Hitchcock revient à son genre de prédilection pour son avant-dernier film en adoptant les éléments en vogue durant cette décennie. Le film, Frenzy, sort alors que l’influence du géant britannique s’est imposée, y compris auprès de cinéastes majeurs.
Retour au pays pour le chant du cygne du maître du suspense
Hitchcock sort de sa période d’espionnage aux résultats mitigés (un semi-échec pour Le Rideau déchiré et un échec complet pour L’Étau) lorsqu’il décide de revenir à son genre de prédilection et dans son pays d’origine. Ce fut le troisième et dernier film qu’il fit en Angleterre depuis son départ pour Hollywood en 1939. Il va baser son histoire sur une nouvelle adaptation, celle du roman Goodbye Piccadilly, Farewell Leicester Square, de Arthur La Bern. Pour écrire le script, il tentera de recruter Vladimir Nabokov qui devra décliner pour cause d’agenda, puis Anthony Schaffer. Le cinéaste annonce le projet en août 1968 et commence le tournage en juillet 1971 à Londres et en particulier dans le marché couvert de Covent Garden. Au départ, Hitchcock souhaitait Michael Caine pour le rôle de l’antagoniste Robert Rusk mais ce dernier refusa tandis que David Hemming fut envisagé pour le rôle de Richard Blaney, le héros tourmenté, et Vanessa Redgrave dans celui de Brenda Blaney, son ex-femme (ils avaient tous deux joué dans Blow-up de Antonioni). Helen Mirren refusa le rôle de Barbara Milligan, amie et collègue du héro, et, par le hasard des castings, en arriva à interpréter bien des années plus tard Alma Reville, femme et muse d’Hitchcock dans le film de Sacha Gervasi. D’ailleurs, Reville fit un grave malaise durant le tournage, obligeant le réalisateur à s’absenter quelques jours pour la soutenir et laissant son équipe tourner certaines scènes sans lui. Hitchcock confia la musique du film à Henry Mancini puis, suite à un désaccord artistique, à Ron Goodwin. Le réalisateur nous gratifie évidemment de son traditionnel caméo dans les premières minutes du film.
Sorti le 21 juin 1972, le film reçut un accueil critique positif, notamment du New York Times ou du célèbre critique américain Roger Ebert et rencontra un succès commercial indéniable, rapportant douze millions de dollars pour un budget de deux millions. Sans atteindre le niveau de classiques des précédents opus du réalisateur comme Les Oiseaux, La Mort aux trousses où Psycho, le film demeure bien considéré et est régulièrement cité par les cinéphiles comme une œuvre importante des années 1970. Le maître du suspense a-t-il donc réussi son pari d’un retour aux sources pour terminer sa carrière en apothéose ?
Un testament autant qu’une passation de pouvoir
Le grand intérêt du film est qu’il reprend la plupart des ingrédients des précédents films de Hitchcock tout en intégrant des éléments nouveaux et dans l’air du temps…que ce dernier avait assez largement inspiré par sa filmographie. En ce qui concerne l’histoire, on y retrouve le thème largement utilisé de l’homme seul pris dans un engrenage incontrôlable et victime d’une erreur judiciaire. Ainsi que le sujet d’une enquête criminelle implacable et à priori insoluble sur fond de dysfonctionnement sexuel. Sur le plan formel, on retrouve nombre de marques de fabrique du réalisateur, le goût pour les plans léchés, la présence d’un plan-séquence, l’attention apportée aux détails et notamment à des objets anodins (les MacGuffins). À ces éléments déjà familiers à la filmographie du réalisateur, il faut y ajouter d’autres plus en phase avec l’époque. En effet, les années 1970 voient un renouvellement profond du cinéma hollywoodien, tant sur le fond que sur la forme. La plus importante sera évidemment une plus grande présence de la violence et du sexe à l’écran, permise notamment par la fin de la censure symbolisée par le code Hays. C’est ainsi que le vénérable réalisateur se permet d’introduire dans son film un langage plus vulgaire, des scènes de meurtre plus démonstratives et, surtout, des scènes de nudité pour la première fois de sa filmographie. On peut y voir une certaine ironie, Hitchcock étant réputé pour l’ensemble des allusions fines à la sexualité qu’il glissait dans ses films afin de contourner la censure et qu’il fut, indirectement, l’un des tombeurs du code Hays de par l’impuissance de ce dernier à empêcher les violations incessantes de ses principes. Ce sera du reste le seul film du réalisateur qui sera classé R.
