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Bloody Sunday #3 – Horrors of Malformed Men de Teruo Ishii

Maxime Thiss Responsable Festival

Pour ce troisième volet de Bloody Sunday, restons un peu en Asie, et dirigeons-nous vers le pays du Soleil Levant. L’empire nippon n’a en effet jamais rechigné à offrir à ses spectateurs bon nombre de perversions, quitte à en faire même un mouvement artistique et littéraire dénommé « ero guro nansensu ». C’est justement ce qui va nous intéresser aujourd’hui au travers d’un film méconnu du grand cinéaste Teruo Ishii, Horrors of Malformed Men.

Le sexe a toujours eu une place importante dans la culture nippone. Si on distingue encore aujourd’hui une certaine propension à la censure des parties pubiennes qu’elles soient mâles ou femelles, l’imagerie érotique est présente depuis plusieurs siècles. On pense évidemment aux shunga, des estampes mettant en scène l’acte sexuel. Ces estampes ont eu une forte notoriété sous l’ère Edo (XVIIème au XIXème siècle). On y retrouvait des dessins explicites d’hommes et de femmes se livrant à des pratiques sexuelles, les illustrateurs n’hésitant à aucun moment à représenter les pénis ou les vulves des protagonistes. Les shunga faisaient partie intégrante de la culture japonaise, appréciées par tous les sexes et par tous les âges (adultes évidemment), étant même parfois offerte en cadeau de mariage aux jeunes femmes.  Cependant les shunga ne mettaient pas seulement à l’honneur des humains, mais aussi des animaux, comme en témoigne l’estampe très connue signé Hokusai, Le Rêve de la femme du pêcheur, préfigurant l’érotisme à base de tentacules, devenu aujourd’hui indissociable du Hentai (la bande-dessinée ou l’anime pornographique). Ce dernier a su s’exporter jusqu’en occident, et donner naissance à certaines œuvres devenus cultes dans le milieu cinématographique comme Urotsukidoji.  À côté des shunga se situent les muzan-e, produites elles aussi pendant la fastueuse ère Edo. Ici ce n’est plus le sexe qui est dessiné mais des actes de violences barbares. On y retrouve alors de multiples scènes de tortures. Tous ces éléments marquent le point de départ de l’ero guro.

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C’est au début des années 1930 alors que la Japon entre dans une ère à la pression économique importante que va se développer ce qu’on appelle l’ero guro nansensu, tiré de l’anglais erotic grotesque nonsense. La dénomination de ce mouvement suffit amplement à comprendre de quoi il va s’agir, à savoir de l’imagerie porno couplée à du grotesque, du macabre ou du gore. La combinaison des deux univers issus des shunga et des muzan-e donne donc lieu à des scènes particulièrement déstabilisantes (en témoigne ce dessin d’un homme performant un oculolinctus sur une jeune fille se faisant arracher le visage par Suehiro Maruo) Si l’ero guro a joué un rôle important dans le manga, avec notamment des figures comme Junji Ito (dont l’excellent manga Spirale est un véritable concentré de cauchemars mis sur papier), Shintaro Kago (brisant le 4ème mur dans Fraction) ou Suehiro Maruo (connu pour avoir remis au goût du jour les muzan-e), la paternité de ce genre est souvent attribuée à l’un des grands romanciers nippons du XXème siècle, Edogawa Rampo. Derrière ce pseudonyme rendant indubitablement hommage à Edgar Allan Poe, se trouve Taro Hirai, un écrivain adepte de roman à mystères mettant en scène un détective du nom de Kogoro Akechi. Cependant à côté de ces histoires d’enquêtes, Edogawa Rampo dispose également d’un penchant pour l’étrange, et nombre de ses œuvres vont influencer les artistes du mouvement ero guro. On y trouve par exemple La Chenille qui sera adapté en manga par Suehiro Maruo, ou encore l’Île Panorama racontant l’histoire d’un homme usurpant l’identité d’un de ses camarades morts pour construire un gigantesque parc d’attraction sur une île. Une œuvre dont on reparlera et qui a elle aussi été portée au format manga par Suehiro Maruo.ero-guro-suehro-maruo

Le 7ème art n’est évidemment pas en reste, et l’influence de Edogawa Rampo et du ero guro sera également notable. Plusieurs écrits ont été adaptés par des figures plus ou moins connues du cinéma japonais, on pense par exemple à Shinya Tsukamoto qui adapte l’histoire Les Jumeaux avec son Gemini, ou Hasayasu Sato, figure majeure du pinku eiga qui délivre avec Rampo Noir, une anthologie autour de plusieurs œuvres de Rampo. Même Barbet Schroeder se lancera dans l’adaptation de Rampo avec Inju : La bête dans l’ombre. Mais s’il fallait retenir deux œuvres qui auront su retranscrire toute la force de l’imaginaire de Rampo, ça serait La Bête Aveugle de Yasuzo Masumura contant l’histoire d’un sculpteur aveugle séquestrant une jeune femme pour en faire son modèle et développant une relation qui va très vite basculer dans le sadomasochisme, et Horrors of Malformed Men de Teruo Ishii, sortis tous deux en 1969, année érotique comme on dit. Derrière le nom de Teruo Ishii se cache une des figures importantes du studio de la Toei pour laquelle il va réaliser de nombreux pinku eiga à tendance ero guro mettant souvent à l’honneur la torture, comme le très célèbre L’Enfer des tortures. Comme beaucoup de cinéastes du genre, Ishii a été grandement influencé par les livres de Edogawa Rampo, et il était donc normal de le voir se frotter un jour à une adaptation de son œuvre.

