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Hans Landa, l’Ogre de Tarantino – Le Mal au cinéma

Vincent B. Redacteur LeMagduCiné

S’il n’est pas le plus apprécié des films de Quentin Tarantino, Inglorious Basterds met au moins tout le monde d’accord sur un point : l’interprétation sans faille de Christophe Waltz dans le rôle du salopard ultime. Officier SS doté d’une intelligence redoutable, Hans Landa représente tout ce que l’on est en droit d’attendre d’un grand méchant de cinéma. Mais s’il n’était que cela, ce serait beaucoup trop simple. Il était donc une fois…

…Un jeune homme de Los Angeles passionné de cinéma… Inutile de rappeler pendant trois paragraphes ce que représente Tarantino dans le paysage cinématographique contemporain. Notons tout de même cette petite étrangeté amusante : il est probablement le seul cinéaste en activité dont on compte les films, relançant systématiquement le compte à rebours d’un carrière fulgurante. Tarantino a juré qu’il ne ferait que dix films, Once upon a time in Hollywood était le neuvième, il n’en reste donc qu’un.

Louons donc la manière assez habile qu’a eu le cinéaste de mettre en scène son propre succès, lui donnant des airs de western crépusculaire. Bientôt la fin d’une époque ? Quentin partira-t-il au loin, la silhouette brouillée par un aveuglant coucher de soleil, marquant ainsi le chant du cygne d’une œuvre foisonnante, la laissant sur terre en héritage ? On s’inquiète, on reste fébrile, on attend. Et si le dernier Tarantino était un film raté ? Lui qui a surpris tout le monde en disant vouloir faire un film Star Trek, ou encore menacé de s’arrêter directement après Once upon a time in Hollywood si le film était un succès, pour partir sur une note positive. Sueurs froides dans la communauté cinéphile ! Ce sera ni l’un, ni l’autre… peut être un Kill Bill 3 repoussé depuis si longtemps ? Sachant qu’il considère le 1 et le 2 comme un seul film, faussant ainsi le décompte, peut être que le dixième sera tout autre… On dira ce que l’on voudra de Tarantino, mais une chose est certaine, c’est un gros malin.
Et c’est peut être cela qui va définir le mieux cette filmographie qui, si on plonge dans le détail, est tout de même un peu foutraque. Entre comédie, action, romance, violence, anti-racisme et néo-fascisme plus ou moins assumé, difficile de trouver une cohérence, si ce n’est celle du cinéma pour le cinéma. Malin le Tarantino, et doué d’une mémoire encyclopédique (lire son entretien avec Bertrand Tavernier dans Amis Américains), il cite, recycle, réactive des images, des bouts de films, des répliques… souvent obscures, obtenant d’un côté la reconnaissance des cinéphiles aguerris flattés dans leur ego, et l’admiration de ceux qui y voient de la nouveauté. Très malin.

Mais le problème quand on est malin, et que l’on fait de films de cette manière, c’est que l’écriture s’en ressent. Au bout d’un moment, on tourne en rond. Les personnages « tarantiniens » sont ainsi longtemps bloqués sur un éventail allant du « stupide » (Vincent Vega) au « malin » (Jacky Brown). Si l’on parle souvent de ses films comme « ultra-violents » et « amoraux », la description du mal que fait Tarantino est, au mieux, assez floue. Disons-le directement, pendant longtemps il n’y pas eu de « vrai méchant » dans ses films, cas de figure particulier induit par la moralité douteuse de la majorité des personnages.

Résumons : si tout le monde est plus ou moins méchant, personne ne l’est vraiment. Reservoirs Dogs, Pulp Fiction, Jacky Brown et même Kill Bill (surtout le 2) tournant tous autour de cette idée d’une certaine relativité du mal. Les flics sont corrompus, les tueurs ont des enfants, apprécient les burgers, peuvent tomber amoureux… le personnage tarantinien est fondamentalement un archétype de cinéma détourné de sa fonction narrative par l’intrusion de considérations cartésiennes éloignées du code dont il est tiré. Le film noir prend des airs de romance (Jacky Brown), la vengeance sur fond de kung-fu devient un drame sur le divorce (et que faire de l’enfant?) etc.

Si Boulevard de la mort, dans son hommage aux séries Z (le slasher surtout), montre l’intérêt croissant du réalisateur pour une figure monolithique du mal (Kurt Russell et sa voiture), le vrai basculement se joue avec Inglorious Basterd.

