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Les Frissons de l’angoisse : le jeu des apparences

Il est déroutant de constater une filmographie aussi hétérogène que celle de Dario Argento, capable du pire comme du meilleur. L’avantage avec Profondo Rosso (nous utiliserons le titre original et non le titre français Les Frissons de l’angoisse) est que le film représente à la fois la plus grande réussite de son auteur, ainsi que la quintessence la plus pure de toute son œuvre.

Synopsis : Marcus Daly est un pianiste américain de jazz qui, alors qu’il s’apprêtait à rentrer chez lui, assiste au meurtre de sa voisine depuis la rue. Ayant l’impression qu’un élément qu’il a observé lui échappe, Marcus se met alors en quête du tueur, accompagné de la journaliste Gianna Brezzi.

Un peu de contexte

Si pour beaucoup le premier souvenir de cinéma estampillé Argento se nomme Suspiria, son autre chef-d’œuvre, Profondo Rosso, est un indispensable qui réussit à se défaire de l’étiquette giallo, même si cette dernière, dépendante de l’appréciation de chacun, n’est pas la plus grande garantie d’audace et d’originalité. Elle est pourtant la marque de fabrique de son auteur, qui débute avec sa trilogie animalière entre 1970 et 1971 avec dans l’ordre : L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues et Quatre Mouches de velours gris. Il est d’ailleurs amusant qu’Argento avait d’abord présenté son nouveau film comme Le Tigre à dents de sabre, avant de déclarer qu’il s’agissait simplement d’une blague. Cette trilogie, comportant trois histoires n’ayant aucun autre lien entre ses opus, passe du bon, au moyen, pour aboutir au ridicule. Argento renoue donc avec son genre d’origine en 1975, plusieurs années plus tard, ce qui pourrait être le signe à la fois d’une plus grande aisance, ainsi que d’une prise de recule sur le genre tout entier et sur son cinéma de la part du jeune cinéaste italien.

La logique du songe

Pourtant, au vu de l’introduction de l’intrigue telle qu’elle est vendue dans le synopsis, rien ne semble être nouveau sous le soleil : un giallo de plus sans véritable fond qui n’aurait comme intérêt que de montrer de jeunes femmes en blanc se faire poignarder. Et pourtant dès ses premières minutes, Argento présente son genre sous un œil nouveau. Il commence par nous ancrer dans l’esprit, dès les premières secondes, la musique qui accompagnera chaque meurtre, dont le premier est hors-champ et se conclut par l’arrivée du couteau ensanglanté aux pieds d’un enfant. La séquence d’après, lancinante à souhait, démontre d’une nouvelle patte technique et d’une prise de galon de la part d’Argento, prenant le temps de poser son univers avant de se conclure par le second premier meurtre (?). Le réalisateur, désormais expérimenté, met son savoir-faire à profit afin d’offrir une atmosphère onirique sublime, déjà présente dans certaines séquences auparavant. Déjà, il est facile de comprendre pourquoi Argento préférait Turin à Rome, tant il prend plaisir à filmer la ville vide et endormie, dans ces nuits macabres où rode un tueur fou. Cet onirisme ambiant participe intensément à l’ambiance unique que propose Profondo Rosso.

La réalisation et la composition des plans ne servent pas uniquement à suggérer la présence du tueur, ou la mise en avant d’un élément important, mais aussi et surtout à faire vivre le film et ses décors. Il y a le superbe échange entre Marcus et Carlo, un ami lui aussi pianiste, avec entre eux la statue-fontaine (tout aussi superbe et qui représente une allégorie du fleuve Pô pour l’anecdote) et le plan qui s’élargit, plaçant les trois éléments dans le champ pour un effet de style. Celui-ci figure la différence de point de vue entre les personnages. La visite par Marcus de la vieille villa est elle aussi un incroyable exercice de style, donnant vie à cette demeure abandonnée.

Les scènes de meurtres paraissent elles aussi hors du temps, phénomène appuyé par les touches de fantastique apportées par Argento lui-même à l’écriture. Ainsi, par certains aspects, le film ressemble à un rêve éveillé, ce que le jeu entre la musique de Giorgio Gaslini (et Goblin, pour une première collaboration) et le silence appuie, entre tensions et moments de flottements. Le film réunit aussi divers éléments de la trilogie animalière pour les corriger et les perfectionner. Comme si Argento s’était exercé des années auparavant pour aboutir à ce film, celui de toutes ses obsessions et de toutes ses envies de cinéma.

Enfin, en lien avec ce que nous soulignions précédemment, le rapport d’Argento aux secrets, à ce qui se trouve derrière les façades, doit être souligné. Cela peut être chez les hommes, avec Carlo qui semble dissimuler sa vie à son ami Marcus, ou les façades matérielles, avec les différents secrets que recèle le manoir. Plus subtilement, l’une des scènes de meurtre amène la victime à écrire l’identité de son meurtrier à travers la vapeur, avant que le message ne disparaisse, comme un secret enfoui qui ne demande qu’à être découvert. Plus qu’un simple whodunit, le film propose une expérience envoutante qui fait de lui l’un des meilleurs films d’horreur, et le meilleur giallo.

