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La Déchirure : un témoignage poignant sur un drame historique méconnu

Lorsque le réalisateur de Mission s’empare d’un sujet politique alors brûlant, cela donne un drame sobre et poignant comme il en est rarement fait au cinéma, et qu’on ne voit plus guère actuellement. La Déchirure, un film-témoignage à la précision presque documentaire.

Un sujet de passion

Roland Joffé est un réalisateur à part. Le britannique, bien qu’il ait exploré d’autres genres, s’est surtout fait connaître pour ses films historiques abordant des sujets peu connus et en développant un style sobre et viscéral, à l’instar de Mission et La Cité de la joie. Il y consacrera la majeure partie de sa carrière en conservant un style très personnel, loin des modes en vogue.

Lorsque le producteur David Puttman lui propose le script de La Déchirure, adapté de l’expérience réelle du photojournaliste Dith Pran dans le Cambodge des Khmers Rouges, il s’apprête à réaliser son premier film. Le script se base sur l’ouvrage du journaliste américain Sydney Schanberg, La vie et la mort de Dith Pran, relatant la vie de son collègue et ami cambodgien victime du régime Khmer Rouge, une histoire qui intéressa un temps Stanley Kubrick. Dans une interview au Guardian, Joffé raconta que Puttman avait rencontré différents réalisateurs pour le projet, y compris des fameux (dont Costa-Gavras), mais qu’il avait choisi Joffé car ce dernier avait le seul à avoir vraiment compris l’histoire, que « ce n’était pas seulement une histoire de guerre : c’était au sujet de la connexion humain, comment les amitiés naissent et ce qu’elles font de nous ». Si le casting compte quelques noms connus (John Malkovitch interprétant le rôle du photojournaliste Al Rockoff, Julian Sands dans celui du journaliste Jon Swain), les deux rôles principaux sont interprétés par Sam Waterston, acteur méconnu qui interprète Sydney Schanberg (Roy Scheider et Alan Arquin furent envisagés) et Haing S Ngor en Dith Pran, un acteur non professionnel, médecin d’origine cambodgienne qui a la particularité d’avoir vécu lui-même l’horreur du régime Khmer, y perdant sa femme et son enfant avant de se réfugier aux États-Unis. Le tournage lui sera d’ailleurs pénible, au point de fuir le plateau lors d’une scène. Les prises de vue durèrent plus d’un an, entre mars 1983 et août 1984, en Thaïlande et au Canada.

Le film sorti le 2 novembre 1984, obtint un relatif succès commercial et un très bon accueil critique. Signalons qu’il est cité par l’immense Akira Kurozawa comme l’un de ses 100 films favoris. Mais il fut aussi critiqué par certains des protagonistes, notamment Al Rockoff qui n’apprécia pas sa représentation. Nominé pour sept Oscars, il en reçut trois, pour meilleur second rôle (Haing S Ngor devint ainsi le second acteur non professionnel de l’histoire du cinéma à recevoir la récompense), meilleure photographie et meilleur montage, ainsi que le BAFTA du meilleur film et un Golden Globe, également pour meilleur second rôle. Plus récemment, le film fut recensé par le British Film Institute parmi les cent plus grands films britanniques du XXe siècle en 1999 et par le magazine anglais Empire comme 86e des 100 meilleurs films britanniques en 2016. Une réelle reconnaissance donc pour un film qui lança la carrière de cinéaste de Roland Joffé.

