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Pluie noire (1989) de Shōhei Imamura : les indésirables

Si survivre à un bombardement atomique tient du miracle, quelle place les hibakusha peuvent-ils espérer occuper dans la « société d’après » ? C’est le sujet d’un drame humaniste profond, tourné en 1989 dans un noir et blanc somptueux par Shōhei Imamura. Si Pluie noire marque un tournant important dans le parcours du metteur en scène, on y retrouve son attachement à des personnages en marge, qui ne trouvent pas (plus) leur place dans une communauté cruelle et insensible. Imamura poursuit ainsi, dans une forme totalement renouvelée, son entreprise de déconstruction d’une certaine image du Japon véhiculée par le cinéma classique. 

Coïncidence incroyable : 1989 vit la sortie de deux films intitulés Pluie noire. Si, dans les deux cas, l’action se déroule en outre au Japon et que le titre fait référence aux retombées radioactives causées par les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, la comparaison s’arrête là. Le film américain dirigé par Ridley Scott est en effet un thriller d’action emmené par Michael Douglas, typique des années 80, c’est-à-dire peu subtil mais ultra efficace et devenu depuis lors « culte ». La Pluie noire qui nous intéresse ici nous emmène dans un univers cinématographique radicalement différent, puisqu’il s’agit d’un drame émouvant tourné en noir et blanc par une des figures de proue de la Nouvelle Vague japonaise, Shōhei Imamura.

Imamura, vraiment ? 

Pluie noire occupe une place tout à fait particulière dans la filmographie du metteur en scène de L’Anguille (Unagi/1997). A première vue, on serait ainsi bien en peine d’y retrouver la plupart des motifs associés à son cinéma, ce qui ne manqua pas de surprendre critiques et spectateurs à la sortie du film. Ce qui sous-tend ses œuvres les plus célèbres, le cinéaste japonais l’a parfaitement résumé lui-même dans une célèbre formule confiée aux Cahiers du Cinéma en 1965 : « marier […] deux problèmes : la partie inférieure du corps humain et la partie inférieure de la structure sociale ». Dès son cinquième long-métrage Cochons et cuirassés (1961), dont le caractère controversé lui valut une interdiction de tournage de deux ans signifiée par la Nikkatsu, jusqu’à son ultime opus De l’eau tiède sous un pont rouge (2001), qui traite d’une femme fontaine aux pouvoirs miraculeux, Shōhei Imamura a exploré des thématiques d’une remarquable cohérence. Rejetant le formalisme et les conventions du cinéma classique, les cinéastes de la Nouvelle Vague japonais dont il fit partie développèrent – comme leurs précurseurs français – en effet une forme novatrice et embrassèrent nombre de sujets tabous, en particulier politiques et sexuels. Imamura, en particulier, rejeta l’esthétisme d’Ozu dont il fut l’assistant pour s’attacher systématiquement à des personnages marginaux, criminels, pauvres hères, pornographes ou prostituées, mis en scène dans une esthétique provocatrice et imprévisible.

Il y eut sans doute chez ce metteur en scène une inclination humaniste plus marquée que dans le cinéma de son contemporain Nagisa Oshima, davantage imprégné de considérations politiques et d’expérimentations formelles. Il retrouve aussi chez lui – et cela est plus surprenant – une permanence du cinéma japonais classique qu’il ne put (voulut ?) évacuer complètement. C’est de cette permanence que Pluie noire est le témoignage le plus éclatant.

Le film fut pourtant le symptôme d’une rupture dans la carrière d’Imamura, tant sur le fond que dans la forme, et ouvrit d’une parenthèse que refermera son dernier long-métrage, De l’eau tiède sous un pont rouge, qui marqua le retour (brillant) aux motifs habituels du cinéaste. Pour bien comprendre la surprise avec laquelle Pluie noire fut accueilli, rappelons que les deux longs-métrages précédents – pour ne citer qu’eux – furent le chef-d’œuvre La Ballade de Narayama (Palme d’Or 1983), acmé des obsessions imamuriennes (sociétés primitives, individus truculents en marge de leur communauté, déviances multiples, poésie étrange), et Zegen (1987), l’histoire d’un homme qui ouvre des bordels pour les soldats japonais. A l’inverse, avec Pluie noire, le public découvre un film pratiquement dépourvu de personnages amoraux ou déviants, mais aussi de la plupart des thématiques habituelles du cinéaste. Ce dernier confirmera ses choix avec L’Anguille (Palme d’Or 1997), un film traversé de passions violentes et de certaines références à des œuvres antérieures (le scénario reprend des éléments du Pornographe/1966), qui peut être considéré comme un pont entre celles-ci et les films qu’Imamura tourna en fin de carrière, mais aussi Dr. Akagi (1998), une de ses œuvres les moins connues et les plus éloignées de son style habituel.

