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Captive (Alias Grace) : un récit féministe nimbé d’un mystère hypnotique

Captive (Alias Grace), disponible sur Netflix depuis le 3 novembre dernier, est un récit biographique retraçant le procès de Grace Marks, une servante d’origine nord-irlandaise accusée d’avoir tué ses employeurs, dans le Canada patriarcal du XIXe siècle. Entre œuvre féministe et intrigue schizophrène, cette mini-série envoûte par son mystère et sa grâce.

Créée par Sarah Polley, Captive est une mini-série à la croisée des genres, entre period drama, biopic et thriller psychologique, le tout teinté d’une féminité envoûtante à mi-chemin entre la poésie d’une Jane Campion et la grâce onirique d’une Coppola. Cette chronique sociale en costume, qui met en scène la destinée tragique d’une héroïne mi-ange mi-démon, s’impose comme une œuvre féministe qui s’inscrit dans la même lignée que la Servante écarlate, jouant habilement avec la paranoïa du spectateur pour véhiculer un message choc et engagé. Une mécanique implacable d’une beauté voluptueuse.

Journal d’une femme de chambre

Adaptée d’un roman de Margaret Atwood, Captive est une série qui revient sur une histoire vraie, à savoir le procès d’une jeune servante accusée du meurtre de ses patrons, dans le Canada du XIXè siècle. La mini-série, fidèle au style littéraire de son œuvre d’origine, nous plonge dans un univers efficacement esquissé dès le départ, une époque où une Amérique encore boueuse mais pourtant perçue comme un El Dorado par plus d’un européen désœuvré, accueillait des migrants de tous bords : Irlandais, Hollandais, Allemands… On pense à Gangs Of New-York, The Immigrant, et bien d’autres films nourris du même imaginaire. Naissance d’un continent à la fois sauvage et régi par une loi patriarcale, faite par des hommes pour des hommes, conditions de vie précaires des étrangers venus chercher une vie meilleure, tant de thèmes qui ont la part belle dans Captive, qui démontre finalement que la terre de tous les espoirs peut rapidement s’avérer être un miroir aux alouettes.

Grace est une femme, soumise au bon-vouloir des hommes, aliénée par une époque où tout libre arbitre est annihilé dès l’enfance. Battue par son père, réduite en esclavage par sa propre famille, témoin d’une mère qui n’a vécu que pour exécuter les corvées des autres toute sa vie, Grace n’a aucune liberté, elle va là où on lui dit d’aller, offerte à qui voudra bien d’elle, de ses services. Employée de maison naïve, elle découvre rapidement, du haut de sa jeunesse, que les femmes, surtout lorsqu’elles sont issues des classes populaires, sont broyées par un système qui ne leur laisse aucune chance, aucun moyen d’expression, aucune occasion d’exister. Et c’est de cette oppression que Captive traite, sur bien des plans. Grace est captive de sa condition sociale, des employés pour qui elle travaille, mais aussi captive d’un exil qu’elle n’a pas choisi, captive d’une société qui la juge pour le simple fait d’être une femme. Coupable d’être, tout simplement.

Cette culpabilité jalonne tout le récit, à travers Grace mais aussi les personnages secondaires. On pense à Mary, cettealias-grace-sarah-gadon jeune femme fougueuse, déterminée et révoltée, nourrie des idéaux révolutionnaires d’un Canada en pleine mutation. Contrairement à Grace, conditionnée par la mentalité nord-irlandaise conservatrice, Mary est libre, pleine de rêves, audacieuse, moderne. Elle incarne le nouveau monde. Pourtant, preuve implacable que la femme reste la proie des hommes partout, Mary sera victime de ses espoirs et finira par mourir dans la honte, après un avortement sanglant exécuté par un boucher misogyne, drame qui se jouera dans l’indifférence. Cette indifférence qui pèse et qui opprime, Captive en fait un sujet central, puisque d’emblée, le spectateur comprend que l’héroïne souffre dans l’ignorance générale, et garde ses pensées pour elle, jusqu’à peut-être se consumer, verser dans la folie. Le silence tue. La parole condamne. Alors que faire ?

Canadian Psycho

Captive évoque également, de manière insidieuse, les armes dont peut user une femme lorsqu’elle est opprimée, jugée, observée constamment. Grace est douce, vulnérable, innocente, posée. Elle a le regard angélique, la voix mélodieuse, les gestes gracieux. Elle ne fait rien, et pourtant, elle semble accrocher les hommes dans ses filets presque malgré elle. Accusée d’avoir tué ses employés, condamnée à la prison à vie, torturée à l’asile, molestée et réduite au silence, elle n’a jamais eu l’occasion de s’exprimer, de raconter sa version des faits. Alors quand un psychologue lui donne cette chance et lui offre la possibilité de parler, Grace va tout dire : elle va s’emparer de la parole. Sage, envoûtante et hypnotique, cette femme fragile et pure, pourtant accusée d’un crime tordu, va se confier au docteur Simon Jordan, venu évaluer son degré de responsabilité, dans l’optique d’éventuellement commuer sa peine.