Un témoignage saisissant et quasi-documentaire

Le film témoigne largement de son époque. Il sort quand les films à connotation politique sont légions, traitant de thèmes d’actualité brûlants, très récents ou même contemporains qui parsèment notamment les filmographies de Constantin Costa-Gavras, Alan Parker et Oliver Stone. La Déchirure se distingue néanmoins car dénonçant un régime politique d’extrême-gauche, ce qui était assez rare dans le cinéma d’auteur de l’époque (on peut aussi compter Eleni de Peter Yates, également avec John Malkovitch). Le long-métrage sort quelques années à peine après la chute du régime Khmer Rouge, en 1979, suite à l’invasion du Cambodge par l’armée vietnamienne. Le monde occidental découvre alors les horreurs de cette dictature totalitaire issue du communisme, proche de la Chine maoïste, qui provoqua la mort de plus d’un million de Khmers, soit 20% de la population du pays. Un régime politique qui bénéficia par ailleurs longtemps de l’indulgence, voire du soutien, d’une large part de l’élite intellectuelle de la gauche occidentale. Il s’agit d’un sujet rarement traité au cinéma (abordé récemment par Angelina Jolie dans sa réalisation D’abord, ils ont tué mon père) et qui, à l’époque de la sortie de La Déchirure, était d’une actualité brûlante car plusieurs hauts responsables Khmer Rouges étant encore en vie, voire aux affaires. Le film se concentre sur le parcours de Dith Pran tout en suivant parallèlement l’histoire politique du Cambodge à cette époque. On suit d’abord la participation de Pran aux différents reportages avec ses collègues Sydney Schanberg et Al Rockoff, puis sa détention dans un camp de rééducation du régime et ses conditions de vie éprouvante et, enfin, son évasion et son arrivée aux États-Unis où se morfond sa famille déjà réfugiée, ainsi que Schanberg.

Un drame humain de la grande Histoire illustrée par celle d’un homme, relatée de manière sobre, viscérale, en immergeant directement le spectateur au cœur d’une guerre et d’un massacre largement ignorés. Cet aspect viscéral, ainsi que le cadrage terre à terre avec beaucoup de plans rapprochés, donne au film un ton très réaliste, voire quasi-documentaire. Il donne aussi une impression de désespérance face au drame humain inéluctable qui se joue et au martyr de Dith Pran, impression efficacement renforcée par la musique anxiogène de Mike Oldfield. Cela n’empêche pas le film d’être beau visuellement et de bien exploiter ses scènes de paysages tournées en extérieur. Sans pathos ou apitoiement, de manière objective et directe tout en conservant une vraie sensibilité, le film illustre le drame humain hérité d’une idéologie folle du siècle passé. Il est d’autant plus prenant lorsque l’on sait que son interprète principal a vécu les épreuves restituées dans le film. Signalons que ce dernier conseilla à Roland Joffé de tourner des scènes d’atrocités que le réalisateur refusa car les trouvant trop horribles. Il est à noter la différence de rythme suivant les étapes de l’histoire : plutôt soutenu pour illustrer les différentes péripéties avant la détention de Dith Pran, le long-métrage devient ensuite plus lent, voire contemplatif durant la détention de ce dernier. L’œuvre s’adapte ainsi à son histoire et nous y immerge d’autant mieux.

Si le film est dramatique, il demeure optimiste dans sa dernière partie avec l’évasion de Pran et son témoignage aux États-Unis. Il illustre la victoire de la volonté d’un individu d’échapper à un système oppressif et la nécessité de résister et témoigner incessamment contre celui-ci. La Déchirure est donc un drame historique autant qu’un drame personnel, poignant et saisissant. Quelque peu oublié malgré son succès public et critique, il mérite largement d’être (re)découvert pour avoir fait connaître cette page d’Histoire méconnue, et lancé la carrière d’un réalisateur unique.

Bande-annonce : La Déchirure

Fiche Technique : La Déchirure

Titre original : The Killing Fields
Réalisation : Roland Joffé
Scénario : Bruce Robinson
Avec Sam Waterston, Haing S. Ngor, John Malkovich, Julian Sands, Craig T. Nelson…
Production : David Puttnam et Iain Smith
Sociétés de production : Enigma (First Casualty) Ltd., Goldcrest Films International et International Film Investors
Musique : Mike Oldfield
Photographie : Chris Menges
Montage : Jim Clark
Décors : Tessa Davies, Jacques Pradette
Genre : drame, historique et biopic
Durée : 138 minutes
Dates de sortie :
Royaume-Uni : 23 novembre 1984
France : 13 février 1985