Quelle vie après la survie ?

Avec Pluie noire, le metteur en scène nippon a choisi le noir et blanc délaissé depuis Le Pornographe. Bien plus étonnant encore, la sublime photographie du film (due au chef opérateur Takashi Kawamata) renoue avec un formalisme assez classique, ce qui en fait une des œuvres les plus esthétiques du cinéma d’Imamura. L’utilisation du noir et blanc est merveilleuse et la mise en scène extrêmement soignée, tout en évitant bien sûr tout maniérisme. Du côté du récit et des personnages, là encore le cinéaste s’éloigne a priori radicalement de la fange humaine qu’il affectionne, aucun des protagonistes n’étant un marginal ou ayant quoi que ce soit à se reprocher. C’est comme si le sujet traité avait convaincu Imamura à remiser provocations et expérimentations afin de rendre hommage au plus grand traumatisme de l’histoire japonaise et traiter avec dignité celles et ceux qui en furent les victimes.

Basé sur le roman homonyme de Masuji Ibuse (publié en 1965), le film relate en effet l’histoire de trois survivants du bombardement atomique de Hiroshima, Yasuko (Yoshiko Tanaka) ainsi que son oncle Shigematsu (Kazuo Kitamura) et sa tante Shigeko (Etsuko Ichihara), avec qui elle vit. Tous les trois sont victimes de la fameuse « pluie noire », ces précipitations noircies par les cendres et la poussière radioactive, qui se sont abattues sur Hiroshima après le bombardement américain. Cette exposition fait peser sur leur existence une sombre menace, celle d’une maladie liée à l’irradiation qui les condamnerait presque automatiquement.

Dans l’introduction du film, des séquences apocalyptiques de la ville d’Hiroshima dévastée constituent une des peintures les plus saisissantes de l’horreur absolue que fut cette fatidique date du 6 août 1945. Cruelles et frontales, elles ne peuvent laisser le spectateur insensible. Si le récit opère ensuite un saut de cinq années dans l’avenir et se concentre autour des trois hibakusha (survivants de la bombe atomique) dans leur nouvelle vie à Fukuyama, de courts flash-backs des événements tragiques de 1945 nous rappelleront régulièrement l’origine du mal qui les ronge.

Si Imamura recrée avec réalisme et respect la destruction d’Hiroshima, le cœur de son propos ne se situe pas là. Comme d’habitude, le cinéaste pose le cadre de la grande Histoire pour mieux se consacrer à l’expérience humaine, intime. La survie – qui semble presque miraculeuse, au vu des images – de Yasuko, Shigematsu et Shigeko ne marque pas, en effet, pour eux la fin du cauchemar. Alors que l’oncle et la tante ne ménagent pas leurs efforts pour trouver un bon parti pour leur nièce en âge d’être mariée, les prétendants se désistent les uns après les autres lorsqu’ils apprennent que Yasuko était à Hiroshima le 6 août 1945. Qu’importe si la jolie jeune fille respire la santé et la joie de vivre, la crainte de la voir tomber malade et ne pas pouvoir enfanter l’emporte irrémédiablement. L’attitude de la communauté semble nourrir l’atmosphère mortifère dans un cercle vicieux, condamnant les survivants d’Hiroshima à une double peine : à la crainte de la maladie et la mort s’ajoute une sournoise ostracisation. Alors qu’elle voit de nombreuses victimes de l’irradiation succomber au mal et son oncle et sa tante tomber eux-mêmes malades, Yasuko abandonne sa recherche d’un époux pour rester auprès de sa famille, refusant même l’offre de son père, qui s’est remarié, de s’installer chez lui. Elle finit par se rapprocher d’une autre âme damnée, Yuichi, un jeune homme traumatisé par la guerre. Rattrapée elle aussi par le mal (elle a une tumeur et commence à perdre ses cheveux), Yasuko est emmenée en ambulance sous les yeux de Shigematsu. Le film se conclut sur cette image pudique, mais qui ne laisse que peu de place à l’espoir.