A partir de là, une question se pose : est-elle coupable ou accusée à tort ? Folle ou saine d’esprit ? Victime ou manipulatrice ? Ange ou démon ? C’est le trouble. Au fur et à mesure qu’elle dévoile son vécu, on s’interroge : comment a-t-elle pu rester vivante, droite et forte après avoir subi tant de maltraitances et de drames ? Comment ne pas perdre la tête face à tant de malheur, comment se relever sous le poids des conventions ? Pourtant, Grace a survécu, elle en témoigne avec un détachement étrange, elle pardonne presque. Est-elle résignée à la fatalité de son existence ? Mystère. A-t-elle tué ses employeurs ? Elle dit ne pas s’en rappeler, avoir occulté. Alors s’ouvre une autre page de Captive : celle du combat entre le conscient et l’inconscient, la nécessité de refouler pour survivre, les mécanismes alias-grace-captive-netflixpsychologiques que Grace a enclenchés pour s’en sortir. Déjà lors de la mort de Mary, elle avait quitté son corps, comme possédée par l’esprit de la défunte. Croyance spirituelle, mysticisme onirique ou simple duperie ? Difficile de discerner le vrai du faux. Car Grace sait jouer de cette vulnérabilité : elle se dérobe, s’évanouit pour se soustraire aux questions et aux souvenirs. Impossible d’obtenir la vérité. Témoignages contradictoires, phénomènes étranges : on verse dans une sorte de schizophrénie qui n’est pas sans rappeler une autre oeuvre de Mary Harron, ici aux manettes de la réalisation : American Psycho. Dans les deux cas, on flirte avec la folie, forcés de se fier au point de vue d’un personnage dont l’esprit nous joue des tours. On finit par se demander si Grace n’est pas une habile psychopathe, ou bien si elle ne souffre pas d’un curieux dédoublement de personnalité, hypothèse qui atteint son apogée lors d’une séance d’hypnose révélatrice où Grace sera remplacée par l’esprit de Mary, qui en profitera pour -enfin- libérer sa parole, au mépris du respect et des conventions.

Au final demeure l’incertitude : qui est Grace ? Question qui restera en suspens, au point d’avoir raison de la santé mentale du docteur Jordan : amoureux, envoûté et perdu, ses certitudes et ses convictions ont volé en éclat, son monde a implosé, il en devient fou. Là encore, une interrogation se profile : Grace a-t-elle eu raison de lui ? L’a-t-elle manipulé ? Est-il une autre de ses victimes ? Si le doute qui plane sur la vraie nature de l’héroïne ne sera jamais dissipé, on peut cependant supposer que la thèse centrale rejette la culpabilité sur les hommes et l’ordre patriarcal qui, à force d’opprimer les femmes, engendre des monstres. Grace est le produit de l’oppression. Sa vengeance en serait alors le fruit. Au delà d’un portrait de femme, Captive brosse surtout le portrait d’une société schizophrène.

Quand Jane Campion rencontre Sofia Coppola

Outre son propos aux multiples lectures, Captive est une série au visuel magnétique, servie par une mise en scène soignée et une image travaillée, où l’héroïne est souvent entourée d’un halo de lumière qui vient renforcer son mystère et son aura. Presque considérée comme une figure religieuse (la Bible occupe beaucoup d’importance dans le discours de Grace), la jeune servante devient une icône, un martyr. La force de sa féminité évoque les grandes œuvres de Campion et Coppola, où les femmes, toujours filmées avec grâce et légèreté, incarnent cet étrange mélange de pureté et de danger, d’innocence fragile et de poison. Un geste, un regard, une parole : tout dans ce récit rend hommage aux femmes et à la féminité, démarche renforcée par un texte joliment tourné, teinté d’onirisme et de spiritualité, avec une langue harmonieuse et poétique.

Enfin, l’interprétation parfaite de Sarah Gadon constitue le point d’orgue de Captive : avec sa voix douce et chaleureuse, son accent exotique, son charme discret, ses grands yeux bleus, son port de tête et ses gestes lents et précis, son air absent, elle achève de faire de son personnage une énigme qui s’impose comme la personnification de toutes les femmes. On notera également que les autres acteurs servent avec une grande justesse cette histoire dont l’ambiguïté nous hante longtemps après le visionnage.

Captive : Bande-annonce

Captive : Fiche technique

Titre original : Alias Grace
Créateur : Sarah Polley, d’après le roman de Margaret Atwood
Réalisatrice : Mary Harron
Casting : Sarah Gadon (Grace Marks) ; Edward Holcroft (docteur Simon Jordan) ; Rebecca Liddiard (Mary Whitney) ; Zachary Levi (Jeremiah) ; Kerr Logan (James McDermott) David Cronenberg (révérend Verrenger) ; Anna Paquin (Nancy Montgomery) ; Paul Gross (Thomas Kinnear)
Nombre d’épisodes : 6
Chaîne d’origine : CBC Television (Canada) ; Netflix (International)

Canada / USA – 2017

Redactrice LeMagduCiné