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John McCabe (1971), de Robert Altman : Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois

Dans cet « anti-western » insolite et jouissif, Robert Altman, décédé il y a près de quinze ans, prend un malin plaisir à détourner tous les codes du genre, pour un résultat unique en son genre. Le film confirma de manière éclatante l’esprit contestataire de ce grand metteur en scène qui, à l’image de son protagoniste, n’hésita pas à risquer une renommée fraîchement acquise à cette époque.

Basé sur le roman McCabe (La Belle Main, en français) d’Edmund Naughton, publié en 1959, John McCabe (McCabe & Mrs. Miller dans sa version originale) suit les drôles d’aventures de John McCabe (Warren Beatty), qui apparaît mystérieusement dans un hameau crasseux érigé autour d’une mine de zinc, située sur la « frontière » de l’Ouest américain (au vu des conditions climatiques, on penche pour le Wyoming ou le Montana, même si le tournage eut lieu au Canada), à l’aube du siècle dernier. On ne saura rien de sa vie antérieure, si ce n’est qu’il s’agit d’un parieur et qu’il traîne une vague réputation de manieur de colt. Il s’érige rapidement en notable par son sens remarquable des affaires, qui le verra ériger rapidement tripots et salles de jeu. Lorsqu’échoue dans la cité, de manière tout aussi inexpliquée, la prostituée Constance Miller (Julie Christie) propose à McCabe de s’associer à lui afin de faire monter en gamme ses bordels…

Avant tout, il est intéressant de noter que ce film n’aurait sans doute jamais vu le jour (ou alors pas dans sa forme actuelle) sans le succès de M*A*S*H (1970). Robert Altman a en effet toujours été un franc-tireur aimant subvertir les règles de genre. Son penchant naturel pour les projets risqués explique en partie qu’à la fin des années ’60, le cinéaste est pratiquement un inconnu du septième art, après une première partie conséquente au service du petit écran. C’est alors que l’homme se lance dans l’aventure M*A*S*H , un projet ô combien risqué, refusé par d’autres réalisateurs, et un tournage tumultueux, mais qui permettent à Altman d’engranger son premier vrai succès, tant commercial (film le plus lucratif de sa carrière) que critique (Palme d’Or et cinq nominations aux Oscars). C’est la renommée que valut M*A*S*H à son metteur en scène qui permit à celui-ci de convaincre la Warner de produire son projet suivant, John McCabe, une autre fiction pour le moins non-conventionnelle. C’est également après avoir visionné M*A*S*H que Warren Beatty accepta de signer pour ce film, alors qu’Elliott Gould, le premier choix d’Altman, avait refusé le rôle.

Si on attribue parfois au film l’étiquette pompeuse de « western révisionniste », on préférera le terme utilisé par Altman lui-même d’« anti-western ». Il s’inscrit dans la longue liste de films qui s’appliquent à détourner ou transgresser la vision manichéenne du western classique, avec ses pistoleros sans pitié et ses redresseurs de torts sans reproche. S’il n’est en rien unique dans son approche, John McCabe fait néanmoins partie de ceux qui la poussent le plus loin.

Tout d’abord, le script signé par Altman et Brian McKay ne comprend ni « bons » ni « méchants ». Le personnage de John McCabe est un programme à lui tout seul. La longue première partie du film est trompeuse et nécessite une mise en perspective : si McCabe connaît ses premiers succès et s’élève dans la société, c’est avant tout parce que ladite société est minuscule et composée de miséreux et de simples d’esprit. En somme, l’ascension de McCabe s’explique surtout par le simple fait que les autres sont encore moins éduqués et raffinés que lui ! Notre « héros », qui passe son temps à marmonner tout seul, est en réalité un type roublard et un peu pathétique, qui ne doit sa position enviable qu’à une fausse réputation et à son talent naturel pour exploiter les besoins les plus primaires d’un ramassis de culs-terreux sympathiques pour lesquels seuls l’alcool, le jeu et les filles leur font tolérer une vie de labeur dans un trou perdu au climat infâme. Et encore le talent d’homme d’affaires de McCabe est-il relativisé par l’arrivée de « l’anti-héroïne » Constance Miller, une mère maquerelle autoritaire qui bouscule ses conceptions en lui montrant comment on gère un bordel de manière « professionnelle ». Là encore, l’appréciation du personnage passe par celui du contexte : en comparaison du trio de laiderons rachetés par McCabe pour 200$ à un proxénète dans un patelin voisin et « officiant » dans des tentes insalubres installées dehors, la politique de Mrs. Miller paraît forcément à la fois plus maîtrisée, hygiénique et humaine ! Ce qui ne l’empêche pas d’avoir pour seules ambitions le profit et le confort personnels. De même, les antagonistes, une grande compagnie minière qui souhaite racheter les actifs de McCabe, ne sont identifiés que dans la seconde moitié du film. Las de jouer aux enchères, ils finiront par envoyer un trio de tueurs dont un seul est un professionnel redouté. Le spectateur apprendra à peine à les connaître avant la conclusion du film.

