Avec The Great Dictator, Chaplin offre un message politique engagé. Alors que la guerre se répand en Europe, que les USA pratiquent une politique isolationniste, le petit homme au chapeau melon livre un pamphlet satirique et visionnaire sur Hitler.
Chaplin manie l’ironie dès l’ouverture du film, grâce à cet avertissement :
« Toute ressemblance entre le dictateur Hynkel et le barbier juif est parfaitement fortuite » Hynkel et le barbier juif : les deux personnages principaux tous deux interprétés par Chaplin lui-même. La ressemblance est donc totale. Mais ce que pointe sans attendre Chaplin, c’est l’absurdité de la thèse aryenne d’Hitler prônant une race d’hommes blonds, grands aux yeux bleus, c’est-à-dire tout l’inverse du dictateur allemand ! Car les deux personnages, tout comme Chaplin, tout comme Hitler, sont petits et bruns…
Dans ce film Chaplin s’amuse à tourner en dérision la folie idéologique du dictateur allemand. Il a regardé et étudié longuement les discours d’Hitler, et il a repéré que celui-ci est un grand acteur sachant manier la parole et le geste pour enflammer les foules en touchant l’affect. Les séquences où Chaplin mime ses discours sont bluffantes ! Il rend son rythme verbal, ses intonations, ses gestes à la perfection, mais le tout dans un galimatias qui en dénonce le vide réel de contenu.
The Great Dictator est le premier film parlant de Chaplin. On sait combien il restait attaché au cinéma muet et à ses pantomimes, dans lesquelles il excellait et par lesquelles il touchait au cœur son public. Il craignait de faire perdre à son personnage son caractère d’universalité en lui faisant parler une langue. Mais cette fois il passe au talkie, le seul moyen pour faire « entendre » la folie hitlérienne. C’est dire combien il attachait d’importance à cette œuvre.
L’autre personnage principal du film, le barbier, est aux antipodes de l’hystérie d’Hynkel. Il fait partie des petits, sans moyens, sans défense mais il ne manque ni de répondant ni de ruse.
Le film alterne les séquences entre le ghetto juif et le palais du dictateur où les deux hommes, parfaits sosies, évoluent dans des univers totalement différents. Le ghetto où règne la solidarité de ses habitants, l’esprit bon enfant et où se forge un mouvement de résistance. Le palais de Hynkel, démesurément grand, froid, géométrique où tout est courbette, médailles de pacotille et délire de grandeur.
The Great Dictator joue constamment sur le contraste entre ces deux univers. À travers les personnages, à travers les lieux mais aussi à travers des séquences qui se répondent, comme celles-ci où la musique est convoquée :
– La danse de Hynkel avec la mappemonde, au rythme du prélude de Lohengrin de Wagner. L’une des scènes les plus belles du film mais aussi des plus terribles : cet homme qui veut dominer le monde est un enfant mégalomane, capricieux et ô combien dangereux !
– L’inénarrable séquence de rasage sur l’air de la 5e Danse hongroise de Brahms. Le barbier pose chacun de ses gestes dans une synchronie parfaite avec la mélodie. Une séquence où l’on peut mesurer la sensibilité et l’intelligence musicale de Chaplin.
Deux personnages secondaires gravitent autour de ces deux personnages principaux :
– Napaloni, caricature de Mussolini. Ses interactions avec Hynkel font ressortir l’immaturité de ces deux dictateurs rivalisant entre eux comme des enfants de maternelle à qui sera le plus grand, le meilleur, le plus brillant.
– Hannah, jouée par Paulette Godard. Elle est encore à cette époque la femme de Charlie Chaplin tout en vivant séparée de lui. Son personnage, jeune juive à l’esprit rebelle, insuffle au barbier énergie et fraîcheur.
Et enfin un dernier personnage est à signaler, le seul à évoluer dans les deux univers : Schultz, officier allemand sauvé par le barbier durant la Première Guerre mondiale. Il va payer cher son amitié avec le petit juif.
C’est dans les séquences reprenant les codes du muet que le film exploite tout son potentiel. Et elles sont nombreuses. Pour en citer quelques-unes : le jeu de jambes de Chaplin sur le trottoir après qu’il a reçu malencontreusement un coup de poêle sur la tête ; celle où il hoquette comme une tirelire après avoir avalé plusieurs pièces de monnaie ; le pugilat gastronomique entre Hynkel et Napaloni. Autant de passages où le réalisateur retrouve son élément naturel, celui du burlesque muet à l’humour léger et percutant.
