste fidèle à la Couronne britannique. Cependant, au sein de l’Irlande du Nord elle-même, des tensions se font sentir à cause de la ségrégation que subissent les catholiques, pourtant majoritaires. Voici donc le point de départ d’un conflit qui émaillera les Irlandais du Nord jusqu’en 1998…

Synopsis de la série Derry Girls : Nous sommes à Derry à la fin des années 90. Erin, Michelle, Claire, James et Ola sont une bande d’amis qui vont au même lycée ensemble et essayent de vivre une vie normale, malgré les tensions qui subsistent encore dans leur petite ville. Premiers amours, premières soirées, premiers jobs, rêves de célébrité et de voyages divers, voilà ce à quoi pensent nos personnages adolescents. Le conflit ne les empêchera pas de rêver à de grandes choses.

Une histoire simple et touchante

Derry Girls n’est pas une série très longue. Un peu comme My Mad Fat Diary, elle comporte 19 épisodes d’une vingtaine de minutes divisés en 3 saisons. À notre avis, elle a su suffisamment prolonger son intrigue et s’arrêter à temps. Chaque épisode comporte une petite intrigue qui finit par se dénouer simplement, parfois positivement, parfois tristement.

C’est une comédie qui arrive à être légère, malgré son cadre. Mais elle comporte ses moments de drames. Nous suivons des adolescents qui ne souhaitent qu’une vie simple: trouver leur voie, tomber amoureux, avoir des expériences diverses. Ils font des rencontres, se construisent, évoluent et changent. Certains comprennent leurs attirances, d’autres doivent déménager pour suivre la famille. La vie à Derry est simple, ce qui l’alourdit, c’est ce constant sentiment d’alerte, dû au conflit.

Elle résonne aussi beaucoup avec l’actualité mondiale. Nos protagonistes ne sont pas différents. Erin, James et Michelle ont tous les trois des rêves de célébrité, dans l’écriture ou le cinéma. Tous rêvent de trouver l’amour en essayant d’aller vers ceux qui vont faire battre leur cœur (et ils sont nombreux dans le cas d’Erin et Michelle).

Évoquer un long conflit encore vivace dans les esprits…

Subtilement

La série a fait le choix de ne pas mettre le conflit en avant d’une manière directe. C’est pour cela qu’elle commence d’ailleurs vers les années 90 et jusqu’au vote des accords de Paix de 1998. Visuellement, elle s’attache à beaucoup marquer la présence militaire, signe d’insécurité et de tensions. Plus légèrement, le défilé de l’ordre d’Orange est présenté à l’écran. Il est présenté comme énervant pour les catholiques de Derry. C’est d’ailleurs à cette occasion que la famille part en vacances chaque année.

L’ordre d’Orange est une ligue d’Irlandais protestants, unionistes, (fidèles à la Couronne britannique) et conservateurs qui défilent chaque année le 12 Juillet. C’est à cette date que le roi Guillaume d’Orange (Ou William III d’Orange) triomphe sur Jacques II d’Angleterre, en 1690, à la bataille de Boyne. Cet ordre rappelle bien que l’Irlande du Nord est fidèle à la couronne britannique, malgré ce qui se passe à Derry et le statut minoritaire des Protestants.

Plus tard, pendant la saison 2, une rencontre entre catholiques et protestants martèle bien les problèmes du conflit, où le malentendu est au sens propre et au sens figuré. Clare et un jeune protestant se disputent car elle comprend mal et  lui entend mal, risquant le déclenchement d’un nouveau conflit à cause du quiproquo. Même si ce qui s’est passé en Irlande tout au long du 20e s. ne peut être ramené à un simple malentendu, elle rappelle que la clé est le dialogue entre les deux communautés. C’est aussi ce que les intervenants du documentaire « Irlande(s) » concluent.

Même les épisodes de flashback dans les années 70 ne se concentrent pas plus sur les risques de sortir à un bal de promo pendant un état d’urgence proclamé, que sur une envie de fricoter avec le sexe opposé, malgré la présence des nonnes, et surtout, d’être un peu « punk »pour s’appartenir et n’appartenir ni à l’école, ni à la communauté, ni à la religion, ni au conflit.

