Mohammad Rasoulof confirme, à son corps défendant, le saisissant contraste entre reconnaissance internationale et châtiment national, déjà incarné par bon nombre de ses compatriotes réalisateurs. Primé à Cannes il y a quatre ans, son œuvre Un Homme intègre (Lerd) lui valut deux ans plus tard une peine de prison ainsi qu’une interdiction de quitter le territoire iranien. L’an dernier, la 70e Berlinale attribua l’Ours d’or à Le Diable n’existe pas (Sheytân vodjoud nadârad), que le cinéaste a tourné dans son pays en toute illégalité. Récompense n’est pas compensation : tourné « sous le manteau » avec une équipe qui a pris beaucoup de risques, ce film sur la peine de mort en Iran est une réussite majeure.
Compte tenu de sa situation personnelle, le moins que l’on puisse dire est que Mohammad Rasoulof a assumé une sacrée prise de risques en s’attaquant dans son nouveau film à la peine de mort, sujet ô combien tabou en Iran. Quoi qu’en disent les autorités du pays, Le Diable n’existe pas n’est pourtant pas un vrai film politique (même si la critique politique n’en est pas absente), il aborde son sujet d’un point de vue moral et avec une subtilité et une finesse rares. L’originalité du récit réside dans le fait qu’il s’intéresse non aux condamnés, pratiquement absents de l’image, mais aux bourreaux. Narrativement, Rasoulof a également choisi de développer quatre histoires distinctes, reliées par la question de la responsabilité individuelle.
En dépit des conditions d’un tournage clandestin, il faut saluer le talent du cinéaste iranien dans la réalisation d’un film profond et complexe sur le plan narratif, et créatif et audacieux sur le plan visuel. Les vingt premières minutes nourrissent savamment la perplexité du spectateur, prêt à céder à l’ennui en observant la routine quotidienne de Heshmat, un père de famille doublé d’un type effacé et sans histoires. A peine le film instille-t-il le doute que le couperet tombe soudain – presque littéralement, même s’il s’agit d’une pendaison et non d’une décapitation. On en reste estomaqués. Va-t-on nous parler du thème familier du visage ordinaire du mal, alors ? Le film ne cède pas à cette facilité. Il s’interroge au contraire sur ce qu’est exactement un bourreau et sur les choix laissés aux individus dans un pays autoritaire.
Les deux récits suivants sont plus lisibles, plus frontaux, mais cultivent toujours intelligemment la déception des apparences. Enfermé avec plusieurs hommes dans une cellule, Pouya a la trouille. Il téléphone sans cesse à sa compagne pour tenter de « s’en tirer ». Il n’est pourtant pas un condamné sur le point d’être exécuté. Dans le cadre de son service militaire, Pouya a été désigné pour participer aux exécutions. Renverser un tabouret : un geste simple et rapide, mais loin d’être innocent pour autant. Au terme d’une folle rébellion, il s’évade dans les montagnes avec sa compagne Tahmineh, le couple accompagnant à tue-tête l’autoradio crachant Bella ciao, le chant des partisans italiens. Troisième histoire : Javad effectue lui aussi son service militaire. Sa fiancée Nana découvre avec horreur que les permissions qui permettent aux jeunes amoureux de se retrouver sont obtenues par Javad en acceptant ce que Pouya a refusé. Un proche ami de la famille de Nana, dont on pleure l’exécution récente pour raisons politiques, fait partie des victimes de Javad… Enfin, par un subtil effet de miroir, le dernier récit rejoint le caractère sibyllin du premier. Bahram et son épouse Zaman vivent dans une campagne reculée. Ils accueillent Darya, leur nièce qui vit en Allemagne. La vérité éclate tardivement : Bahram est le père biologique de Darya, qu’il a confié à son frère Mansour pour lui épargner de partager son existence de fuyard. L’origine de son crime ? Avoir refusé de collaborer à l’exécution d’un condamné à mort…
Les liens unissant ces quatre récits dépassent le cadre thématique. Narrativement, il est évident que Bahram, un homme d’âge mûr, pourrait être une projection de ce que deviendra Pouya, l’improbable maquisard. Le terne Heshmat représente, quant à lui, l’avenir de Javad, qui a troqué le bonheur d’un amour pur pour une vie de famille sans relief, devenu l’outil servile d’une justice implacable. Nous avons déjà évoqué les variations d’approche (directe et indirecte) et la place qu’occupent les apparences dans l’établissement des personnages et des situations. Il convient d’y ajouter la diversité des décors et leurs transitions ingénieuses : l’histoire d’Heshmat se termine entre les quatre murs d’un lieu carcéral, que l’on retrouve dans la séquence suivante avec Pouya ; à la fin du second récit, le couple fuit dans les montagnes, qui se muent en décor bucolique, presque féérique, dans le troisième segment du film ; enfin, celui-ci perd ses couleurs printanières et son foisonnement pour la campagne rude et hivernale dans laquelle évoluent Bahram, Zaman et Darya. Mouvements d’appareil, cadrages, interprétation des comédiens (tous formidables) et même musique : chaque élément participe aux choix aussi maîtrisés que variés appliqués aux différents segments du film.
