Le troisième film de Clint Eastwood peut en surprendre plus d’un. Pourtant, en signant Breezy, le cinéaste fait preuve d’une sensibilité qu’on ne soupçonnait sans doute pas à l’époque (sensibilité qui sera confirmée, bien plus tard, par un autre chef d’œuvre, Sur la Route de Madison). En filmant un couple marginalisé par sa différence d’âge, Eastwood signe un film aussi tendre qu’intelligent, magnifiquement interprété.
C’est un lien commun de dire que tout oppose les deux protagonistes du troisième long métrage réalisé par Clint Eastwood, Breezy.
Edith Alice Breezerman est une jeune hippie parcourant les rues de Los Angeles, dormant ici et là et traînant avec d’autres hippies. Elle apparaît très vite comme une très jeune femme dont le comportement semble immature, au point qu’elle en vient à se surnommer “Mlle Débile”. La silhouette menue, sa petite voix, tout ramène Breezy à son statut de jeune femme, presque encore une adolescente (on ne saura jamais précisément quel âge elle a ; elle avouera juste être sur les routes depuis qu’elle a fini le lycée).
Cependant ça ne l’empêche pas de tout prendre avec légèreté. Une des significations du surnom Breezy, c’est “désinvolte”, et cela caractérise parfaitement la jeune femme. En rejetant la vie sociale commune, elle semble aussi en avoir rejeté la pesanteur.
Frank Harmon est, quant à lui, un homme mûr. Loin de la vie nomade et trépidante de Breezy, lui est un sédentaire. Il vit seul dans sa grande propriété. Si on le découvre en charmante compagnie, ce n’est que pour mieux s’empresser de mettre à la porte (avec élégance, avec classe, ce qui l’empêche de montrer de façon trop évidente son exaspération) une belle blonde avec qui il vient de passer la nuit mais envers laquelle il n’exprime pas un amour débordant. D’ailleurs, à peine sa conquête d’une nuit partie, il jette le papier sur lequel il avait noté son numéro de téléphone.
Harmon est un solitaire qui aimerait bien le rester. Mais, à vrai dire, Breezy ne lui laisse pas vraiment le choix. Elle débarque d’un coup, l’inondant de paroles et, avant qu’il n’ait eu le temps de prononcer trois mots, elle s’installe déjà dans sa voiture. Acte qui prouve un certain courage, ou une certaine inconscience de la part de la jeune femme, puisqu’elle vient justement de sortir d’une autre voiture dont le conducteur ne cessait de lui faire des propositions malhonnêtes. Et là voilà, qui, à nouveau, s’installe dans la voiture d’un inconnu.
Il faut dire qu’elle est comme ça, Breezy. Avec un naturel, une fraîcheur désarmante, elle s’immiscera inexorablement dans la vie du vieil agent immobilier sans trop lui laisser la possibilité d’exprimer son désaccord.
Attaché à sa vie solitaire, Harmon essayera bien de résister, mais c’est impossible. D’autant plus que Breezy, montrant qu’elle est loin d’être aussi naïve qu’on ne pourrait le croire, sait parfaitement cerner l’homme qu’elle a en face d’elle. Elle l’oblige à regarder en face ses échecs sentimentaux, et surtout à admettre que s’il se réfugie dans la solitude, ce n’est pas tant parce qu’il aime cette situation, mais plutôt parce que ça lui permet d’échapper aux relations sérieuses. Le leitmotiv de Harmon, c’est : “Pas d’engagements, pas de liens sérieux”. Une femme, qu’il avait fréquentée par intermittence pendant six mois, dit qu’avec lui, elle a été obligée de se contenter des “miettes” de relation qu’il voulait bien lui accorder, sachant qu’elle n’aurait rien de plus.
Harmon s’est convaincu qu’il aime être seul, et la jeune femme sait lui ouvrir les yeux sur l’horreur de la maison vide.
Au début, Frank traite Breezy comme un père traiterait son enfant. Il lui donne le conseil le plus paternaliste qu’il connaisse : il lui dit qu’au lieu de courir les rues, elle ferait mieux de se trouver un travail. En fait, il va constamment freiner des quatre fers pour ne pas avouer ses sentiments envers elle. D’abord par peur de l’engagement ; par cette peur exprimée par son ami Bob, avec qui il fait régulièrement du sport :
“On se demande ce que ça ferait de recommencer à nouveau, de rencontrer quelqu’un d’autre, de tomber à nouveau amoureux. Tout ça n’est pas mort en moi. Tu sais ce qui me retient ? La peur. J’ai une trouille bleue. A mon âge, l’idée de tout recommencer, comme quand j’avais vingt ans.”
Mais alors qu’il va irrésistiblement céder au charme désarmant de la jeune femme, un autre problème va se poser : la différence d’âge.
La première partie du film se déroule presque exclusivement dans le domaine privé, mais petit à petit les deux amants vont sortir en société. Et là, la grande différence d’âge entre eux va poser un problème majeur à Frank. Breezy, elle, écarte ce problème d’un revers de main, mais Frank va être tiraillé entre l’amour qu’il ressent pour elle et les considérations sociales. Au point qu’il avouera :
“Je ne peux pas assumer”.
Cela poussera Harmon à jouer, auprès de ses collègues, le vieux conservateur réac’ qui critique les hippies. Même si son regard chante une autre chanson.
Ce couple entraîne chez Harmon un total bouleversement de ses habitudes de vie bien sécurisantes. D’autant plus que la différence de génération rend Breezy totalement incompréhensible et imprévisible pour lui. La jeune femme est hermétique. Elle vient et repart sans prévenir. Elle parle sans cesse, mais sans jamais rien dire d’elle-même. Et Harmon va s’imaginer qu’elle est à la fois “une garce qui veut profiter de [lui] et une débile dont les hommes profitent”.
Et pourtant, Breezy sait faire tomber toutes les barrières. Quelle sensibilité dans cette déclaration d’amour sans pareille :
“ça t’ennuierait beaucoup que je t’aime ? Je vais faire attention à ne pas t’ennuyer. Et je ne te demande pas de ressentir la même chose. J’aimerais juste pouvoir le dire de temps en temps”
Ainsi, la jeune femme va permettre à Harmon de montrer l’étendue de sa personnalité. Homme doux, prévenant, sensible, derrière des allures d’ours. Homme qui aura finalement le courage d’aller au-delà des considérations sociales pour s’attacher, même pour un temps limité, à cette brise de fraîcheur qui débarque dans sa vie.