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The Servant (1963), de Joseph Losey : renversement des rapports de classe

En 1963, une rencontre avec le dramaturge et scénariste Harold Pinter permet à un Joseph Losey émigré en Europe de relancer complètement sa carrière. Adapté d’une nouvelle de Robin Maugham, The Servant est l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste américain. Porté par un Dirk Bogarde au sommet de son art, le film est une charge sans pitié dirigée contre le système de classes britannique, un domestique pervers et sournois y vampirisant progressivement son maître emmuré dans des conceptions sociales obsolètes. Ce sujet brûlant pour l’époque, abordé à la manière d’un thriller subtil, associé à la mise en scène baroque et au noir et blanc sublime, font de The Servant un très grand film… qui n’a pas pris une ride. 

1951. Quatre ans à peine après avoir mis en scène son premier long-métrage (Le Garçon aux cheveux verts), l’Américain Joseph Losey, pourchassé par les investigations du HUAC (House Un-American Activities Committee) qui ne goûte que modérément son affiliation au parti communiste américain et fonde ses soupçons sur des enquêtes du FBI truffées d’erreurs, est mis sur la touche, son nouveau patron Howard Hugues (farouchement anticommuniste, lui aussi) le gardant sous contrat sans lui donner de film à tourner. A la veille d’une injonction de témoignage devant le HUAC, il part tourner un film en Italie. Il reviendra dans son pays natal dès 1952 mais, blacklisté, il n’y trouvera aucun emploi. L’exil européen s’impose ; il sera définitif.

Pour autant, ses débuts sur le Vieux Continent sont difficiles, ses affinités « rouges » l’écartant de certains projets et l’obligeant à en réaliser d’autres sous pseudonyme. Losey doit accepter des travaux de commande dans des styles variés. Le succès le fuit. Dix ans après s’être installé à Londres, le cinéaste entame, à Rome, le tournage d’un film nettement plus personnel, très important à ses yeux : Eva, avec Jeanne Moreau. L’échec de l’œuvre sera à la hauteur des attentes placées en elle, et Losey rentre à Londres brisé. Heureusement pour lui, c’est précisément alors qu’il est au fond du trou que ressurgit un autre vieux projet. Celui-là ne relancera pas seulement une carrière moribonde, il s’avèrera sans doute le meilleur film qu’il ait jamais réalisé.

Un sujet taillé sur mesure

Adapter The Servant, la nouvelle de Robin Maugham (1916-1981) publiée en 1948, est une idée qui trotte dans la tête de Losey depuis longtemps. Alors qu’il collabore une première fois avec lui en 1954 sur La Bête s’éveille (The Sleeping Tiger), le cinéaste presse Dirk Bogarde de lire l’œuvre de Maugham. Et alors qu’il prépare Eva, c’est cette fois Bogarde qui l’informe que l’adaptation existe désormais. L’attirance du metteur en scène américain pour la nouvelle n’a rien de surprenant, et son adaptation semble taillée pour lui. On y retrouve en effet plusieurs de ses thèmes fétiches : les rapports de domination, la lutte des classes, la perversité. Le film signe la première collaboration, sur trois au total (les deux autres, dont le scénario est également tiré d’une œuvre littéraire, étant Accident/1967 et Le Messager/1971), entre Losey et le dramaturge et scénariste britannique Harold Pinter. Une bonne partie de la réussite du film réside sans doute dans la rencontre entre la précision et la concision de Pinter et le goût du baroque de Losey.