« Once upon a time… In a Nazi-occupied France »

C’est par ce carton, après un générique en forme de valse, que s’ouvre le premier chapitre de cette fausse épopée historique. Le cinéphile reconnaîtrait la référence à la trilogie de Sergio Leone, le plus échevelé ira exhumer l’amitié du cinéaste avec Robert Rodriguez (à qui il avait suggéré le titre Once upon a time in Mexico, troisième volet de la trilogie du Mariachi) mais il est possible d’y voir un autre écho. « Il était un fois… ». On en voudrait presque à Sergio Leone d’avoir, malgré lui, capitalisé l’expression, la transformant en amorce de cinéma, quand n’importe quel enfant y entend l’introduction d’un conte.

Une époque lointaine, une quête, un monstre. Tels sont les ingrédients constitutifs du conte à l’européenne. Tarantino ne s’était jamais attaqué au passé auparavant, il choisit la Seconde Guerre Mondiale, sûrement pour son potentiel cinématographique. La quête est toute trouvée, ce sera la vengeance, qui sous tendait déjà Kill Bill. Ne reste plus qu’à trouver le monstre…

Ainsi apparaît dès la première séquence Hans Landa, dit « Le chasseur de juifs ». Si la promotion avait annoncé à grands frais la croisade meurtrière de Aldo Raines (Brad Pitt) et ses bâtards, le cinéaste prend tout le monde de court en introduisant son film avec celui qui restera jusqu’à la fin l’homme à abattre.

Au cours d’une ouverture évoquant John Ford, le fermier français (Denis Menochet) reçoit chez lui le SS. Son arrivée est annoncée en son extra-diégétique par les premières notes de La Lettre à Élise, avant que la musique ne vire dans un registre plus proche d’Ennio Morricone. On pense à Il était une fois dans l’Ouest, Et pour quelques dollars de plus… tous ces films où quelques petites notes suffisent à annoncer l’arrivée du danger. Néanmoins, le recours à Beethoven surprend. Est-ce que Wagner aurait été plus dans le ton ?

L’homme descend de sa jeep, et se présente au fermier. Deuxième surprise : il est cordial, souriant et presque sympathique. La situation reste tendue (et pour cause), mais le SS ne semble pas en tenir rigueur. Il complimente le fermier sur ses filles, demande poliment un verre de lait. En quelques plans, Tarantino nous emmène déjà loin de l’image confortable du nazi hystérique et violent. Ce Hans Landa n’est ni Papa Shultz, ni le dictateur de Chaplin. D’ailleurs, il ne porte même pas de moustache.

Il demande, avec l’air gêné, s’il peut parler anglais, de peur d’écorcher un peu trop son français qu’il juge approximatif. On pense tout de suite à une faiblesse scénaristique pour que le film soit apprécié par les Américains, pas très fans de sous-titres. Le fermier demande s’il peut fumer, Landa l’encourage, affirmant qu’il fume lui-même. Le Français sort une petite pipe artisanale, l’Allemand fait d’un coup apparaître une pipe énorme, presque kitsch. Rire dans la salle. Un officier SS peut-il être si grossier et si arrogant qu’il s’affiche avec un objet aussi encombrant ? Étonnante bascule dans le cartoon. La conversation continue : Tarantino déploie tout son savoir faire, à coup de périphrases, de changements de sujets, de développements superficiels… Au fur et à mesure, Landa se révèle tel qu’il devrait être. Raciste, antisémite, mais surtout rationnel, justifiant sa noirceur par la méthode scientifique. Nous sommes en terrain connu.

Et puis vient la révélation, la découverte du piège. S’il fallait passer à l’anglais, c’est parce que les juifs cachés dans le sous sol ne le parlent pas. Si les filles ont dû sortir, c’était pour les remplacer par trois SS armés prêts à mitrailler le sol. Si la pipe était si grosse, c’était pour faire croire à son interlocuteur (et au spectateur) que le chasseur était stupide. La vérité est plus sinistre : Hans Landa est en fait une araignée tissant méticuleusement son piège, avant de prendre ses victimes dans sa toile.

Shoshana (Mélanie Laurent) réussit à s’enfuir. Landa le voit très bien, il sort de la maison (dans un plan porte similaire à celui qui voyait John Wayne partir dans The Searchers), lève son pistolet, mais finalement ne tire pas. Or un personnage tarantinien aurait tiré. Il aurait vidé son chargeur. Mais pas Landa, qui préfère se fendre d’un ironique « au revoir ! ».