Mais avec force

Tout au long des saisons, il y a une pré-éminence d’images d’archives et d’événements s’étant passés. Par exemple, à la fin de la 1e saison, nous achevons Derry Girls sur un attentat mortel documenté à la télévision, contrastant avec l’insouciance et la joie des jeunes adolescents lors du concours de talent auquel Orla participe. Plus tard, des images récentes du Premier Ministre James Cameron innocentant les 14 personnes tuées lors du Bloody Sunday par l’armée britannique et remettant en cause les décisions prises par le commandement militaire ce jour-là. On montre aussi la venue du président Bill Clinton à Derry en Novembre 1995.

Pendant la saison 1, la venue de Katya, jeune Ukrainienne de Tchernobyl comme réfugiée, amène Clare, la plus cérébrale des cinq de la bande à se questionner sur ce qui se passe en Irlande. En effet, quand Clare parle du conflit, Katya lui rappelle que ce sont des personnes de la même religion, d’un « différent parfum » qui se disputent. Devant l’absurdité de la sonorité de ce résumé, Clare commence à déconstruire sa vision du conflit. Elle apparaît en fin d’épisode avec un Union Jack sur la poitrine. Même si cette chute paraît simpliste, l’œil externe de Katya qui vient du bloc soviétique amène nos jeunes gens à se questionner sur l’avenir de l’Irlande où ils vivent. C’est un bel éloge à la génération précédente qui a su remettre en question les choix et la violence des deux camps, en décidant de voter pour la Paix.

Enfin, l’image la plus parlante vient du dernier épisode de la série, où on présente nos jeunes, prêts à voter au référendum. Si Derry Girls ne se mouille pas vraiment à évoquer ce conflit, ni à prendre parti pour l’un ou l’autre, c’est que celui-ci doit encore se ressentir assez lourdement dans les deux camps, et ce, malgré sa fin et la fin de l’IRA.

La place de la musique :

Le plaisir que s’offrent les séries implantées dans les années 90 est de ressortir de vieux titres qui ont fait danser au moins deux générations, celles qui n’ont pas encore accès à internet à grande échelle. Mais aussi  qui découvraient les titres qui les ont marquées par la radio, MTV ou à la volée chez le disquaire du coin. C’est aussi l’ère des mixtapes et des concerts inoubliables.

Les inoubliables « tubes »

Les adolescents y ont eu un petit instant pour oublier qu’ils étaient à Derry, cette ville divisée par le conflit. L’épisode est entièrement inventé (nous n’avons pas trouvé de trace de prestation de l’artiste à Derry). Mais le symbole est grand. Nos jeunes écoutent de l’Eurobeat, de la Dance, de la musique Bubblegum (Barbie Girl d’Aqua en est l’exemple type), Saturday Night de Whigfield, All that she wants d’Ace of Base. Les mirettes des spectateurs sont gâtées et heureuses de retrouver ses « tubes » qui ont fait une époque. Même Sixpence None the Richer et son inoubliable Kiss Me, de la célèbre rom-com ado She’s all that (Elle est trop bien, 1999), a trouvé une petite place où être casée, pour notre plus grand plaisir!

Les artistes britanniques en Irlande du Nord: place et perception

Durant la saison 2, les jeunes font un road trip jusqu’à Belfast pour voir les Take That. Ils vont contre l’autorité parentale pour voir leurs artistes préférés. Lors d’une dispute où les filles se demandent s’il faut aller chercher James, abandonné avec des gens du voyage, Michelle cite tous les artistes et tous les concerts de l’époque auxquels elles n’ont pas pu aller à cause des circonstances de la guerre.

Durant cet épisode, le père d’Erin voit les enfants à la télévision, mais décide de ne pas les punir d’avoir ignoré les ordres. Ce petit clin d’œil au rêve réalisé par les jeunes gens durant une période aussi trouble est émouvant. Même si la sécurité est ce qu’il veut offrir à ses enfants, il comprend bien qu’ils ont envie d’un peu d’insouciance.

Les jeunes de Derry sont aussi peu regardants sur l’origine de leurs artistes. Lors d’un épisode de la saison 3 où ils reprennent un single des Spice Girls pour une charité passant à la télévision, nos jeunes disent bien « Ils sont britanniques mais on les aime quand même ». Cela montre que cette génération ayant connu tant de privations à cause du conflit n’a que pour volonté d’aller vers la paix.

