Nombreux sont les festivaliers de la Croisette à l’avoir découvert sur un transat sur la plage. Plus nombreux encore sont ceux qui ont rempli les quelques sessions allouées à ce nouveau monument de l’animation au festival d’Annecy. À présent, l’Hexagone tout entier a la possibilité d’embarquer dans la folle aventure de Mars Express, une œuvre de science-fiction qui copine intimement avec le polar. Tout cela dans un enrobage graphique qui joue sur la nature artificielle des décors et des personnages, le premier long-métrage de Jérémie Périn, coécrit par Laurent Sarfati, trouve l’accord parfait pour ne pas soustraire une once de réflexion à cette excursion ludique et libératrice.
Synopsis : En l’an 2200, Aline Ruby, détective privée obstinée, et Carlos Rivera son partenaire androïde sont embauchés par un riche homme d’affaires afin de capturer sur Terre une célèbre hackeuse. De retour sur Mars, une nouvelle affaire va les conduire à s’aventurer dans les entrailles de Noctis, la capitale martienne, à la recherche de Jun Chow, une étudiante en cybernétique disparue.
L’animation n’a cessé de jouer à armes égales avec les œuvres de fiction, majoritaires dans un souci d’économie de temps, de moyens et d’efforts considérables. Et il serait mal placé d’évoquer une régression des différents outils d’animation lorsqu’ils parviennent à se renouveler. Le dernier coup de pinceau traditionnel d’Hayao Miyasaki (Le Garçon et le Héron), un mélange dynamique entre la 2D et la 3D (The First Slam Dunk), la stop-motion inarrêtable (Mad God), l’image de synthèse Élémentaire et le coffre à jouets de toutes ces techniques (Spider-Man : Across The Spider-Verse), cette année 2023 témoigne d’une diversité remarquable de ce côté-là.
Lorsque le créateur de la série animée Lastman s’avance avec des ambitions et des intentions similaires, impossible de l’ignorer. En s’adressant particulièrement à un public adulte, Jérémie Périn s’affranchit des contraintes graphiques liées à la violence. Pour le reste, sa thématique est universelle et proche de Blade Runner. L’appui indispensable des producteurs de « Everybody On Deck » et du studio d’animation « Je suis bien content » ne pouvait donc que l’encourager à explorer le penchant cérébral de la science-fiction. En choisissant opportunément les lois de la robotique, établies par Isaac Asimov, comme point d’ancrage dans un monde qui dépend encore des technologies autonomes, le cinéaste dépeint un récit d’émancipation à la fois rigoureux, merveilleux et impitoyable.
Seuls sur Mars
Au 23e siècle, la Terre agonise de sa surpopulation et des conflits armés qui ne sont que les prolongements logiques des soucis non résolus d’aujourd’hui. Les plus fortunés ont réussi à fuir et coloniser Mars, créant ainsi la parfaite oasis pour échapper à ces crises, tout comme au régime gouvernemental. La planète rouge est devenue une zone de non-droit, où androïdes et autres intelligences artificielles cohabitent avec la poignée d’humains, qui y ont trouvé refuge. Malheureusement, ce paradis a un prix qui soumet de plus en plus les êtres de chair à leurs machines. Les étudiants vendent notamment leur temps de cerveau ou même leur corps pour se payer leurs études. D’autres problématiques terriennes ont également migré sur Mars. Des tensions naissent et les contradictions se multiplient autour de la place des robots dans une société qui ne les considèrent plus. Les humains aussi sont « augmentés », grâce aux implants artificiels. Ce qui donne notamment lieu à des échanges télépathiques excessifs, comme pour montrer que nous sommes destinés à ne faire qu’un avec nos outils technologiques. Il serait donc bon de se demander qui sont réellement les machines qui menacent l’équilibre des forces.
A ce jeu-là, la double ouverture donne le ton sur un complot intrigant, sans oublier de nous présenter notre duo d’enquêteurs. Aline Ruby est le miroir d’une humanité blasée à force d’interactions artificielles. Il ne reste qu’un bon verre d’alcool pour espérer noyer sa solitude, même si elle semble s’abstenir. Quant à son partenaire, Carlos Rivera, dont la mémoire a été préservée après sa mort puis implantée dans un corps d’acier, il hérite d’une seconde vie assez peu alléchante lorsqu’il tente de renouer avec sa famille. N’étant plus humain, on pourrait croire sa sensibilité disparue à jamais. Mais le fait qu’il questionne ses émotions et qu’il éveille sa conscience, les injonctions cybernétiques deviennent obsolètes. C’est principalement dans cet axe de réflexion que les enjeux vont alimenter l’intrigue d’un film noir. Ensemble, ils n’hésitent pas à jouer leur carte d’agent d’élite que l’Impossible Missions Force ou le MI6 n’auraient pas boudé. C’est une équipe compétente et attachante, à l’image de Léa Drucker et de Daniel Njo Lobé, qui donnent vie à leurs personnages et qui ne laissent ni retomber le suspense, ni retomber un humour corrosif.
