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L’Homme à la Caméra : Dziga Vertov et la prise de conscience des spectateurs

Les années 20 ont été très prolifiques en recherches artistiques d’avant-gardes. Dans le domaine du cinéma, cela a donné les premiers films d’Eisenstein ainsi que les travaux du groupe des Kinoki, dont le plus célèbre représentant reste Dziga Vertov. Sorti en 1929, L’Homme à la Caméra est le manifeste de cette conception du cinéma.

“ A l’attention des spectateurs : le présent film se propose comme une expérience de retransmission cinématographique de phénomènes visibles, sans l’aide de l’écriture (film sans intertitres), sans l’aide d’un scénario (film sans scénario), sans l’aide du théâtre (film sans décors, sans acteurs, etc.). Ce travail expérimental a pour but la création d’un langage cinématographique absolu et international complètement libéré du langage théâtral et littéraire.”

L’Homme à la caméra est l’aboutissement, le point culminant des recherches théoriques de Dziga Vertov et de son groupe, les Kinoki (mot-valise russe composé de Kino, le cinéma, et Oki, l’œil, et parfois traduit en français sous le nom de Cinops).
L’Homme à la caméra se déploie dans deux directions différentes.
D’un côté, c’est une représentation d’une journée dans la ville d’Odessa. Le film ne raconte, à proprement parler, quasiment rien, dans le sens où il n’y a pas une action principale, avec quelques protagonistes agissant les uns avec ou contre les autres. Le personnage principal, c’est la population d’Odessa dans son ensemble, montrée dans ses multiples activités quotidiennes : ouvrir des magasins, se promener en voiture, aller à la plage, se marier ou divorcer, mettre au monde un enfant, etc.
Vertov conçoit le cinéma comme un “déchiffrement de la vie comme elle est” (dans le texte Le principe du Ciné-œil). Le cinéma socialiste, selon Vertov, doit s’élever contre les “drames d’art”, un cinéma “bourgeois” “avec baisers et avec crimes”. Le texte inscrit à l’écran au début du film (l’un des rares cartons qui s’affichera durant L’Homme à la caméra) nous prévient : il n’y a ici ni acteurs, ni scénario, ni décors, etc. Vertov veut éliminer tout le côté artificiel du cinéma pour se focaliser sur une représentation de la vie dans sa multiplicité et sa diversité.

“On y montre un ouvrier, un paysan,
Un curé, un fripon, un bouilleur de cru, un koulak, un mondain,
un sans-abri, un magicien, un pionnier
et d’autres trucs divers et variés…”

La particularité du langage cinématographique est donc, selon Vertov, de montrer la vie et sa diversité par la science du cadrage et du montage, ainsi que par toute une série de procédés (surimpressions d’images, arrêts sur image, ralentis ou accélérations…). La caméra est un prolongement de l’œil humain, il permet de voir la réalité dans sa totalité, ce que les humains ne peuvent faire. Symboliquement, Vertov nous montre même une caméra qui se dresse toute seule, se met debout et part filmer sans l’aide d’aucun humain : le cinéma des Kinoki se veut totalement objectif, dépourvu du prisme déformant de la subjectivité humaine.
L’Homme à la caméra devient alors un véritable manifeste pour un cinéma socialiste, dans la droite ligne des avant-gardes qui ont poussé sur le terreau de la révolution bolchévique.

“Nous sommes contre le marché entre le metteur en scène sorcier et le public ensorcelé.
Seule la conscience peut lutter contre les suggestions magiques de tous ordres.”

L’autre position majeure qui a guidé la création de L’Homme à la caméra consiste à montrer le film en tant que film. Ainsi, la séquence d’ouverture montre une salle de cinéma en train de se remplir et un projectionniste qui se prépare à projeter le film que nous allons voir. Plusieurs fois, nous verrons le caméraman lui-même en train de filmer les scènes que nous découvrons, et nous assisterons même au montage (réalisé par la propre femme de Vertov, effectivement monteuse du film).
Ainsi, L’Homme à la caméra est un film qui ne cache pas être un film. Volontairement, Vertov détruit ce que l’on appelle “l’illusion référentielle” : le public doit être conscient d’être devant un film. C’est ce genre de prise de conscience qui, selon Vertov, libère les spectateurs de l’enchantement des films de divertissement qui, eux, cherchent systématiquement à cacher leur caractère artificiel.
Ainsi, L’Homme à la caméra expose, par l’exemple, les conceptions théoriques des Kinoki. Vertov pousse au sommet ses recherches d’un langage cinématographique absolu et unique. En cela, il s’agit avant tout d’un film sur le cinéma.
Les théories de Vertov nourriront le cinéma jusqu’à nos jours. En même temps, Vertov s’attirera les foudres d’un régime stalinien naissant et qui commencera à imposer sa loi sur l’URSS : taxé de formalisme, le cinéaste devra abandonner ses expérimentations. Ce sera la fin des avant-gardes qui ont fleuri dans les années 20.