La Musique « politique »: le cas de Slim Fat Boy et des Cranberries

Nous voyons bien à quel point il est important pour nos personnages d’aller au concert de l’artiste britannique  Slim Fat Boy durant cette période. La venue de l’artiste à Derry est d’ailleurs assez symbolique durant cette nuit d’Halloween. Nous n’avons trouvé aucune trace historique que cela soit arrivé, mais la participation réelle de l’artiste à la série et son caméo, est significative. En ce sens, la musique n’est pas qu’un vecteur de joie et de divertissement, elle est aussi très politique. Un artiste Britannique à la très catholique Derry, c’est une sorte de doigt d’honneur aux lois de la Couronne et notamment au gouvernement Thatcherien qui a été inflexible durant le conflit.

Cependant, ce sont les Cranberries qui sont très mis en avant dans Derry Girls. Zombies  est celle dont les paroles résonnent encore, par leurs paroles équivoques et à peine masquées, décrivant les misères du conflit, sa violence, le deuil et l’injustice. D’après la presse, il y a eu plusieurs cessez-le-feu, mais celui représenté à l’écran est probablement celui du 31 Août ou 1e Septembre 1994. Sans compter, les autres chansons telles Ode to my family, Linger et la plus belle de toutes: Dreams.

À nos oreilles, c’est la magnifique Dreams qui sublime et donne tout son sens à Derry Girl. Elle est mélancolique mais donne l’espoir d’une vie meilleure. La série commence et finit sur cette chanson. Ce n’est pas un hasard de calendrier. C’est un message prophétique.

Derry Girls est une toute petite série, avec des personnages attachants n’aspirant qu’à réaliser leurs rêves malgré le conflit permanent dans lequel ils grandissent. Ce sont des enfants qui aspirent à la Paix. Le parti pris pudique de la série est puissant. Ce n’est pas rire du conflit qui est voulu, mais comment distraire son attention d’un conflit qui s’est éternisé, a coûté la vie à beaucoup de personnes, en somme, une fracture sociale de plus dans un pays de l’Europe.

À travers un humour décalé et une playlist musicale qui gâte les derniers nés des années 90, le but est de nous montrer que le monde continue à tourner tant bien que mal et que l’Espoir vient de petits plaisirs, de grandes expériences et de grandes décisions. Nos personnages sont d’une génération qui veut changer l’avenir de leur pays et c’est là la beauté de leur raisonnement.

Pour les plus nostalgiques d’entre vous, nous avons mis à la fin de nos sources une playlist Spotify rassemblant la bande originale de la série. Slán go fóill chers lecteurs !

Bande-annonce : Derry Girls

Fiche technique : Derry Girls

Création : Lisa McGee
Avec Saoirse-Monica Jackson, Dylan Llewellyn, Nicola Coughlan…
Production : Hat Trick Productions
Chaîne d’origine : Channel 4
Nb. de saisons : 3
Nationalité Grande-Bretagne

Sources nécessaires à la rédaction de cet article:

Chronique de Dove Alfont, En toute subjectivité « L’accord du Vendredi Saint, symbole d’espoir », France Inter du 10 Avril 2023, youtube

Documentaire ARTE, IRLANDE(S), l’aube d’un pays, en deux parties, d’Alain Frilet et Emmanuel Hamon, 2016

Bloody Sunday, wiki

Derry, wiki

Orange Walk, wiki

Ordre d’Orange, wiki

Battle of Boyne, wiki

Jacques II d’angleterre, wiki

Guillaume III d’Orange, wiki

Derry girls, wiki

On This Day: Bill Clinton’s historic visit to Northern Ireland, par Niall O’Dowd article du 30 Novembre 2015, Irish central

Le cessez-le-feu de l’IRA en Irlande du Nord Dix-huit mois d’une double négociation secrète, article du 2 Septembre 1994, Lemonde

Le cessez-le-feu de l’IRA en Irlande du Nord Un succès personnel pour Bill Clinton, article du 2 Septembre 1994, Lemonde

Dictionnaire irlandais, tripsavvy

Playlist Spotify Derry Girls