Monstrueux, le personnage l’est par ses actes (il est en charge de la traque des juifs) mais pas par son apparence. Toujours soigné, tiré à quatre épingle dans son uniforme, rasé de près. Landa est un homme qui se sait être regardé, mais plus terrifiant encore, il en tire sa force. Il maîtrise jusqu’aux effets comiques (la fameuse pipe) et est prêt à passer pour un idiot même un instant, si cela lui permet d’arriver à ses fin. Pour la première fois chez Tarantino, le monstrueux se double d’une qualité qu’il n’avait jamais vraiment développé chez ses autres personnages : le génie.

Il est toujours ambigu de chercher des qualités aux salauds, surtout quand ils sont nazis, mais chaque rencontre avec le chasseur insiste sur ce point. Hans Landa n’est pas qu’un SS, c’est aussi un brillant polyglotte et un stratège hors pair, disposant toujours de deux ou trois coups d’avance sur ses adversaires. Il devine très vite la véritable identité de Shoshana quand ils se rencontrent une deuxième fois, mais n’en laisse rien paraître, multipliant encore les gags cartoon (« attendez la crème ») et repère au premier coup d’œil les bâtards infiltrés dans le cinéma. Et comme un coup fatal porté à l’héroïsme, ce n’est pas tant le plan de Shoshana ou l’intervention d’Aldo Raines qui permet l’assassinat d’Hitler et Goebbels, mais bien le retrait calculé du SS en charge de la sécurité. Fin observateur, il voit que la guerre est dans une impasse et préfère sauver sa peau. Donc il laisse faire.

Si la construction d’un tel personnage surprend chez Tarantino, c’est parce qu’elle ne correspond pas à ses schémas habituels. Hans Landa est tout sauf une figure tarantinienne. Cinéaste de la violence, il fait ici la proposition exactement inverse : un homme dont l’arme de prédilection restera avant tout sa tête. Contrairement à Aldo Raines et ses bâtards, à la mariée ou aux autres figures connues de la galaxie complexe du cinéaste, Landa utilise finalement très peu la violence physique. Il ne fait jamais usage de son pistolet. Ses outils de tortures sont le verbe et la psychologie. Mais surtout, le chasseur ne subit pas les hasards et les coïncidences, ne se débat pas dans une situation inextricable dont la seule issue serait la mort. Il est la situation, c’est lui qui la met en scène, tel le double cinématographique obscur du cinéaste. Seule ombre dans ce tableau, Bridget von Hammersmark (Diane Kruger), espionne et actrice, qu’il étranglera de ses propres mains.

La scène est restée célèbre pour de sombres raisons, les mains qui étranglent Diane Kruger étant celles de Tarantino lui-même. Si l’on comprend la teneur douteuse d’une telle implication du cinéaste, poussons plus loin l’analyse. Tarantino/Landa qui étrangle Kruger/Bridget, soit le metteur en scène qui tue l’actrice, la seule capable de lire dans son jeu. Il n’est pas anodin de noter, durant cette séquence, que Landa semble partager avec son créateur un fétichisme des pieds largement commenté et documenté dans la filmographie de Tarantino. La tension (non amoureuse) entre les deux antagonistes, la lenteur de l’instant, offre un véritable effeuillage qui n’a rien d’érotique dans le récit, mais dans la tête du cinéaste, qui sait ?

Tarantino s’est-il consciemment identifié au chasseur ? Avouons qu’il y a mieux qu’un nazi pour faire office d’alter ego. En revanche, personne dans son entourage ne nie sa culture démentielle et son intelligence, et la simple vision de ses films permet de se rendre compte d’une parfaite maîtrise des effets de mise en scène, souvent réfléchis, jamais faits au hasard. Pourtant, s’il est d’usage pour un auteur de mettre un peu de lui-même dans les figures qu’il crée, Tarantino semble toujours s’être tenu en retrait de ce genre de mise à nue psychanalytique. Ses personnages sont divers, bigarrés, colorés… mais aucun ne semble lui ressembler autant que Landa. Alors pourquoi en faire un nazi et pourquoi prendre le risque de dévoiler ses pulsions au travers du salaud trop parfait ?

Osons ici la psychologie de comptoir : Tarantino n’est pas un faux modeste, il a conscience de son intelligence. Sauf que celle-ci semble autant le griser que le terrifier.

Made in U.S.A

Inglorious Basterds n’est pas que le premier film de guerre de Tarantino, Il est son premier film historique tout court. Mais pour un cinéaste connu pour ses obsessions citationnelles, le choix du contexte n’est pas anodin. La Seconde Guerre Mondiale, et particulièrement l’affrontement en France, aura longtemps été le champ de bataille de deux cinématographies que l’on oppose souvent : le cinéma hollywoodien et européen.