Derrière les apparences, la permanence

Si Pluie noire surprend dans la filmographie de Shōhei Imamura, une lecture plus approfondie révèle néanmoins plusieurs permanences. D’abord, les hibakusha, parmi lesquels le trio de protagonistes principaux, apparaissent dans le Japon d’après-guerre comme des personnages marginaux. Non pas par choix ou par leur style de vie, ni même par leur appartenance à une classe sociale inférieure, comme tant de héros des films antérieurs du cinéaste, mais parce que la société japonaise ne fait plus de place pour eux. Imamura peint une société cruelle et insensible, qui ne voit dans les survivants qu’un rappel permanent de l’horreur, de l’humiliation, de l’outrage insupportable subi par le pays et son peuple. Alors que les ruines de Hiroshima et Nagasaki ont été déblayées et remplacées par des bâtiments neufs, et que les occupants américains vont bientôt retourner chez eux, les hibakusha apparaissent comme une tache indélébile qu’on préférerait ne pas voir. Leur incapacité à trouver leur place dans une communauté indifférente voire inhumaine rappelle évidemment bien d’autres œuvres d’Imamura (Le Femme insecte, La Ballade de Narayama, Profonds désirs des dieux…).

Les habitants de Fukuyama n’hésitent pas à traiter ouvertement de parasites et de profiteurs certains survivants dont les blessures ne leur permettent pas de travailler, et Yuichi (Keisuke Ishida) est considéré comme un encombrant fou du village. Le film baigne dans une ambiance morbide alors que les enterrements des victimes de l’irradiation se succèdent. La maladie est omniprésente, et même lorsque les survivants ne présentent pas de symptômes, on ne leur reconnaît implicitement pas le droit à une nouvelle vie puisqu’ils sont exclus socialement. Cette représentation d’une société japonaise cruelle, loin de l’image d’Epinal entretenue par le cinéma classique, marque Pluie noire du sceau reconnaissable de la Nouvelle Vague, et plus particulièrement de celui d’Imamura, cet amoureux des marginaux et des exclus de tout poil, ce passionné d’entomologie – cette dernière n’est-elle pas l’étude des animaux invisibles et répugnants, que l’on souhaite exterminer ou chasser de chez soi ?

Le génie d’Imamura est d’avoir su placer les personnages et les thèmes qu’il affectionne dans un cadre historique traité avec une retenue surprenante, le tout filmé avec un goût assumé pour l’esthétisme. Chacun de ces éléments (motifs, personnages, cadre historique, photographie) trouve sa place dans un équilibre harmonieux. Pluie noire est le grand film de la maturité pour Imamura, celui où il sut donner une impulsion nouvelle aux éléments constitutifs de son cinéma. Celui où il donna à l’humanité de ce dernier une profondeur émotionnelle inouïe, un sage raffinement, une solennité qui ne confond jamais bon goût avec académisme. Ironie du sort, ces qualités rapprochent le film de Yasujirō Ozu, ce « père » qu’Imamura tua (après avoir été son assistant au début des années 50, il rejeta sa représentation de la société nippone)… Mais après tout, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, n’est-ce pas ?

Synopsis : À Hiroshima, la pluie radioactive de la première bombe atomique frappe plusieurs habitants. Cinq ans plus tard, une jeune Japonaise qui s’apprête à se marier découvre qu’elle en est affectée. 

Pluie noire : Bande-annonce

Pluie noire : Fiche technique

Titre original : Kuroi ame
Réalisateur : Shōhei Imamura
Scénario : Shōhei Imamura et Toshirō Ishido (d’après Pluie noire de Masuji Ibuse (1965))
Interprétation : Yoshiko Tanaka (Yasuko), Kazuo Kitamura (Shigematsu Shizuma), Etsuko Ichihara (Shigeko Shizuma), Keisuke Ishida (Yuichi)
Photographie : Takashi Kawamata
Montage : Hajime Okayasu
Musique : Tōru Takemitsu
Producteurs : Hisashi Iino
Sociétés de production : Hayashibara Group et Imamura Productions
Durée : 123 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 30 octobre 1989
Japon – 1989