Dans Daaaaaalí ! Dupieux filme avec une gourmandise grave et une cohérence folle les gouffres du narcissisme et les souffles de la pulsion scopique. Et son sujet, les absurdes grandiloquences de Dalí, coïncide parfaitement avec son projet : jouir sans relâche de filmer le phénomène ACTEUR.
Le film de Quentin Dupieux met en scène avec malice et profondeur l’abîme même qui travaille tout artiste et le vertige de n’importe qui : l’obsession.
Nous nous épuisons tous du dedans de nos vies pâles et ordinaires à traquer une idée fixe. Cette quête traverse l’enfance avec puissance et avidité sous la forme de l’utopie d’un désir, souvent totalement impossible, et se poursuit en marottes et autres carottes de nos courses effrénées pour satisfaire ce que nous savons n’être qu’une illusion, mais conservons précieusement comme une obsession vitale : le lieu de notre individualité la plus notable et authentique.
Dupieux en espiègle et virtuose enfant-rêveur choisit Dalí comme miroir béant et géant pour répéter à l’envie des obsessions : réfléchir sur le regardeur (la place du metteur en scène) et le regardé (l’objet de son désir, l’excentricité à 6 têtes de sa jouissance, filmer le phénomène-acteur, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï, Gilles Lelouche, Didier Flamand, Anaïs Demoustier).
Daaaaaalí ! montre combien Dupieux n’en a pas fini de rêver filmer les acteurs avec toujours plus de panache et d’extravagance, avec toujours plus d’inventivité et de loufoquerie et combien cette quête peut être hantée par le risque de ne pas y arriver.
Le film s’ouvre sur un piano qui pisse de l’eau (reconstitution de l’œuvre du peintre catalan fontaine nécrophilique coulant d’un piano à queue) – image calme, mais point banale – et sur une jeune femme (Anaïs Demoustier, génialement plane et quelconque, offrant sa banalité au vertige de l’extravagance de son sujet) désirant faire un documentaire sur le maître du surréalisme : Salvador Dalí, et l’attendant.
Très belle scène que celle de cette attente indéfiniment différée par un plan répétitif dans le long couloir de l’hôtel où Edouard Baer -Dali (dans cette hydre à 6 têtes) marche, croirait-on, pour ne jamais arriver vers la documentariste de fortune (Anaïs Demoustier).
Toute la qualité du majestueux poème métaphysique de Dupieux est là, toute la relation à ce que peut être une obsession dans une vie est là : dans cette attente immobile de Demoustier, candide et abasourdie d’avoir pu convaincre le maître de venir répondre à son désir et dans la marche incroyablement longue et presque en surplace de Dalí (Edouard Baer) pour venir jusqu’à elle.
Toujours regarder, être regardé, parler, être écouté créent des mini-fictions, des micro-récits et histoires d’amour propres à devenir surréalistes et abracadabrantes pour exorciser la mort et le non-sens qui guettent à chaque fenêtre.
Ce serait se méprendre que de prendre l’œuvre de Dupieux à la légère ou de la croire drôle, de film en film le réalisateur révèle l’autre versant de l’obsession : l’angoisse, l’impuissance à créer, vivre, jouir.
Qui est Dalí au fond ? Le vieux lui (Didier Flamand en Dalí vieux) qu’il hallucine par sa fenêtre en répondant à la journaliste qui le poursuit, ce prêtre qui voudrait lui prêter ses rêves et devenir son mentor, les seins de la maquilleuse qu’il qualifie d’œuvre (jouissive scène), cette ex-pharmacienne devenue journaliste qu’il met finalement dans le cadre à sa place ou lui-même qu’il sublime avec une autre chemise ? Tous à la fois bien sûr.
Daaaaaalí ! se parle à la 6e personne. Au même titre que Delon ou tout dandy parle de lui à la 3e personne, le Dali de Dupieux se parle au nom de tous ses acteurs, Anaïs Demousier comprise (le vrai Dalí ?).
Les 6 petit « a » du titre sont cette démultiplication des lubies propres à chacun des interprètes, clin d’œil à l’objet a de Lacan. Ce fameux objet du désir irrémédiablement perdu que nous passons notre temps à essayer de retrouver dans notre fantasme et projetons sur l’image de l’autre.
Au sortir du film, une femme âgée me demande : « Je suis partie avant la fin, alors dites-moi la journaliste elle le fait son film ? ».
Oui Anaïs/Judith, boulangère ou pharmacienne, acoquinée avec son producteur (Romain Duris), sans relâche reléguée au statut de femme désirante, d’amoureuse éconduite va pouvoir voir son film sur Dali projeté en salle ou plutôt va pouvoir jouir du mot « Fin » inscrit sur l’écran.
Mais de qui parle-t-on dans le film ? De Dali, de la journaliste novice qui ne lâche pas son sujet, de l’obsession qui nous triture et anime, de ce plat qu’on doit « chier » une semaine pour se libérer ? De tout ça bien sûr, et ça c’est Dalí, et ça c’est Dupieux, et ça c’est nous tous. Jamais en repos. Toujours obnubilés. Obsédés anonymes. En deuil de cet imaginaire grandiose qui nous regarde tous. Daaaaaalí ! témoigne pour nous tous, toxicomanes sans drogue, ardents, désirants, obsédés, nous tous qui attendons. Exigeons. Répétons. N’acceptons rien. Insistons. Nous tous malades du temps qui ne nous rend rien. Et surtout pas l’objet de notre désir.
Alors que Dupieux travaille sur ça et n’en finisse pas de faire des films impulsés par cette perte, c’est un miracle ! C’est Daaaaaaliesque !!!
Bande-annonce : Daaaaaalí !
Fiche technique : Daaaaaalí !
Réalisation : Quentin Dupieux
Scénario : Quentin Dupieux
Interprétation : Anaïs Demoustier (Judith), Édouard Baer (Salvador Dalí), Jonathan Cohen (Salvador Dalí), Gilles Lellouche (Salvador Dalí), Pio Marmaï (Salvador Dalí), Didier Flamand (Salvador Dalí âgé), Romain Duris (Jérôme)…
Image : Quentin Dupieux
Musique : Thomas Bangalter
Producteur(s) : Mathieu Verhaeghe, Thomas Verhaeghe
Production : Atelier de Production, France 3 Cinéma
Distributeur : Diaphana Distribution
Date de sortie : 7 février 2024
Durée : 1h17