Qu’il disparaisse des écrans pendant deux décennies ou qu’il enchaîne les créations tous les deux ans, Terrence Malick fait dans les deux cas parler de lui et sait se faire désirer par les amateurs de son cinéma. Les années 2010 marquèrent son retour à une production plus active et un perfectionnement stylistique ouvrant à de nouvelles formes de narration… pour le meilleur comme le pire ?
En réalisant plus de films en six ans que durant le reste de sa carrière lancée en 1973, Terrence Malick prend le risque de sacrifier la qualité sur l’autel de la quantité. Une telle frénésie créatrice avait de quoi dérouter, et dérouta considérablement plus d’un cinéphile dès 2011, avec The Tree of Life. Bien que toujours animés par des thématiques familières (sur lesquelles nous reviendrons en détail), les cinq derniers films de Terrence Malick rompent avec la structure narrative traditionnelle de ses films – et des films en général – pour prendre la forme de voyages introspectifs et contemplatifs faisant fi de toute linéarité, sans véritables scénarios ni rebondissements, laissant le spectateur sans repères face aux questionnements métaphysiques qu’ils développent. Adieu la guerre de La Ligne rouge, les récoltes des Moissons du ciel, l’escapade amoureuse de La Balade sauvage ou les conquêtes amérindiennes du Nouveau Monde : The Tree of Life, À la merveille, Knight of Cups, Song to Song et Voyage of Time seront des œuvres fuyantes, sans repères géographiques ou temporels concrets, sans but ni situation initiale distincts.
Les critiques ne tarderont pas à fleurir, de la part des détracteurs habituels comme des admirateurs déçus, criant à l’ennui, à la vacuité du propos, à l’élitisme, parlant même d’un réalisateur prétentieux qui se regarderait filmer. Malick, qui faisait autrefois une certaine unanimité tout de même, divise désormais radicalement. Pour comprendre le geste cinématographique à l’origine de cette violente rupture stylistique, pour comprendre en quoi cette décennie représente un passage obligé dans sa recherche et la mise en image de ses obsessions, il faut revenir aux thématiques transversales de son cinéma. Car cette décennie 2010 est sans aucun doute le passage charnière de sa filmographie, période difficile car multipliant les essais, le bon et le moins bon, pour parvenir à une forme de vérité cinématographique capable d’amorcer une troisième partie de carrière totalisatrice de son art, et qu’Une Vie cachée semble avoir lancée sur les chapeaux de roue.
Le cinéma de Terrence Malick, un lien étroit avec son passé philosophique.
Si l’objectif ici n’est pas de faire une dissertation de philosophie, mais avant tout de parler de cinéma, il ne semble pas totalement hors sujet, et même assez logique, quand on s’attaque à Terrence Malick, de parler de philosophie. Déjà, parce que ses films – et encore plus durant ces années 2010 – posent clairement des questions métaphysiques et interpellent la spiritualité des personnages comme des spectateurs ; ensuite, et surtout, parce que Terrence Malick, avant d’être réalisateur, suivit un enseignement philosophique universitaire le menant jusqu’à un doctorat au cours duquel il rédigea une thèse. Cette thèse concerna le concept de monde dans la philosophie de Søren Kierkegaard, penseur danois du XIXe siècle dont il est fondamental d’expliquer les grandes lignes de la pensée, afin de constater à quel point toute l’entreprise cinématographique de Malick en poursuit la cohérence et les problématiques. Que les plus sceptiques se rassurent, l’objectif n’est pas de sur-analyser, sur-interpréter à tout prix des images pour essayer de les rattacher à une philosophie dans l’unique but de paraître intelligent. Mon parti pris est radical, mon interprétation personnelle, mais, je crois – et pour avoir orienté moi-même mon domaine de recherche universitaire sur la philosophie de Kierkegaard –, assez évidente quand on connaît un minimum le mouvement stylistique et thématique de la filmographie de Terrence Malick.
Mon interprétation, la voici : le cinéma de Terrence Malick est, pris dans l’enchaînement d’ensemble de ses films, calqué sur la thèse des trois stades de Kierkegaard que Malick a mis en images, non pas dans chacun de ses films, mais dans chacune des trois périodes que j’ai pu délimiter dans sa carrière.
Au risque de ne pas être assez clair, expliquons simplement – et sans s’embarrasser des détails trop techniques – la thèse kierkegaardienne des trois stades. Une fois comprise, la résonance que lui offre le cinéma de Terrence Malick devrait jaillir aux yeux du lecteur avec la même force qu’elle jaillit à mes yeux lorsque j’en commençai la lecture. Une cohérence qui surgit comme par magie, et qui révèle un projet cinématographique démesuré, à grande échelle : à l’échelle d’une vie.