Si la mise en cause du système de classes britannique apparaît dans les trois collaborations entre les deux hommes, elle est ici au cœur même de l’intrigue. A Londres, Tony (James Fox) est un jeune bourgeois qui vient d’acquérir une maison cossue. Il y engage comme domestique Hugo Barrett (Dirk Bogarde), un homme discret et qualifié, bien sous tous rapports. Une relation de confiance s’établit entre les deux hommes, bientôt remise en question par la fiancée de Tony, Susan (Wendy Craig), qui n’apprécie guère Barrett et tente de convaincre son compagnon de s’en débarrasser. Lorsque le domestique parvient à introduire comme femme de chambre Vera (Sarah Miles), qu’il présente comme sa sœur alors qu’elle est en réalité sa maîtresse, un renversement des rapports de pouvoir s’engage entre le maître et son serviteur…

Celui qui ne reste pas à sa place

Le film est dominé par la prestation étincelante de Dirk Bogarde dans le rôle du domestique. D’abord présenté comme l’archétype du serviteur discret, professionnel et attentionné, il révèle peu à peu sa sombre nature de prédateur narcissique, qui n’hésite pas à utiliser sa fiancée, une jeune dinde hypersexualisée, comme appât pour vampiriser son maître. Il y parviendra d’autant plus facilement que, contrairement à Tony, il s’agit d’un monstre froid inscrit dans son époque, qui connaît parfaitement les règles sociales traditionnelles et sait les détourner à son profit. Tony, lui, est un dandy oisif, sans doute un rentier (il nourrit des projets professionnels au Brésil, mais on ne le voit jamais rien faire) qui vit dans une bulle. Sa conception des rapports de classe s’est arrêtée au XVIIIe siècle, il est parfaitement incapable de saisir toute situation qui sorte du moule sociétal qu’il connaît et qu’il tient pour inaltérable. Lorsque Susan, guidée par son intuition féminine, tente de l’éclairer sur le rôle potentiellement néfaste de Barrett, Tony refuse de l’entendre car pour lui, les rapports de classe sont clairs et enfreindre les règles est impossible. C’est ce qui explique sa réaction désemparée, comme interdite, puis pathétique lorsqu’il découvre enfin le pot aux roses : sa conception des relations sociales en est complètement chamboulée.

L’inversion des rapports entre le maître et son domestique est subtilement annoncée dès la première scène, magistralement mise en scène, qui voit Barrett pénétrer dans la maison encore vide. Après quelques recherches, il finit par tomber sur Tony, endormi sur une chaise. Alors que le dandy, qui avait oublié l’entretien d’embauche, se réveille, la caméra cadre déjà Barrett, digne et stoïque, en position de supériorité face à son futur maître qui ressemble à un cadavre. Si, en apparence, Barrett subit sans broncher les multiples remarques cassantes de la part de Tony et (surtout) Susan qui le renvoient sans cesse à sa condition servile, c’est à l’anéantissement progressif de ce rapport de domination que le sournois manipulateur va procéder. Alors que Susan jalouse sa relation privilégiée avec Tony, ce dernier apparaît comme un être infantilisé, qui ne sait rien faire seul. Sa dépendance vis-à-vis de son domestique apparaît clairement lorsque, après l’avoir renvoyé, l’on constate l’état de saleté de la maison de Tony, incapable de se prendre en main. Barrett n’aura alors plus à insister bien longtemps pour que son maître cède et lui offre une « seconde chance ». Sans en prendre conscience, Tony signe ainsi sa perte en acceptant de pardonner le franchissement d’une ligne rouge autrefois hautement symbolique. Les séquences suivantes le montreront de plus en plus neutralisé, sadisé, à la merci d’un Barrett devenu à la fois un copain (on les voit s’adonner à des jeux puérils dans la maison) qui ne respecte plus aucune règle sociale (il est négligé, vulgaire, il distribue des bourrades à Tony) et un bourreau qui pourvoit son ancien maître, réduit à un piteux état, en alcool et en filles. L’attirance homosexuelle entre les deux hommes est évidente, même si elle n’est jamais manifeste. A la fin, Susan peut bien gifler l’ancien manservant qui a outrageusement empiété sur les prérogatives de son maître, elle a perdu la partie depuis longtemps…