Le premier, plus spectaculaire et plus héroïque, nous aura donné Un pont trop loin, De l’or pour les braves jusqu’au Soldat Ryan. Le second est celui de Nuit et Brouillards, Salo, Kapo… des films beaucoup plus sombres, plus intellectualisés, moins premier degré dans leur célébration de la victoire, le trauma étant encore très présent dans les esprits.

C’est là que se joue finalement toute la mascarade d’Inglorious Basterds : Tarantino ne raconte pas des faits historiques (basculant plutôt dans l’uchronie) mais oppose deux visions du cinéma, deux regards. D’un côté Aldo Raines, Américain pur jus, décérébré et avide de violence qui voit la France occupée comme un terrain de jeu, exigeant de ses hommes un « high score » (le motif de la batte n’est pas anodin), de l’autre Landa, qui assouvit ses pulsions dans un régime où son génie implacable trouve toute son utilité. Tarantino cite toujours et s’amuse en référençant d’obscurs films de guerre italiens, mais aussi Leni Riefenstal et sa propagande outrancière soutenue par des intuitions esthétiques brillantes. Sauf que, pour la première fois dans la filmographie du monsieur, Inglorious Basterds ne se contente plus de citer, il commente. Il ne parle pas avec du cinéma mais parle de cinéma.

Opérant comme une véritable troupe, les bâtards partent en tournée européenne, près à défourailler du nazi. On retrouve pèle mêle dans le film des projectionnistes pyromanes, des généraux/producteurs supervisant les opérations de loin, des acteurs/soldats (voir la scène du jeu de rôle dans le bar) et même un critique (Michael Fassbender), broyé dans la collision, malgré son érudition. Le tout culminant évidement dans un cinéma en flamme, brûlant les restes de ce que l’humanité a produit (dans tous les sens du terme) de pire. Le cinéma est-il plus fort que le nazisme ? Difficile à dire, sachant que la production filmique fut aussi une des armes idéologiques préférées du Führer. Le constat est plus amer… Entre de bonnes mains (celles du critique par exemple), le cinéma peut être magnifique, entre de mauvaises, il peut être destructeur.

Exactement comme le génie, comme celui de Landa devenu arme de destruction au service d’un régime génocidaire. La seule erreur du monstre étant de sous-estimer la stupidité bornée (presque sublime) de son alter ego américain, tout comme le cinéma européen n’avait pas vraiment pris au sérieux la machine de guerre idéologique que préparaient les studios hollywoodiens, imposant, au sortir de la guerre, des quotas de films à diffuser en salles (les accords Blum-Byrnes de 1946).

Dans cette optique, Landa représente un peu tout cela : ce cinéma européen techniquement brillant et réfléchi, dont l’arrogance aura causé la perte. Il est ce cinéma capable de grandes choses, même du mauvais côté de l’histoire. Même certains grands cinéastes français se sont trouvés piégés dans la collaboration (Clouzot).

Les références à John Ford, cinéaste honni par Tarantino, du côté de Landa ne sont, là encore, pas anodines. Le maître du western y est admiré pour sa maîtrise visuelle, mais on lui reproche l’image peu reluisante que ses films donnèrent des Amérindiens. D’un génocide à l’autre, il n’y a qu’un pas, que Tarantino franchit avec sa caméra, brouillant au passage les repères géographiques et la topographie du mal cinématographique.
Par la figure de Landa, Tarantino condamne-t-il définitivement le cinéma européen ? Celui qu’il encensait pourtant à ses débuts. Rien n’est moins sûr, puisque Hans Landa revient, métaphoriquement, dans le film suivant, sous les trait du Dr King Shultz. Christophe Waltz reprend le rôle de l’Allemand jovial et cultivé, mais cette fois, du bon côté de l’histoire. Comme Landa, Kind Shultz se met en scène, trompe l’ennemi en s’affichant plus stupide qu’il ne l’est (cette impayable molaire géante sur sa voiture) et enfin choisit le bon acteur pour le bon rôle. Django, esclave libéré qu’il transformera en justicier. Les deux personnages (Landa et Shutz) sont très similaires, y compris dans leur intelligence, et leur arrogance qui les fait sous-estimer la stupidité pourtant légendaire de certains Américains. Ici c’est Leonardo DiCaprio qui s’y colle, dans un amusant numéro d’aristocrate grotesque, mais nulle doute que Brad Pitt n’aurait pas dépareillé, renforçant ainsi la puissance symbolique d’un diptyque qui ne dit pas son nom.