On peut donc y voir l’alliance d’un certain classicisme indéniablement efficace et une modernité de style dans la réalisation et l’ambiance. On peut y voir une sorte de film testament à la nouvelle génération de cinéastes qui investit le Hollywood des années 1970 et qui furent influencés à différents niveaux par le cinéaste à la silhouette si reconnaissable. Du reste, il est notable que Frenzy sort au moment ou commence à émerger un jeune cinéaste du Nouvel Hollywood, un certain Brian de Palma : pas encore le monstre sacré qu’il est devenu mais qui allait bientôt sortir Sœurs de sang, Phantom of the paradise et Obsession, autant de films, mélanges de thrillers, drames humains et films horrifiques, largement influencés par Hitchcock tant au niveau des thèmes que de l’ambiance et de la réalisation. Une sorte de passage de relais informel en somme. Également contemporain de cette période est Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, largement influencé par Les Oiseaux (les deux œuvres sont du reste adaptées d’une nouvelle de Daphné du Maurier). On peut d’ailleurs observer dans ce film un véritable jeu d’influence à double sens. Frenzy est ainsi principalement influencé par Le Voyeur de Michael Powell, thriller érotique mettant en scène un tueur en série filmant ses victimes qui fit sandale à sa sortie et tenait lui-même de… Psychose de Hitchcock par sa représentation esthétisée d’un criminel. Le Voyeur, qui heurta la carrière de Powell, sera réhabilité ultérieurement par des cinéastes comme … Brian de Palma, bouclant la boucle. Ajoutons à cela que le casting de Frenzy compte deux actrices du Voyeur, Anna Massey et Susan Travers. Le film inspirera d’ailleurs à son tour un hommage de Roman Polanski, jusque dans le titre, avec Frantic en 1988.
Le baroud d’honneur d’un maître du genre
Ce mélange de différentes tendances et différentes époques donne à Frenzy un vrai cachet et même une certaine atemporalité. Indéniablement efficace, le long-métrage témoigne de la passion sincère de son réalisateur pour un genre qu’il a largement travaillé, se distinguant par son ambiance travaillée, son suspens ciselé et ses mouvements de caméra très travaillés. Les scènes les plus marquantes demeurent le meurtre de Brenda Blaney et les efforts de Robert Rusk pour récupérer un indice compromettant sur un camion de pommes de terre. Le casting, constitué largement (et par défaut) d’acteurs moyennement connus, est particulièrement bien choisi, en particulier Jon Finch dans le rôle principal de l’anti-héros brutal et asocial victime d’un coup monté et d’une terrible erreur judiciaire et Barry Foster en antagoniste policé et socialement inséré mais réel tueur en série. Une complémentarité entre les personnages qui reflète l’ambivalence morale qui avait déjà été effleurée dans la filmographie d’Hitchcock et qui imprègne l’époque, le réalisateur lui-même déclarant considérer les deux personnages comme des jumeaux plutôt que des antagonistes. À cet égard, et c’est une nouveauté dans les thématiques hitchcockiennes, que le héro est totalement impuissant à se sauver du piège où il a été entraîné et qu’il doit son salut à un représentant de la loi agissant discrètement et hors-champ.
En faisant ce double retour, dans sa patrie et son thème de prédilection, Hitchcock donne bien l’impression de vouloir se renouveler en intégrant des éléments nouveaux et modernes qui lui permettent de s’adapter au contexte de la montée en puissance du Nouvel Hollywood, qui n’allait pas tarder à supplanter le thriller à l’ancienne qu’il avait lui-même largement inspiré. Si l’on ajoute à cela que le film sort au moment où s’impose le Giallo, ce thriller italien teinté d’horreur et de fantastique et peu de temps avant que n’émerge le slasher américain (qui fut assez nettement inspiré par la filmographie du maître du suspense), on peut mesurer l’aspect symbolique d’une telle œuvre qui synthétise si parfaitement l’évolution d’un genre cinématographique et même du cinéma en général. Un véritable carrefour à double sens des influences d’un cinéma en plein renouveau et en recherche d’identité. C’est aussi un symbole vivant du rapport au sexe et à la violence du cinéma, thématiques très présentes aussi bien dans la filmographie d’Hitchcock que dans celles des cinéastes émergeant durant cette décennie (De Palma notamment).
Même s’il n’atteint pas le niveau de notoriété de ses prédécesseurs, l’avant-dernier film d’Alfred Hitchcock demeure largement apprécié, confirmant l’empreinte du maître dans ce genre qui fit sa renommée. Quatre ans plus tard, il réalisera sa dernière œuvre, Complot de famille, encore un film à suspense avec Karen Black, Bruce Dern et William Devane, qui eut également un succès commercial. Un divertissement honorable mais sensiblement plus oubliable que ses films précédents et, surtout, bien plus grand public et qui fut jugé plus tièdement par la critique que Frenzy. Le cinéaste disparaîtra avant d’avoir put réaliser son projet de film sur l’affaire Georges Blake, annonçant un grand retour à l’espionnage. Il confirma ainsi son ancrage dans le genre fétiche où il avait démarré, s’était imposé et avait finalement terminé sa filmographie. L’année de sa mort sortait Pulsion de Brian De Palma, thriller érotique largement inspiré des thèmes et des méthodes du réalisateur de La Mort aux trousses, confirmant son héritage sur un large pan du cinéma de cette époque.
Bande-annonce : Frenzy
Fiche Technique : Frenzy
Réalisateur : Alfred Hitchcock
Scénario : Anthony Shaffer, d’après le roman Goodbye Piccadilly, Farewell Leicester Square (en) d’Arthur La Bern
Interprètes : Jon Finch, Alec Mc Cowen, Barry Foster, Barbara Leigh-Hunt…
Musique : Ron Goodwin
Photographie : Gilbert Taylor
Décors : Syd Cain
Montage : John Jympson
Production : Alfred Hitchcock
Société de production : Alfred J. Hitchcock Productions
Société de distribution : Universal Pictures
Genre : Thriller, Policier
Durée : 116 min
Dates de sortie : 26 mai 1972