Sans pitié 

The Servant est une critique sociale féroce, une charge frontale contre une Angleterre puritaine cloisonnée par des règles sociales iniques et d’un autre temps. Une Angleterre qui perd définitivement sa position dominante dans le monde (reconstruction après la guerre, crise du canal de Suez, vague d’indépendances d’anciennes colonies…) mais qui, à l’intérieur, vit encore dans son fantasme de superpuissance. Ce phénomène d’aveuglement face à la marche du monde est illustré par l’aristocratie qui, si elle ne peut plus se réclamer des accomplissements et de la gloire des siècles précédents, n’en conserve pas moins une symbolique de plus en plus surannée. Lorsque Tony lui annonce qu’il a engagé un domestique, même Susan paraît surprise devant cette tentative désespérée d’un représentant d’une classe sociale dépassée de s’accrocher à ses privilèges historiques. L’aristocratie est encore montrée comme vaguement attirée par l’exotisme (souvenirs des temps glorieux de la colonisation ?) dont elle ignore désormais tout (le vieux couple Mounset associe le Brésil à des stéréotypes mal maîtrisés, puisqu’il confond les gauchos avec les… ponchos), mais aussi coincée sexuellement (nettement plus entreprenante que Susan, Vera n’aura aucun mal à pousser Tony à la faute). Bref, le film est une observation sans pitié des mœurs d’une haute société britannique complètement sclérosée. Cette critique acerbe est inédite à l’époque au Royaume-Uni, et le miroir tendu ne laissera personne indifférent.

La critique implacable contenue dans le scénario de Harold Pinter (qui apparait brièvement dans le film) est d’autant plus brillante qu’elle n’est pour ainsi dire jamais exprimée telle quelle. The Servant n’a pas besoin d’être un film social ou un manifeste politique pour faire passer son message. Formellement, nous sommes ici à mille lieues du réalisme kitchen sink britannique qui prend son essor à la même époque. Au contraire, la mise en scène de Losey est comme toujours baroque et extrêmement soignée. Il multiplie les plans recherchés, les mouvements de caméras sophistiqués, l’utilisation des miroirs, du hors-cadre et des jeux entre avant-plan et arrière-plan pour créer une inquiétante étrangeté, un sentiment de malaise grandissant. Le décor est également remarquablement choisi et mis en valeur. La maison de Tony est en effet caractérisée à la fois par une double logique, une verticale pour symboliser la hiérarchie traditionnelle des strates sociales (les domestiques sont confinés au dernier étage) et une horizontale avec ces pièces labyrinthiques aux multiples accès. Le réalisme n’a pas sa place dans ce drame psychologique aux décors aussi troubles que les protagonistes. Ces derniers n’ont aucune revendication sociale, à l’image de Barrett dont on ignore finalement les desseins exacts. Avec le recul, son cynisme et sa perversité nous apparaissent aujourd’hui bien plus modernes que le prolétariat revendicatif et parfois idéalisé du cinéma social britannique des années 60 et 70. La critique de Losey et Pinter est bien plus pessimiste et cruelle, non seulement vis-à-vis de l’aristocratie agonisante mais aussi des relations humaines en général, toujours gâtées par des conflits de domination.

En revoyant aujourd’hui The Servant, on ne peut s’empêcher de songer à Parasite de Bong Joon-ho, autre peinture féroce des relations humaines via le prisme des rapports de classes sociales. Le cinéaste sud-coréen a d’ailleurs reconnu que le film de Losey l’avait fortement influencé. Les chefs-d’œuvre sont intemporels ! Un constat fascinant sur le plan artistique mais, vu le sujet traité, pas franchement rassurant quant à l’évolution des relations entre les Hommes au cours des cinquante dernières années…

Synopsis : Un aristocrate londonien tombe peu à peu sous la coupe de son valet, être glacial et manipulateur, et de sa maîtresse.

The Servant : Bande-annonce

The Servant : Fiche technique

Réalisateur : Joseph Losey
Scénario : Harold Pinter
Interprétation : Dirk Bogarde (Hugo Barrett), James Fox (Tony), Sarah Miles (Vera), Wendy Craig (Susan Stewart)
Photographie : Douglas Slocombe
Montage : Reginald Mills
Musique : John Dankworth
Producteurs : Joseph Losey et Norman Priggen
Durée : 115 min.
Genre : Drame psychologique
Date de sortie : 10 avril 1964
Royaume-Uni – 1963