La philosophie des stades de Kierkegaard, en quelques mots simples.
Kierkegaard est donc un philosophe danois, mais le plus important pour nous ici : c’est un philosophe chrétien, profondément chrétien, qui voue toute son œuvre philosophique et littéraire à parler de la vie intérieure, du rapport à Dieu, de la souffrance, de la solitude et de l’échec de la communication par le langage de tout ce qui relève de la foi. Selon lui, le rapport que tout individu entretient avec sa propre existence peut évoluer selon trois « stades », qu’il faut entendre comme des étapes, comme une progression, allant du stade le plus « primitif » au stade le plus élevé dans lequel l’individu se réalise pleinement, et passant obligatoirement par un stade intermédiaire qui est celui dans lequel la grande majorité des êtres humains de notre époque réside toute sa vie.
Le premier stade est le stade « esthétique » : l’individu se laisse porter au gré de ses désirs immédiats, assouvissant ses pulsions, courant toujours derrière des buts intermédiaires sans parvenir à dessiner au loin un but réel et final à sa vie. C’est la figure typique de Don Juan, qui flâne de femme en femme, de désir en désir, sans attache. L’individu ne se soumet à aucune loi morale (il fait « ce qu’il veut »), ne se sent intégré à aucune communauté (qui suppose des règles communes).
Le deuxième stade est le stade « éthique » : l’individu accepte le « marché » de la loi morale, accepte de vivre en communauté et donc de réfréner ses désirs pour veiller au bien commun, participer à l’effort collectif, et orienter sa vie en vue du Bien et du bonheur. C’est la figure typique du père de famille, de l’homme occidental moderne, du mari aimant et du collègue de travail appliqué, du citoyen investi.
Kierkegaard marque un temps d’arrêt, en disant donc que c’est là où s’arrête la quasi-totalité des individus, se satisfaisant de cette vie, moins simple que celle du premier stade (car elle suppose des concessions) mais plus viable sur le long-terme donc plus souhaitable. Pourtant, pour celui qui a la foi, il est impossible de s’en contenter – même si Kierkegaard considère là encore que la quasi-totalité des chrétiens, ou plutôt de ceux qui se disent chrétiens, se complaît dans cette vie sans mise en danger, sans remise en question, sur des rails.
Le troisième stade, donc, le plus difficile à atteindre et finalement presque inaccessible, est le stade « religieux ». Le vrai religieux, celui de la foi authentique. Pour accéder à ce stade, l’individu doit accepter sa condition humaine de solitaire et rompre avec tout ce qu’il a construit durant ses années passées dans le deuxième stade. La foi ne peut pas s’expliquer par la raison partagée, elle va au-delà de ce que la morale sociale préconise, elle s’oriente en vue d’un Bien défini non plus par les conventions humaines mais par la loi divine. Ce repliement intérieur isole forcément l’individu qui doit accepter de ne pas être compris par les autres, qui lui demandent des explications, et il doit accepter de ne pas pouvoir en donner : sa foi ne peut pas s’exprimer dans des mots ; sa foi suppose le silence, la solitude, pour laisser à Dieu « toute la place ».
Pas d’inquiétude, nous arrivons très bientôt à Terrence Malick. Reste à préciser le comment du passage d’un stade à un autre, pour Kierkegaard. Chacun des deux passages nécessite ce qu’il appelle un « saut » : un acte volontaire, une impulsion personnelle qui implique une mise en danger et la possibilité d’un vertige (c’est ce que l’image du saut véhicule). Ce sont des choix de vie qui impliquent des ruptures radicales, et le passage par des phases de profonde solitude. Il faut faire l’effort de réfréner ses désirs immédiats pour accepter le « contrat social » (pour reprendre les mots de Rousseau), bien que cet effort soit facilité par l’éducation. Or le dernier saut, celui du deuxième au troisième stade, est impossible à enseigner, puisqu’il requiert la foi — qui, par définition, est une adhésion du cœur et non de la raison, et qui ne saurait être apprise dans les livres. C’est ce qui rend le deuxième saut, l’accès au rapport religieux à la vie, si difficile et éminemment personnel, intime.
L’œuvre de Terrence Malick, une philosophie en trois actes.