On l’aura compris, John McCabe déploie une vision très peu héroïque du rêve américain et de la vie sur la « frontière ». Aux valeureux pionniers affrontant la nature sauvage et les Indiens en maniant le pistolet et la pioche avec une égale dextérité, Altman oppose des « n’a-qu’une-dent » incultes subissant une nature triste et jamais glorifiée, qui n’ont d’autre ennemi qu’eux-mêmes et qui acceptent la domination d’un homme dont le seul fait d’armes est réalisé dans la dernière scène. Les éléments archétypaux du western sont systématiquement détournés ou moqués, avec un plaisir jubilatoire. Ainsi, l’arrivée d’un héros mystérieux et solitaire, affublé d’une peau de bête qui le fait doubler de volume, renvoie forcément à d’innombrables classiques du genre, mais cette image est rapidement désamorcée lorsque le spectateur découvre la vraie nature de McCabe. L’idée de la loi du plus juste canalisant la nature sauvage de l’Homme en prend aussi pour son grade : il faut voir la scène amusante de l’avocat idéaliste qui, inspiré par un idéal de justice qui fera long feu, veut porter l’affaire de notre faux héros contre la compagnie minière devant les tribunaux. Enfin et surtout, les sacro-saints duels indissociables du western se limitent ici à trois moments : une brève bagarre triviale qui se termine par la blessure involontaire (et fatale) d’un des villageois avinés, un assassinat ignoble par un gamin (!) souhaitant impressionner ses criminels de compères, et la scène finale, à la fois magistrale et programmatique dans le refus malicieux d’Altman d’appliquer les codes du western. Non seulement McCabe se débarrasse de ses trois assassins par couardise (en leur tirant dans le dos) et tromperie (en feignant d’être mort), mais en outre… personne n’en est le témoin, le village entier s’affairant à éteindre l’incendie de l’église ! Tout cela dans une neige épaisse qui rend les mouvements pénibles, voire ridicules. Bref, Altman assume ses choix jusqu’au bout, quitte à choquer l’amateur de western, avec cet épilogue qui se situe bien loin du classique « standoff ».

On pourrait ne ressentir aucune empathie pour ces personnages vulgaires qui ne poursuivent aucun but moral ni ne cherchent à s’élever vers un idéal quelconque, qui ne vivent qu’au présent, s’abandonnant au vice dans un hédonisme creux mais toujours léger. Les individus meurent sans laisser de trace et sans que leur mort ne remette quoi que ce soit en cause (les prostituées chantant faux lors d’un enterrement annihilent le tragique de la scène). Le principe vaut pour McCabe, qui disparaîtra sans qu’on ait eu l’impression de le connaître et sans qu’on sache si sa mort nous touche. Sa fin n’est en rien rédemptrice, quoiqu’elle lui vaudra peut-être une réputation post mortem enfin méritée. Moralement, personne n’est à sauver, pas même Mrs. Miller dont l’addiction à l’opium l’empêchera d’accompagner McCabe, pour lequel elle nourrit sans doute des sentiments, dans ses derniers instants. Mais Robert Altman évite soigneusement le piège du cynisme. Il a beau filmer des choses peu glorieuses (une cité minière dans la neige et la gadoue, de pauvres hères venus y tenter de gagner de quoi vivre, des prostituées à trois sous dont le physique ingrat ne repousse visiblement pas des types qui n’ont plus vu de femme depuis des lustres et qui, de toute manière, n’ont pas d’autre endroit où dépenser leur maigre salaire que dans le jeu, l’alcool ou les filles – activités que McCabe, en bon businessman, a combinés en un seul et même endroit), jamais il ne cède au misérabilisme ou à la veulerie. Le film est indissociable de la musique de Leonard Cohen qui le scande (encore un choix pour le moins original !) : un rythme lent, un ton léger, une ambiance de conte paillard intimiste et chaleureux. Tant le film que les chansons racontent l’absurdité de la vie, celle de pauvres types oubliés du monde entier. On vit, on trime, on s’amuse, on meurt, sans se départir d’une légèreté jamais ironique, toujours bienveillante.