Une société humaine

Le film est aussi très intéressant dans son rapport à des sujets de société : Argento présente en effet à plusieurs reprises dans ses œuvres son rapport aux femmes ainsi qu’à la question de l’homosexualité. Commençons par le rapport aux femmes : nous sommes dans les années 70 en Italie, les clichés pourraient donc avoir raison de nos attentes en termes d’égalité des sexes. Argento décide donc de se jouer de ses spectateurs en développant des scènes pour se moquer des comportements machistes. Bien que l’on trouve cette critique dans nombre d’autres films, même de mauvais, Argento y procède d’une façon aussi utile qu’intelligente. L’exemple parfait est la discorde entre Marcus et Gianna, qui les amène à faire un bras de fer. Gianna gagne, blessant Marcus dans sa virilité, et ce dernier cherche alors des excuses avant de changer de sujet. Cette scène permet à la fois de développer la relation entre les deux futurs amants, ainsi que de placer Gianna comme quelqu’un au-delà de la simple journaliste féministe (insupportable, même si cela doit être le but recherché), qui cherche à s’imposer dans un milieu d’hommes. Ici, cet aspect se trouve véritablement marqué et non juste brièvement souligné. Le comportement de Gianna permet aussi à Argento de se moquer gentiment au passage des féministes qui cherchent constamment à prouver quelque chose, sans que cela ne soit le seul élément définissant le personnage de Gianni.

(SPOILERS) La tentative de renforcer la position de la femme se trouvait déjà dans L’Oiseau au plumage de cristal, dans lequel l’assassin était en fait la cible présumée de la première attaque. Ce retournement est justifié par le fait que cette femme, ayant été agressée il y a plusieurs années, s’identifie désormais comme l’agresseur et non plus la victime. Le résultat est néanmoins très frustrant, car alors qu’Argento nous avait révélés la première attaque du tueur en noir, il ne nous montre pas la réalité des choses empêchant le spectateur de pouvoir prédire la fin. Cette erreur ne sera pas reproduite pour Profondo Rosso, qui use de ce stratagème d’une bien meilleure manière. (FIN des SPOILERS)

Concernant la représentation homosexuelle, l’un des exemples les plus marquants chez Argento est le rôle de détective privé gay que joue Jean-Pierre Marielle dans Quatres Mouches de velours gris, dont le cabotinage fait penser à un crossover entre Columbo et La Cage aux folles. Cela suffit-il cependant à qualifier Argento d’homophobe ? Rappelons que dans son film précédent, Le Chat à neuf queues, il présentait l’un de ses suspects comme un scientifique discret et respectable qui passe ses nuits dans des clubs gays, sans qu’aucun jugement de valeur ne soit apporté lors de la découverte de cet élément de la part du personnage menant l’enquête, ni par aucun autre aspect du film.

Et dans Profondo Rosso ? Le rapport est le même avec le personnage de Carlo, pianiste alcoolique et dépressif qui passe ces nuits chez un travesti. Même situation que pour Le Chat à neuf queues, Marcus découvre ce secret alors qu’il cherche son ami, dans une scène d’une pudeur et d’une dignité sublime : aucun jugement, ni de Carlo, ni du travesti. En réalité, la seule source de mépris de cette scène provient de Carlo lui-même, dont le personnage, de part son lyrisme, sa pensée, son comportement autodestructeur et surtout sa honte d’être homosexuel rappelle énormément Pasolini. Ce constat est appuyé par le fait que Carlo n’aime que deux personnes, sa mère (que Pasolini comparait souvent à la Madone, allant jusqu’à lui donner ce rôle dans L’Evangile selon Saint-Mathieu) et Marcus, son ami.

(SPOILERS) Seulement ami ? Car oui, le doute persiste et la dernière scène de Carlo ne fait qu’accentuer l’ambiguïté entre les deux hommes. Carlo est en réalité le tueur, c’est lui l’enfant que l’on apercevait dans l’introduction, mais quelque chose cloche. D’habitude, la révélation du tueur amène à découvrir sous un autre angle, pervers et aliéné, un personnage que l’on connaissait déjà. Ici, Carlo semble toujours aussi misérable, dépité de devoir tuer Marcus afin de préserver son secret. Alors qu’il se décide enfin à passer à l’acte, il se voit interrompu par la police dans un deus ex machina qui le force à prendre la suite. La scène suivante, mettant en scène la mort de Carlo, est l’une des plus tristes de toute la filmographie d’Argento : Carlo est trainé par un camion de poubelle avant qu’une voiture ne vienne écraser sa tête couverte de larmes et de sang. Pourquoi cherchez à accorder autant d’empathie à un tueur ? Car Carlo est un martyr, celui de l’amour qu’il ne porte non pas à Jésus-Christ, mais à sa déesse, sa mère, qui se révèle être la véritable tueuse que Carlo cherche à couvrir. La mort de cette dernière sera cependant plus expéditive et plus cruelle (bien qu’impressionnante), car elle n’est que la mort de la névrose précédant celle de l’humanité, incarnée par son fils. (FIN des SPOILERS)

Des corps ensanglantés, mais un cœur battant

Ainsi, Profondo Rosso est une merveille de technique et d’écriture, une maestria de la part d’un auteur qui transcende son époque et son genre, si bien qu’il parait peiner à s’adapter après son âge d’or. Si Ténèbres sera un ultime soubresaut, Argento est identifié comme un réalisateur de l’époque bénie des années 70, devenu malheureusement ringard par la suite. Un géant au succès court donc, mais un géant tout de même. La ringrazio molto, signor Argento.

Bande-annonce : Les frissons de l’angoisse

Fiche technique : Les frissons de l’angoisse

Réalisation : Dario Argento
Scénario : Dario Argento, Bernardino Zapponi
Photographie : Luigi Kuveiller
Casting : David Hemmings, Daria Nicolodi
Pays d’origine : Italie
Durée : 126 minutes
Année de sortie : 1975
Genre : épouvante/horreur (giallo)