Et voici que Malick surgit ! En ayant en tête mon interprétation du début, et avec une connaissance exhaustive de la filmographie du cinéaste, on peut désormais identifier chaque film, ou plutôt chaque groupe de films, à l’un des stades : La Balade sauvage, Les Moissons du ciel, La Ligne rouge et Le Nouveau monde incarnent le stade esthétique. The Tree of Life, À la merveille, Knight of Cups et Song to Song — Voyage of Time étant un peu à part — incarnent le stade éthique. Une Vie cachée amorce la dernière partie de carrière de Malick, celle correspondant au stade religieux (ce qui est d’autant plus crédible que son prochain film sera consacré à un épisode de la vie de Jésus). Mais n’allons pas trop vite, et explicitons encore la chose.
Période esthétique :
Dans La Balade sauvage, nous suivons deux individus qui ne trouvent pas leur place au sein de la société, qui ne font aucun cas des lois morales (Kit tue à tour de bras, et aucun des deux personnages ne semble trouver cela anormal), qui vagabondent au gré de leurs désirs immédiats et puérils, revenant à une existence quasi animale à vivre dans les bois, sans projet de vie, condamnés à errer le long des routes. Ils sont en plein dans le stade esthétique. Et l’échec total de la romance montre qu’ils ne sont pas encore non plus dans le stade éthique, car ils ne sont pas encore prêts à l’engagement social, à l’engagement envers l’autre, à la communication et à l’empathie.
Nous passerons plus vite sur les trois autres films du premier stade, car quiconque connaît à peu près bien ces œuvres pourra établir lui-même les relations de correspondance que j’ai ici détaillées pour ce premier cas de figure. Même échec de la relation amoureuse dans Les Moissons du ciel et même dépendance à l’immédiateté de la vie (à travers le travail de la terre) ; même échec de la rationalité et de la considération morale dans La Ligne rouge, où la guerre place l’homme face à l’inexplicable, l’incompréhensible, l’indicible et l’injustifiable ; même fragilité des tentatives de fondation d’une communauté et de la relation pacifique à autrui dans Le Nouveau monde, le paganisme indigène représentant un mode de vie au jour le jour, avec des rites ancrés dans la matière, dans le réel (quand les colons représentent, eux, la survivance d’une barbarie et d’une immoralité au sein même de la civilisation qui s’auto-proclame la plus « avancée »).
Période éthique :
Et nous en arrivons à The Tree of Life, aux années 2010, à ces films complexes et difficiles à appréhender. Le saut du stade esthétique au stade éthique a été effectué par Terrence Malick : désormais, la problématique de tous les films à venir sera la fondation de la communauté (que Le Nouveau monde avait esquissée), de la vie partagée et régie par les lois morales, la vie en société, les relations d’amitié et d’amour, la vie de famille. The Tree of Life en est le premier exemple, et peut-être le plus parlant : Malick scrute cette famille dont l’équilibre semble encore fragile, mais qui tente de maintenir debout son foyer malgré les tempêtes. Le personnage de Brad Pitt est un bon travailleur, un ingénieur, qui participe à l’effort de guerre de la société, en acceptant les concessions (son rêve de devenir pianiste) en vue du bonheur à long-terme de sa famille. Il est aimant mais surtout autoritaire : les bonnes manières, les grands principes de bienséance, la morale (« tu dois, tu ne dois pas ») lui sont chers et il compte bien les faire intégrer à ses enfants, coûte que coûte. Et pourtant nous sentons un malaise, un vide existentiel qui ronge les personnages. Les digressions cosmologiques ne sont pas gratuites, ce ne sont pas de simples caprices de cinéaste assouvissant une pulsion stylistique ou une lubie de cinéma d’auteur. Ces digressions montrent que les personnages pressentent l’existence d’un au-delà de leur condition, qu’ils pensaient avoir atteint sa pleine réalisation dans le fait d’être bon citoyen, bonne épouse, bon père. L’ouverture à des réflexions cosmologiques témoigne de cet attrait, encore profane et teinté d’aucune connotation chrétienne, mais déjà très spirituel, pour un Tout qui les dépasse. Pour l’instant, cette spiritualité qui sera celle du troisième et dernier stade leur est inaccessible, aussi doivent-ils se résigner à comprendre.
De la même manière, À la merveille interroge la cellule du couple, encore plus primitive, car d’un couple qui débute et tente de se construire. La fragilité de ce cocon naissant est très bien illustrée, avec les crises successives, les séparations, le divorce, le remariage. Pourquoi cet échec de la vie commune, encore une fois ? Parce que les personnages de Terrence Malick ont sans doute en eux un peu de lui-même : ils sentent que quelque chose manque, que quelque chose d’indicible se joue entre eux et qu’une barrière infranchissable sépare tout individu d’autrui. Là encore, la spiritualité commence à s’infiltrer, mais Dieu n’est pas encore là. Le personnage du prêtre le dit textuellement : il ne sent pas la présence de Dieu autour de lui. Encore une fois, tous ces personnages ne sont pas prêts à réaliser l’ultime saut.