Si le talent et la personnalité de Robert Altman font de John McCabe un grand film, il serait injuste de ne pas souligner les prestations extraordinaires de ses deux personnages principaux. Acteur merveilleux, Warren Beatty est absolument parfait dans son rôle de héros pathétique. Il rend son personnage tour à tour sympathique, minable et grotesque, compensant avec bonheur son physique séduisant par une absence de raffinement et de caractère. Il joue ici aux côtés de sa compagne de l’époque, la Britannique Julie Christie, elle aussi enlaidie pour le rôle, qui campe une succulente prostituée fort en gueule, à l’accent cockney à couper au couteau. Sa performance lui permettra de décrocher une nomination aux Oscars. Au travers de la relation entre ces deux personnages, Altman invalide la domination masculine habituelle dans les westerns. En effet, l’arrivée de Constance Miller fait rapidement tomber le masque de McCabe, qui n’a rien à opposer à cette femme dominante qui lui est intellectuellement supérieure. Son maigre ascendant mâle succombe lorsqu’il tombe amoureux et finit par pleurer, troublé par des sentiments qu’il est incapable d’exprimer. Finalement, il ne vaut pas mieux que le pauvre villageois dont l’épouse achetée sur catalogue (Shelley Duvall) finira par rejoindre le bordel de Mrs. Miller après que son mari soit mort dans une rixe d’ivrognes. Constance Miller continuera ainsi à « recevoir des clients » personnellement, sans que McCabe ne trouve les mots pour y mettre un terme alors qu’il nourrit des sentiments pour elle. Dans un sursaut d’orgueil viril, il méprisera les représentants de la compagnie minière venus négocier avec lui. Aveuglé par sa position enviable dans le village, il ne réalise pas qu’en jouant ainsi aux roitelets de bas étage, il se lance dans un jeu dangereux qu’il est incapable d’assumer. Quand la grenouille veut se faire aussi grosse que le bœuf…

Près d’un demi-siècle après sa sortie en salles, John McCabe n’a rien perdu de son éclat insolite. Même s’il peut s’avérer déroutant, voire frustrant pour les amateurs de western, genre dont il adopte les codes pour mieux les détourner, le film demeure brillant et mérite assurément d’être (re)découvert ! 

Synopsis : En 1902, le parieur John McCabe arrive dans la cité minière reculée de Presbyterian Church, dans l’Ouest américain. Occupant rapidement une position de notable par la création de tripots et de salles de jeu, il prend pour associée une autre nouvelle venue, la prostituée Constance Miller. Alors que naissent des sentiments entre eux, une puissante compagnie minière propose à McCabe de lui racheter tous ses établissements…

John McCabe : Bande-Annonce

John McCabe : Fiche Technique

Réalisateur : Robert Altman
Scénario : Robert Altman, Brian McKay
Interprétation : Warren Beatty (John McCabe), Julie Christie (Constance Miller), Rene Auberjonois (Sheehan), Shelley Duvall (Ida Coyle), Keith Carradine (cowboy)
Photographie : Vilmos Zsigmond
Montage : Louis Lombardo
Son : John W. Gusselle, William Thompson
Producteurs : Mitchell Brower, David Foster
Maisons de production : Warner Bros., David Foster Productions
Récompenses : Nomination à l’Oscar de la meilleure actrice (Julie Christie)
Durée : 120 min.
Genre : Western, Drame
Date de sortie :  8 juillet 1971
Etats-Unis – 1971