Difficile de choisir parmi la myriade d’œuvres toutes plus dérangeantes les unes que les autres laquelle aura l’honneur d’une transposition sur grand écran. C’est pour ça qu’avec Horrors of Malformed Men, la Toei et Ishii vont s’amuser à donner naissance à un medley de l’œuvre de Rampo. Bien sûr, l’une d’elle ressort plus que les autres, il s’agit de cette fameuse Île Panorama. Pour son film, Ishii en reprend les grandes lignes, tout en lui donnant une atmosphère encore plus malsaine. Horrors of Malformed Men suit le docteur Hirosuke Hitomi qui se retrouve piégé dans un asile psychiatrique et qui est hanté par les images d’une île inconnue. Alors qu’il est en cavale après avoir assassiné un homme pour pouvoir s’enfuir de sa prison, Hitomi découvre qu’un membre d’une riche famille vient de mourir et qu’il s’avère être son portrait craché. L’occasion rêvée pour Hitomi de subtiliser son identité et de vivre sous les traits de Genzaburo Komoda. On retrouve donc dans le film de Ishii l’amorce de l’Île Panorama, à la différence que dans Horrors of Malformed Men, l’île va être bien plus étrange encore que celle de l’œuvre de Rampo. Alors que Hitomi essaie tant bien que mal de ne pas se faire gauler pour vol d’identité, il découvre que l’île qui peuple ses souvenirs est celle où s’est reclus le père de Genzaburo pour bâtir un monde féerique. Décidé à tirer les choses au clair, Hitomi débarque sur l’île en compagnie de ses serviteurs.

Bien que la première partie du film fît déjà entrevoir plusieurs éléments macabres comme l’usurpation d’identité d’un mort ou plusieurs meurtres, c’est véritablement une fois que l’on a atteint l’île que l’ero guro prend tout son sens. Rien que la première image que le spectateur reçoit de cette île lui confère une aura à la fois mystique et funèbre, celle d’un homme à la longue chevelure dansant de façon chamanique sur les falaises balayées par le fracas des vagues. Cet homme aux doigts palmés, Jogoro, est le maître des lieux et père de Genzaburo. Mais cela n’est rien comparé à la flopée de bizarreries qui peuplent cette étrange île. Offrant un lieu de refuge aux personnes difformes, l’île de Jogoro est un véritable freak show. Visages déformés, bossus et autres siamois s’adonnent sur l’île à toutes sortes de rituels et d’orgies en compagnie de jeune nymphes peinturlurées qu’ils s’amusent à torturer. Les visions offertes par Teruo Ishii donnent lieu à un véritable concentré d’ero guro dans toute sa splendeur. Le cinéaste ne va pas s’arrêter en si bon chemin, continuant à creuser de plus en plus profond dans les différentes perversions avec des viols ou même des relations incestueuses. Bien que le film ne soit pas si gore que ça, même si la séquence de séparation des siamois fait son petit effet, il respire un climat des plus malsains.

Comme l’annonce le sous-titre japonais « Une collection d’Edogawa Rampo », Teruo Ishii insère au fur et à mesure du récit plusieurs éléments issus d’autres écrits du romancier. On peut penser notamment à ce passage repris de La Chaise Humaine, où un homme a créé une chaise particulière lui permettant de se glisser à l’intérieur pour peloter les femmes s’asseyant dessus. Un élément repris avec un sofa dans le film de Teruo Ishii. L’autre gros apport est celui de la présence du personnage de détective qui, tel un Hercule Poirot et aidé de bon nombre de flashbacks pendant lesquels Ishii va expérimenter plusieurs gammes chromatiques, va lever le voile sur toute cette sombre histoire peuplée d’agressions sexuelles et de machinations politiques. Avec Horrors of Malformed Men, Teruo Ishii donne à l’ero guro ses lettres de noblesses, offrant un film des plus perturbants et à l’imagerie très graphique. Bien qu’inconnu en France, le film est une des œuvres marquantes de la filmographie de Ishii, un cinéaste protéiforme officiant surtout dans le cinéma de genre et qui sera surnommé dans son pays, Le roi du Culte.

Horrors of Malformed Men – Bande Annonce

Horrors of Malformed Men – Fiche Technique

Réalisation : Teruo Ishii
Scénario : Teruo Ishii et Masahiro Kakefuda, basé sur l’oeuvre d’Edogawa Rampo
Interprétation : Teruo Yoshida, Yukie Kagawa, Teruko Yumi, Mitsuko Aoi, Minoru Oki
Photographie : Shigeru Akatsuka
Musique : Masao Yagi
Montage : Tadao Kanda
Société de production : Toei
Genre : Horreur
Durée : 99 minutes
Date de sortie : 31 octobre 1969

Japon – 1969