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Violence et cinéma : la liaison intime

Avec notamment A Beautiful Day, les mois d’octobre et de novembre 2017 nous ont offert un large aperçu de la vision actuelle de la violence montrée au cinéma. Une possibilité, pour nous, de nous questionner une nouvelle fois sur certaines de ses représentations graphiques, sa réappropriation dans les films de genre et son rapport à la fascination du spectateur.

La violence au cinéma est un thème repris et analysé à de multiples reprises et qui présente une liaison très intime au regard du spectateur, en fonction de ses sensibilités et de son vécu, et qui apporte beaucoup de discordance et de mauvaise foi incurable : ces fameux faux débats sur la violence de l’art qui engrange celle de la société et donne des idées aux âmes les plus faibles. Alors que le contraire pourrait être plus approprié. Ce n’est pas nouveau, l’interdit attire toujours l’œil. Mais avec la pluralité des médias, cette connexion perpétuelle au monde qui nous entoure et l’aridité des images propagées sur n’importe quel support audiovisuel, la violence au cinéma change de degré en fonction des mœurs et des cultures mêmes de ses interlocuteurs. Chacun vit les images, les dialogues ou les propos mêmes véhiculés par le film avec sa subjectivité et son propre rapport au monde. Mais sans avoir pour but de retracer l’histoire de la violence dans le 7ème art et de son lien avec la censure, il est intéressant, à la vue des sorties cinéma de ces dernières semaines, de se demander d’une façon non exhaustive si la violence est encore un thème tabou dans les conversations cinéphiles.

« Violence Gore »

Prenons l’exemple de Jigsaw  sorti dans les salles obscures le 1er novembre : la saga des Saw est l’archétype d’une violence qui devient indolore aux yeux de ses fans et qui n’a qu’un seul objectif : divertir. Divertissement et violence sont deux notions tout de même bien distinctes : sauf que la surenchère progressive de la terreur graphique, notamment celle du torture porn, amène une certaine désensibilisation de notre regard à l’acte sanguinolent ; et la portée mortifère n’a plus aucun impact et se détache complètement de notre réflexion vis-à-vis de la qualification de ce que l’on voit. La moralisation même qui est faite aux images est dénuée de tout sens car cette violence s’éloigne d’une certaine forme de réalisme dans lequel l’identification devient moindre et laisse place à une interprétation purement primitive et une envie presque jouasse de s’amuser du cinéma de genre. La violence devient donc un artifice, tel un placement de produit ou une attraction à sensation forte : la forme la plus gratuite de l’imagerie graphique de la sauvagerie mais amenée dans un contexte de thriller de « mise à mort ». Une sorte de « violence gore ».

Même si Saw premier du nom s’avère être un excellent thriller se basant avant tout sur un scénario solide et mystérieux, la suite deviendra une catharsis de la bouffonnerie sanguinolente : aussi conceptuel que régressif mais démontrant une nouvelle fois notre fascination de l’interdit, notre amusement presque déshumanisant devant l’envie de franchir des limites visuelles, à l’image du tortueux et polémique A Serbian Film, tout en connaissant le recul que nous avons devant les images fictives. Ce penchant prend le pas sur beaucoup de films d’horreur qui donnent primeur à la débauche de gore plutôt qu’à l’inventivité créatrice.

« Violence moralisée »

La gratuité, la complaisance sont des adjectifs qui reviennent souvent dans les débats qui entourent ce sujet et qui amènent à se questionner sur la volonté même du réalisateur quant à son rapport à la violence mais aussi à son désir de nous offrir sur un plateau sa vision du monde pour perturber ou pour même nous juger. Et dans les sorties qui viennent de remplir les salles de cinéma, deux noms viennent en tête : Happy End sorti le 12 octobre et La mise à mort du cerf sacré sorti le 1er novembre. Cette fois-ci l’artifice gomme son maquillage et dévoile alors toute sa portée émotionnelle et son aridité naturaliste. C’est assez symptomatique de parler de Happy End car Haneke a souvent milité contre l’orchestration et les chorégraphies faites autour de cette glorification de l’action de la violence (celle de Tarantino ou de John Woo). On pourrait considérer cela comme le torture porn de « films d’auteurs » ou « doloriste » : le cynisme, le nihilisme qui nous est balancé en pleine gueule sans agencement cinématographique (sans musique, sans prise de lumière thématique), comme si le réalisateur voulait à tout prix nous prendre par le coup et nous mettre le nez dedans en nous disant « alors tu aimes ça ? Comment te sens-tu en aimant cela ? ».

Parfois outrancière pour son mauvais gout mais géniale par sa générosité inventive (Irréversible de Noé), abrasive par sa portée sociale et politique (Salo de Pasolini ou Orange Mécanique de Kubrick), dévorante de haine mais intelligente dans son choc des civilisations (Cannibal Holocaust), grossière et drolatique (Visitor Q), cette représentation de la violence est celle qui divise souvent le plus car elle nous est proche. Elle ne prend pas de gants pour emballer son propos, ne s’accommode pas d’une envie particulière d’amener un montage à l’action et accouche donc d’une acidité féroce dans laquelle la société est décrite, où l’horreur est parfois plus psychologique et thématique que visuelle.