Celui de Christian Bale, dans Knight of Cups, sera en quelque sorte le prolongement des personnages précédents. Mélancolique, presque désespéré, il en revient quasiment au stade esthétique en passant d’une femme à une autre, d’une fête à une autre, errant au milieu d’un monde urbain aliénant qui incarne la réussite totale du deuxième stade du point de vue de la société, mais en exprime également la froideur et la morosité. Rick veut plus, veut au-delà, et c’est cette impression de tourner en rond qui le rend fou. Il est le désespéré kierkegaardien par excellence, celui-ci qui prend conscience de la vacuité de sa vie malgré tous les projets et les perspectives de bonheur que lui promet la conduite morale, l’adéquation docile au système ; il ne peut plus continuer.
Dans Song to Song, cet ennui de la vie sage et facile du stade éthique éclate : les personnages sont en quête de nouveauté, s’adonnent à de nouvelles pratiques (sexuelles, notamment), papillonnent, bougent énormément d’une ville à l’autre, se lancent dans des projets novateurs, etc. Cette fois-ci, l’effet ressort est allé trop loin : les protagonistes sont retombés dans le stade esthétique, en cherchant à combler le vide de la vie éthique (le titre même du film, « D’une chanson à l’autre » en français, témoigne de ce retour à un rapport d’immédiateté à la vie, d’errance vaine). Inévitablement, c’est la séparation, l’incompréhension, voire le suicide du seul personnage croyant du film qui ne se sent plus compris, qui se sent humilié et ne peut supporter le poids du jugement moral. Un chrétien prisonnier du deuxième stade, dirait Kierkegaard, qui n’a pas réussi à se défaire de l’emprise de la morale pour assumer sa solitude et se tourner entièrement vers Dieu – que ce personnage n’a sans doute jamais trouvé.
Voici donc où nous en sommes, en ce mois de novembre 2019, à quelques semaines de la sortie d’Une Vie cachée, que j’ai eu l’occasion de découvrir lors du dernier Festival de Cannes, et qui est peut-être le film le plus kierkegaardien qui soit.
Période religieuse :
Sans ne rien dévoiler (qui ne soit pas dans les bandes-annonces), Une Vie cachée parle d’un paysan autrichien qui refuse de jurer fidélité à Hitler au nom de sa foi chrétienne, suscitant l’incompréhension, le rejet, qualifié de fou ou d’irrationnel (ce qu’il est ! Ou plutôt, la foi n’est pas une négation de la raison mais un dépassement du cadre de ce qui est compréhensible par la raison), rejeté par sa communauté, forcé d’abandonner sa famille quitte à mettre en péril la survie de celle-ci. Car comment justifier aux yeux des autres la décision d’aller au bout de sa conviction au détriment de la sécurité de sa famille, en sachant pertinemment que ce n’est pas raisonnable, puisque ce n’est pas ce pauvre acte isolé d’un seul homme qui changera quoi que ce soit à l’histoire et à l’entreprise maléfique de Hitler. Et tout cela au nom d’une foi, qui par définition, est intime, inexplicable dans le langage, injustifiable du point de vue de la morale, impossible à partager, et qui confine donc à la solitude et au silence. Toutes, absolument toutes les caractéristiques du « chrétien authentique » tel que le conçoit Kierkegaard dans le troisième stade, sont présentes dans le personnage principal d’Une Vie cachée. Le premier personnage malickien à avoir accompli l’ultime saut, à avoir atteint le stade religieux et à avoir donc pleinement réalisé sa vie en tant qu’individu et en tant que chrétien.
Les circonstances du film laisseront songeur quant à la viabilité d’un tel choix de vie, mais forcément admiratif également devant la force de conviction d’un individu seul au monde et seul contre tous. Certains crieront à l’obstination bornée, quand Malick ne parle ici que de foi, c’est-à-dire d’un sentiment profond, viscéral, qui est le vrai rapport à Dieu – selon Kierkegaard – mais qui, dans la société moderne, n’a plus sa place et avec lequel l’Église instituée n’a plus aucune espèce de correspondance. Kierkegaard comme Malick moqueront souvent l’Église, manipulant ses fidèles et les enjoignant à rester dans le stade éthique en leur faisant croire qu’ils sont de bons chrétiens, alors qu’ils n’en sont que des caricatures. Les vrais héros de la chrétienté, les « chevaliers de la foi », pour reprendre les mots de Kierkegaard lui-même, seront ces gens qui, de leur côté, sans faire de bruit, mais dans la pleine puissance de leur foi, résisteront au Mal et donneront leur vie pour ce qui est juste.