Le sommet du film réside certainement dans son finale. Grâce à un heureux malentendu, le barbier est confondu avec Hynkel et il doit faire un discours. Il prend alors le contre-pied des thèses d’Hynkel / Hitler. On pourra qualifier ce discours de « naïf », il est pourtant courageux et d’une grande vérité. Chaplin exprime là ses convictions les plus profondes. Lui qui a été accusé par les USA d’être communiste et qui était surveillé par le chef du FBI, Hoover, était avant tout un humaniste. Dans ce discours, il exprime son idéal de fraternité, et il dénonce la mécanisation de la société. Thème qui se trouve au centre de son film Les Temps modernes (1936) :
(…) Nous maîtrisons la vitesse, mais nous nous enfermons. La mécanisation nous laisse dans le besoin. Notre science nous a rendus cyniques et brutaux. Nous pensons trop, nous sentons trop peu. Plus que de machines, nous manquons d’humanité. Plus que d’habileté, de bonté. Sans ces qualités, la violence dominera la vie. L’avion et la radio nous ont rapprochés. La nature de ces inventions appelle la bonté, la fraternité universelle. (…) La haine passera, les dictateurs mourront. (….) Seuls haïssent les dénaturés (…).
En plein tournage Chaplin doit faire face à des pressions qui le poussent à abandonner son projet :
Un film antihitlérien inquiétait beaucoup le bureau de Londres qui se demandait si l’on pourrait le distribuer en Angleterre. Mais j’étais décidé à aller de l’avant, car il fallait rire de Hitler. Si j’avais connu les réelles horreurs des camps de concentration allemands, je n’aurais pas pu réaliser Le Dictateur ; je n’aurais pas pu tourner en dérision la folie homicide des nazis. Mais j’étais décidé à ridiculiser leur bla-bla mystique sur les races au sang pur. Comme si une chose pareille avait jamais existé en dehors des aborigènes d’Australie ! (Autobiographie de Chaplin.)
Quant aux autorités américaines, elles ont recommandé à Hollywood de ne produire aucun film anti nazi. Mais Chaplin est libre, l’argent investi dans le film est le sien, aucun producteur ne peut entraver son projet.
The Great Dictator est probablement l’œuvre la plus personnelle de Chaplin. C’est aussi certainement à son époque la plus subversive. Alors que beaucoup sont encore aveuglés par Hitler, il a quant à lui cerné le personnage et cela bien avant la guerre. Tandis qu’on lui montrait des cartes postales du triste personnage, voici le jugement qu’il posait :
Chaque carte postale le montrait dans une attitude différente. Sur l’une, il haranguait les foules, ses mains crispées comme des serres, sur une autre, il avait un bras levé et l’autre abaissé, comme un joueur de cricket qui s’apprête à frapper, sur une troisième, les mains jointes devant lui, il semblait soulever un haltère imaginaire. Le salut hitlérien, avec la main renversée sur l’épaule, la paume vers le ciel, me donna l’envie de poser dessus un plateau de vaisselle sale. « C’est un fou » songeai-je. (Autobiographie de Chaplin.)
The Great Dictator sort le 15 octobre 1940 et connaît le succès public. En France, il ne pourra être projeté qu’après la guerre. Cette œuvre continue à nous impressionner par sa lucidité et la vérité de son propos.
Fiche Technique : Le Dictateur
Titre original : The Great Dictator
Réalisation : Charlie Chaplin
Scénario : Charlie Chaplin (Robert Meltzer, non crédité)
Avec Charles Chaplin, Jack Oakie, Paulette Goddard…
Assistants réalisateurs : Wheeler Dryden, Dan James et Robert Meltzer
Directeurs de la photographie : Karl Struss et Roland Totheroh
Montage : Willard Nico et Harold Rice (non crédité)
Direction artistique : J. Russell Spencer
Décorateur de plateau : Edward G. Boyle
Costumes : Wyn Ritchie et Ted Tetrick (non crédités)
Son : Percy Townsend
Musique : Charlie Chaplin, Meredith Willson, Richard Wagner et Johannes Brahms
Direction musicale : Meredith Willson
4 avril 1945 en salle / 2h 05min / Comédie