Aldo Raines évoquait ces réalisateurs de blockbusters décérébrés, pétris d’un machisme très américain. Avec l’esclavagiste Calvin Candie, le duo Tarantino/Waltz passe à la vitesse supérieure. Cette fois, c’est le producteur qu’il faut abattre. Homme démesurément riche, organisant des divertissements morbides (combats à mort d’esclaves), sous-cultivé, cloîtré dans son domaine nommé comme un parc d’attraction à sa gloire : « Candyland », littéralement « royaume des bonbons ». Nous somme proches de la caricature la plus perverse que le cinéma américain ait donné du père fondateur Walt Disney.

Sauf qu’ici, le génie est du bon côté. Paradoxe toujours, celui qui en 1941 s’évertue à traquer les juifs, s’émeut ici du sort des esclaves noirs. L’histoire, nous dit Tarantino, n’est pas tant le résultat d’une lutte du bien contre le mal que d’un positionnement des élites. Et contrairement à son descendant, Shultz fait un choix, celui du sacrifice. Sa conscience se réveillant finalement à l’écoute de quelques notes, jouées à la harpe par la sœur de l’esclavagiste: celles de La lettre à Élise.

Sweet sweetback basterd’s song

Inglorious Basterd n’est pas que le sixième film de Tarantino, il est l’épisode charnière d’une carrière que l’on peut maintenant couper en deux ensembles distincts. Il marque la fin de la première, exégèse récréative de ses obsessions cinématographiques et exercices de citations boulimiques et parfois abrasifs. Un univers qui s’était d’abord teinté d’un cynisme adolescent, affirmant que personne n’était totalement méchant ou gentil, et que le monde se débattait surtout avec sa propre stupidité.

Et puis l’adolescent sort de sa chambre, pose ses DVD et sort voir le monde, prend conscience des horreurs de l’Histoire. A partir de là, le Mal existe chez Tarantino, et, pire encore (preuve d’une prise de conscience), il a l’air sympa.

Hans Landa annonce tout cela. Véritable muse du cinéaste pour deux films, Christophe Waltz, alors inconnu et depuis détenteur de deux Oscars, incarne à la perfection cette prise de conscience d’un homme qui est resté trop longtemps l’adolescent des vidéoclubs. Un visage qui n’évoque rien au premier abord, que l’on ne prend pas au sérieux, mais qui se révèle être le mal à l’état pur : protéiforme, polyglotte et polymorphe. Pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, Landa (Lambda?) est la meilleure incarnation de la « banalité du mal ». Il préfigure Calvin Candie l’esclavagiste grotesque, Les Huit Salopards, s’entre-tuant dans une cabane par excès de méchanceté, et l’invisible Charles Manson, dont les manipulations mèneront à des massacres traumatisant l’Amérique.
Mais Christope Waltz n’a pas fait que donner corps à cette banalité théorisée par le cinéaste. Son élégance autrichienne faisant tâche d’huile dans l’univers très (trop?) américain de Tarantino, il fait découvrir au natif de Los Angeles une sensibilité très européenne. Par son intermédiaire, le cinéaste découvre la tétralogie de Wagner, dont la légende de Siegfried lui inspirera justement Django Unchained, cité à plusieurs reprises par Shultz, mais littéralement mis en images par le massacre final, où Django/Siegfried se baigne dans le sang du dragon/la plantation, ressortant invincible mais mu par une violence inextinguible. Candyland évoque aussi bien Disneyland que la cabane de pain d’épice de Hansel et Gretel. Les Huits Salopards se reposent en écoutant Douce nuit, sonnant comme une berceuse annonçant le piège tendue par une sorcière, et Once Upon a time in hollywood fantasme le sauvetage de la princesse Sharon Tate par deux chevaliers malgré eux.

Revirement étonnant de la part de l’enfant terrible, le cinéma américain qu’il exaltait auparavant ne semble plus lui suffire pour raconter sa vision du monde. Le mal, qui semble désormais l’obséder, ne peut plus être raconté par les images fabriquées l’ayant dilué par trop d’héroïsme. Ne reste alors que la forme la plus pure pour raconter ce mal, pleine de figures grotesques touchant jusqu’à notre inconscient. Une forme dégénérée par le cinéma américain et notamment Walt Disney. Et cette forme, c’est le conte. Hans Landa n’est que le premier ogre d’une œuvre qui commence à en compter un certain nombre, mais s’il ne devait en rester qu’un, ce serait celui là.

A partir d’Inglorious Basterd, tous les films de Tarantino pourraient commencer par « Il était une fois… »

Extrait : Inglourious Basterd

Redacteur LeMagduCiné