Mars contre-attaque
Mars a bien été conquise et reste plongée dans une utopie libérale, où les végétaux sont une denrée rare, tout comme les animaux domestiques. Les hologrammes, les intelligences artificielles, les robots dominent ce paysage futuriste sans que l’on s’en aperçoive. L’équipe de Jérémie Périn s’amuse à brouiller les pistes sur les éléments artificiels qui se fondent dans une réalité martienne, visuellement épurée. La reconstitution d’une scène holographique sur un campus universitaire en témoigne. De même la technique d’animation, avec un cadrage précis des plans, est pensée pour que le « dessin » s’efface sous l’œil médusé du spectateur. Cette prouesse nous donne ainsi à voir un film d’animation, pensé comme si on tenait une caméra des années 80 ou 90 à la main. En plus de cela, le cinéaste nous offre un univers à redécouvrir à chaque visionnage, afin d’en relever toutes les influences parfaitement diluées en arrière-plan. On pourrait s’amuser à citer les plus évidentes, allant de 2001 : l’Odyssée de l’espace à Ghost in the shell, en passant par Matrix ou encore Akira. Quand bien même elles ne participent pas toujours à la narration, c’est un portrait complet et réfléchi sur le monde cyberpunk de demain qui nous est donné de traverser et de discuter.
L’humanité s’est défaite de ses tâches manuelles les plus laborieuses, les robots sont réduits en esclavage et sont tenus en joue par des lois humaines, rien ne va plus. Même la mort n’est plus une fatalité, car une simple assurance peut vous réanimer instantanément. Et on devient esclave à son tour. Une thématique effleurée dans Avatar : La Voie de l’Eau, brutalement programmée dans RoboCop et brillamment achevée dans A.I. Intelligence Artificielle. Ce nouveau cycle est une malédiction créée par le même orgueil qui a poussé une minorité à s’exiler sur une nouvelle planète terraformée. Tout le monde finit par être piégé dans un monde artificiel, où les nouvelles puissances mondiales sont les méga corporations. Aline et Carlos, malgré leurs forces de caractère et de conviction, ne seront que les spectateurs d’une nouvelle ère. Alors que l’on croyait l’humanité maîtresse et au sommet de ses propres créations, son ambition va ironiquement la faire redescendre sur terre.
J’ai perdu mon corps et Le Sommet des Dieux ont ouvert la voie à ce Mars Express, nouveau pilier de divertissement animé pour adultes. Ou du moins pour ceux qui sont en âge de mettre en exergue les liens étroits qui distinguent le naturel de l’artificiel. Cette problématique est devenue fondamentale à l’ère du numérique et du synthétique. La révolution cybernétique est en marche depuis des décennies, grâce à la littérature et au cinéma, et cette nouvelle pièce de puzzle s’emboîte parfaitement avec toutes les œuvres parentes dont elle s’inspire. N’attendez plus pour prendre votre billet vers une destination familière, mais dont les nombreux détours visuels et réflexifs vous hanteront assez longtemps pour ne pas envisager un retour immédiat.
Retrouvez également notre interview de Jérémie Perin.
Bande-annonce : Mars Express
Fiche technique : Mars Express
Réalisation : Jérémie PÉRIN
Scénario : Laurent SARFATI, Jérémie PÉRIN
Direction artistique : Mikael ROBERT
Musique originale : Fred AVRIL, Philppe MONTHAYE
Direction artistique voix : Martial LE MINOUX
1ère Assistante Réalisation : Laetitia NURDIN
Chefs animation : Nils ROBIN, Hanne GALVEZ, Nicolas CAPITAINE
Chefs compositing : Cyprien NOZIÈRES, Christelle SOUTIF
Montage : Lila DESILES
Sound design : Fanny BRICOTEAU
Mixage : Matthieu DALLAPORTA
Étalonnage : Grégoire LESTURGIE
Production : Everybody on deck
Producteur délégué : DIDIER CRESTE
Producteur exécutif animation : Marc Jousset
Pays de production : France
Distribution France : Gebeka Films
Durée : 1h25
Genre : Animation, Science-fiction
Date de sortie : 22 novembre 2023