En ce mois de novembre, la rédaction du Mag du Ciné fait le point sur la décennie 2010. Dans ce troisième article consacré aux documentaires de la décennie, nous opérons un détour par la plateforme de SVOD Tënk, spécialisée dans le documentaire d’auteur, et par la série Le Village (2019), de Claire Simon, qui retrace l’histoire de sa création et son fonctionnement.
S’il existe certaines plateformes de SVOD où il s’avère difficile de trouver un (bon) film que l’on n’a jamais vu, tel n’est pas le cas de Tënk. En ligne depuis 2016, ce site propose constamment à ses abonnés une soixantaine de films, renouvelés six par six chaque vendredi. Sa particularité : il s’agit de documentaires d’auteur, catégorie large englobant aussi bien des classiques plus ou moins oubliés qui ne sont plus rediffusés sur les chaînes de télévision publique que des films plus contemporains qui pour l’immense majorité ne seront projetés qu’en festival. Créé dans le village de Lussas, en Ardèche, à l’initiative de Jean-Marie Barbe, natif du lieu et déjà créateur d’Ardèche Images et des États Généraux du Film Documentaire, Tënk programme des films qui, autrement, ne vivraient plus. Or, on nous excusera cette lapalissade, mais les films sont fait pour être vus, a fortiori encore plus lorsqu’ils traitent d’enjeux peu ou mal traités dans les médias dominants, ou qu’ils nous éclairent sur des cultures méconnues ou des histoires rarement racontées.
Tënk demeure relativement confidentiel, malgré des partenariats avec Telerama ou Mediapart, et ne compte encore que quelques milliers d’abonnés dont 85% étaient, en 2018, liés d’une manière ou d’une autre avec la production de films documentaires. Faisant partie des 15% de profanes et n’ayant de surcroît découvert Tënk qu’assez récemment, l’auteur de ces lignes a vu ces derniers mois quantité de films remarquables dont il ne soupçonnait même pas l’existence.
Parmi ces films, citons donc les documentaires de Pierre Perrault, un des fondateurs du cinéma direct, ceux d’Ariane Doublet sur les agriculteurs du pays de Caux ou ceux de Laila Pakalnina sur sa Lettonie natale, mais aussi, pêle-mêle, un moyen-métrage poétiquement absurde et inquiétant sur la… piscine municipale de Besançon (White Spirit, de Martine Deyres), un vieux documentaire militant contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff (Le Dossier Plogoff), le portrait éloquent d’une coiffeuse camerounaise exerçant dans une boutique de 8m² en Belgique (Chez Jolie Coiffure, de Rosine Mbakam) ou celui d’une policière congolaise luttant contre les violences faites aux femmes et aux enfants (Madame Colonelle, de Dieudo Hamadi). Ou encore celui, moins réjouissant, du fondateur d’une milice para-militaire fasciste en Slovaquie (When the War Comes, de Jan Gebert). Autant de sujets variés, autant de « visions du monde », comme le dit Jean-Marie Barbe lui-même dans la série documentaire Le Village, qui méritent d’être partagées.
Entre 2015 et 2018, Claire Simon (dont Le Bois dont les rêves sont faits, portant un regard inédit sur le bois de Vincennes, est également à mentionner parmi les documentaires les plus marquants de la décennie) a suivi l’équipe de Tënk, de la préparation du projet à l’inauguration de l’Imaginaïre, bâtiment lussassois regroupant désormais les différentes activités documentaires dudit village. En vingt épisodes de 26 minutes, la série s’intéresse aussi bien aux éléments économiques et politiques de l’affaire qu’à son fonctionnement éditorial, sans cacher les moments difficiles, y compris ceux de désaccord au sein de l’équipe.
Claire Simon cherche également à faire la jonction, pas évidente, avec les activités agricoles lussassoises, essayant de montrer comment un environnement rural peut accueillir des projets culturels qu’on aurait imaginés sur la rive gauche de la Seine plutôt que sur celle de l’Ardèche. S’ils habitent le même village, les préoccupations des uns, intellectuels parachutés en Ardèche, et des autres, habitants lambda, ne sont cependant pas toujours les mêmes, même avec un Jean-Marie Barbe faisant naturellement la jonction. Ils se croisent par ailleurs assez rarement : les villageois sont rares aux projections en plein air des États Généraux, et il y a quelque chose d’assez comique à voir Pierre Mathéus, directeur général de Tënk, lors des journées portes ouvertes de l’inauguration du nouveau bâtiment, tenter de se justifier de leur bon usage des deniers publics devant un groupe de Gilets Jaunes, en apparence pas captivés, et qu’il semble présumer plus intéressés par leurs impôts que par le cinéma documentaire.
Soyons francs : la série est un peu longue pour ce qu’elle a à raconter, et on pourrait imaginer un montage de 3h30-4h exploitable en salles, qui conserverait les scènes les plus intéressantes et permettrait d’attirer l’attention des spectateurs sur la plateforme. En l’état, ça n’intéressera sans doute pas grand monde en dehors d’un cercle restreint d’abonnés fidèles. Mais « Le Village » a le mérite de graver sur l’écran l’une des aventures les plus courageuses de la décennie dans le milieu du cinéma documentaire et plus globalement de la distribution cinématographique, et dont on espère qu’elle parviendra à perdurer de nombreuses années. Tënk (tout comme Universciné pour le cinéma d’auteur et La Cinetek pour les films de patrimoine) prouve qu’il y a une place pour une SVOD d’auteur, française, avec un vrai projet éditorial et des films présentés chaque semaine par des professionnels. En opposition ou en complément des mastodontes du secteur qui fonctionnent selon une logique de pure consommation, ces sites français sont assurément autant à défendre que les salles de cinéma indépendantes.