Le projet de toute une vie ?
Voilà où en est rendu le cinéma de Terrence Malick aujourd’hui. Lorsque cette correspondance entre la tripartition de sa carrière cinématographique et la thèse de la tripartition de l’existence selon Kierkegaard m’est apparue – et en sachant que Malick consacra des années de sa vie à l’étude de sa philosophie –, j’eus comme une impression de révélation, en n’exagérant presque pas. Tout prenait sens, enfin ! L’évolution de son cinéma, les ruptures stylistiques, tout s’insérait dans un mouvement en trois étapes d’une cohérence absolue. Et je compris par la même occasion pourquoi cette décennie 2010 était si importante pour le cinéma de Terrence Malick : les années séparant Le Nouveau monde (2005) et The Tree of Life (2011) sont les années requises pour réaliser le premier saut. Passant du stade 1 au stade 2, de l’esthétique à l’éthique, la rupture était inévitable avec tout ce qu’il avait fait jusqu’alors, et c’est pour cela que The Tree of Life divisa considérablement : certains n’y avaient vu que rupture, alors que le chemin continue de l’autre côté du gouffre. Cette rupture n’est pas tant destructrice qu’elle permet la transition entre ses films antérieurs et ceux qui viendront après. Certains n’étaient tout simplement pas prêts à accomplir le saut avec lui.
Un saut encore plus difficile sera requis pour accéder à la vérité de son cinéma futur, débuté avec Une Vie cachée. En touchant enfin à la question épineuse de la foi, plus d’un risque de rester sur le carreau. Moi-même m’y suis abîmé, d’où mon impatience de pouvoir revoir encore et encore ce nouveau film dès sa sortie prochaine (le 11 décembre). Malick clôturera donc la décennie par une ouverture vers ce qui, selon moi, sera le dernier mouvement de son grand projet cinématographique de mise en image de la philosophie de Kierkegaard, qui, plus qu’une simple érudition, semble correspondre à la vision du monde que Malick partage également. Sa discrétion médiatique, son silence, sa piété reconnue : tout ceci ne fait qu’aller dans le sens d’un cinéaste profondément convaincu par les thèses philosophiques de Kierkegaard, qu’il étudia étant plus jeune et qui le suivirent durant toute sa vie de cinéaste. Une Vie cachée initie une période d’aboutissement stylistique et thématique : le voyage initiatique quasi biblique de ses films de la première période, l’échec de la rationalisation et les envolées spirituelles de ceux des années 2010, pour un résultat qui n’est pas qu’un troisième type de cinéma, mais l’apprentissage, la conservation et le dépassement de tout ce qu’il a créé depuis plus de 45 ans.
Une œuvre à l’échelle d’une vie humaine, répétons-le, si telle a bien été l’ambition de Malick depuis le départ. Je le crois profondément, et ne laisse la place à aucune heureuse coïncidence face à la luminosité des parallèles qu’il est possible de tisser. Malick n’a sans doute pas explicitement voulu illustrer par ses films les thèses d’un autre – de Kierkegaard, en l’occurrence –, mais sa propre vision du monde et de la religion — Kierkegaard n’étant qu’une influence majeure acquise et assimilée au fil des années de travail à son sujet, et qui transparaît inconsciemment dans son cinéma. Pour moi, le résultat est le même, car Malick, peut-être malgré lui et inconsciemment, a incorporé la méthode même de Kierkegaard. Ce que ses films disent du monde et du rapport à la vie, à Dieu, à soi, acquiert dans le cinéma de Terrence Malick une valeur philosophique largement aussi importante (et digne) qu’une œuvre littéraire tout entière. Sans parler de la cohérence et de la patience qu’un tel projet demande, s’il a été un minimum réfléchi : savoir qu’il faut passer par des films qui racontent l’échec de l’humain, l’échec de telle ou telle manière de vivre, pour ne pouvoir qu’ultimement mettre en scène la version la plus aboutie de sa propre vision du monde — tout en l’ayant déjà, dès le début, entièrement en tête — ; cela relève du génie. Et c’est ce qui en fait, selon moi, l’inépuisable richesse et l’infinie beauté. Alors que tout ceci ne soit que sur-interprétation ou extrapolation, peu importe : il est quand même assez fabuleux d’y croire.