Ces motifs scénaristiques et visuels, aussi intéressants soient-ils, ne constituent pas une fin en soi. Ils traduisent parfaitement la réflexion de Mohammad Rasoulof. La qualité principale du metteur en scène est en effet de refuser tout manichéisme, en proposant des situations diverses et variées et en laissant le spectateur se faire son opinion. Par exemple, Heshmat appuie sans émotion aucune sur le bouton qui précipite le sort de plusieurs anonymes. Totalement déconnecté de cette réalité choquante dont il est pourtant un acteur, il est l’exact opposé de Pouya qui ne supporte pas la promiscuité terrifiante avec les condamnés. Il partage leur décor carcéral et leur quotidien dans un espace réduit avec plusieurs compagnons d’infortune. Menottés ensemble, bourreau et condamné empruntent le même couloir, avec la même panique qui ronge les entrailles. Seule l’issue finale, le bout du chemin, les distingue. Le refus d’obtempérer de Pouya et sa fuite tumultueuse le rendent-ils cependant plus vertueux qu’Heshmat ? Lorsque ce dernier n’exerce pas son sordide métier, c’est un mari respectueux, un père affectueux et un fils dévoué. Pouya, de son côté, ne pense qu’à lui, à échapper à tout prix à son devoir. Pour cela, il ne recule devant rien, y compris offrir une somme rondelette à autre soldat pour qu’il officie à sa place… ou laisser le condamné menotté dans les toilettes, garantissant sa mort prochaine ! De même, Javad est un jeune homme rempli d’amour pour sa compagne, qu’il souhaite épouser, et respectueux de sa belle-famille. Ce gendre parfait n’hésite pourtant pas à payer cet amour de la vie des hommes qu’il accepte d’exécuter, dans le cadre d’un marché abject auquel il se soumet. Bahram n’a certes pas bradé son honneur, mais il impose à sa fille une épreuve cruelle et injuste. Dans toutes ces situations, une fois de plus, les apparences sont trompeuses : prendre conscience des motivations des personnages les rend nettement plus ambivalents qu’à première vue. Rasoulof réserve d’ailleurs à ses personnages féminins (secondaires, mais essentiels) un traitement aussi fin qu’à ses protagonistes masculins : à la complice Tahmineh répond la superficielle Razieh, qui s’offusque d’un rien alors que son époux passe ses nuits à participer à des exécutions. A Zaman, qui partage le sort de son époux, répond Nana, qui épargne à son fiancé la dénonciation mais le bannit de sa vie.
Ainsi, ce n’est pas (seulement) un acte politique courageux que le jury berlinois a reconnu en offrant l’Ours d’or à Le Diable n’existe pas, c’est une œuvre complète, profonde et subtile, qui laissera une impression durable. Un des meilleurs films sortis cette année sur nos écrans.
Synopsis : Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie.
Le Diable n’existe pas : Bande-annonce
Le diable n’existe pas : Fiche technique
Titre original : Sheytân vodjoud nadârad
Réalisateur : Mohammad Rasoulof
Scénario : Mohammad Rasoulof
Interprétation : Ehsan Mirhosseini (Heshmat), Kaveh Ahangar (Pouya), Mohammad Valizadegan (Javad), Mahtab Servati (Nana), Mohammad Seddighimehr (Bahram), Baran Rasoulof (Darya)
Photographie : Ashkan Ashkani
Montage : Mohammadreza et Meysam Muini
Musique : Amir Molookpour
Producteurs : Mohammad Rasoulof, Kaveh Farnam et Farzad Pak
Durée : 150 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 1er décembre 2021
Iran – 2020