Une sorte de « violence moralisée ». Cette démonstration demeure parfois très moralisatrice à l’encontre du plaisir pris par le public qui s’émeut devant ces coups de secousses esthétiques : par cet effet, ce genre de création nous pousse à réfléchir sur la place de notre sensibilité quant aux images véhiculées : peut-on admirer sans aimer ? Comment prendre du plaisir devant le sang ? De cette représentation du portrait du réel et de la misanthropie, c’est le visage même de notre société qui se dessine, où la violence devient une possibilité pour un auteur d’éclaircir et d’appuyer un discours, et prend le pouls de la tonalité du film.

Dans cette veine du Haneke-like, il est possible de s’orienter vers un certain versant du cinéma mexicain avec Michel Franco (Después de Lucia) ou même Amat Escalante qui lui a relié, cette année, un réalisme documentariste à l’atmosphère ténébreuse du fantastique avec le brumeux et torride La Région sauvage : ce cinéma mexicain se veut très sévère avec son pays et les mœurs qui y sont perpétuées et dégage une horreur vraie, sans déguisement. Malaisante, cette expérience, peut se retourner contre soi-même : le procédé voulant dénoncer les affres sombres de notre société peut rapidement s’additionner à un sentiment assez hypocrite quand le cinéaste s’approprie grossièrement lui-même cette violence pour la stigmatiser : la limite entre la mise en image d’un propos et la vaine provocation (souvent reproché à Gaspar Noé par exemple) est de rigueur. Mais derrière cette moralisation ou la surenchère gore de ce thème-là, vient une troisième notion, dont le ressort est de plus en plus répandu : l’iconisation.

« Violence esthétisée »

Ça tombe bien, A Beautiful Day, sorti le 8 novembre en est le parfait exemple : une alchimie parfaite entre l’affirmation du cinéma de genre (vigilante ou polar pour cet exemple-là), un esthétisme calfeutré, une tonalité sérieuse, une musique pesante, qui se chevauchent avec une violence qui se déchaîne à l’écran. L’iconisation à la fois du personnage mais aussi de ses agissements alimente chez le spectateur une forme de compréhension et une empathie quant aux actes perpétrés : tendance vers laquelle les films de super héros aimeraient arriver quand on voit la puissance gore d’un film comme Logan qui appartient à cette catégorie de films « entre deux » : films de super héros qui mutent en films de genre.

Cette capacité à vouloir iconiser, à rendre graphique et chromatique la « barbarie » permet aussi de la rendre « cool », élégante. Dans ce registre-là, Nicolas Winding Refn et son Drive en sont la parfaite illustration : l’alliage idéal entre une musique pop moderne, une mise en scène quadrillée et l’éruption d’un personnage central mutique. Cette façon de procéder reprend souvent les codes des westerns. Une sorte de « violence esthétisée ». Selon le réalisateur danois : il est normal de montrer à l’écran la violence car c’est aussi et surtout une « émotion » comme peut l’être la tristesse ou la joie. Avec ce postulat, la mise en scène viscérale permet, non pas de refléter la société, mais acquiert une velléité aussi graphique que mentale. Cette violence devient la mise en image d’un inconscient et donne au film une cohérence de fond avec la forme : le tableau d’un traumatisme qui gicle sur tous les recoins du cadre (Taxi Driver, Ichi Killer ou Old Boy).

« Violence chorégraphiée »

La proximité qu’on peut nouer avec un film est souvent liée à la mise en scène : souvent codifiée dans les films de genre qui répondent à un cahier des charges ou à un mimétisme enfantin et fan des codes du film de genre. En ce sens-là, on pourrait parler de « violence chorégraphiée ».  Laissez bronzer les cadavres est un film sorti le 25 octobre. Proche du giallo ou du western, cette œuvre française est percutante par son amour du genre et son psychédélisme péremptoire. Au-delà de tout propos et de toute thèse sociétale, cette forme de violence trouve sa candeur dans son intérêt pour le genre et ses aptitudes de mise en scène : la démonstration est presque purement technique à l’image des films d’horreur que sont les slashers (Scream). Sans être vains, la cruauté et les assauts sanguinaires font partie intégrante de l’univers, de l’atmosphère même de l’œuvre.

Comme indiqué plus haut, il est aisé de mentionner Quentin Tarantino, John Woo ou même certains films de Brian Palma dans leurs volontés de « glorifier » les joutes d’armes et spectaculariser les actes qui précèdent la mort : ce qui compte c’est moins la finalité mortifère mais plus la mise sur un piédestal de l’action, la théâtralité des gestes « westerniens ». La dynamique filmique est toute autre. Alors que c’est le contraire chez les films de Refn par exemple où l’action n’est pas de mise mais c’est la violence qui l’intéresse, la mort en elle-même. Malgré ses positionnements purement graphiques, le lien avec la vengeance personnelle et le rapport armé entre les hommes fait parler les nombreux détracteurs de Tarantino.

De cette aspiration stylistique, la vision du monde et notre liaison aux armes n’est jamais loin (Reservoir Dogs) chez l’américain. Au cinéma, comme dans tout art, la violence graphique est plurielle, a une essence aussi futile que profonde, mais dépend surtout de deux choses pour qu’elles soient dignes de ce nom : de la mise en scène ou du propos du réalisateur et aussi de notre propre acceptation des images mises en lumière et de notre compréhension du contexte.